1854 - 6
Puis vint la seconde guerre, avec son lot de misères, d’abus et d’insanités. Enfin, une idéologie forte utopique nous saisit, en ce pays de tsarévitch ! C’est pourquoi, en compagnie de Wladimir Fédorovski, acceptez, ma chère Olga, de revenir là-bas :
… Chaque année, j’avais l’habitude de revenir deux fois à Saint-Pétersbourg. D’abord pour le festival de musique, au moment où la fin du printemps offre l’émerveillement des nuits blanches. Je prends alors la Flèche Rouge à partir de Moscou. Dans ce train vapeur aux milles escarbilles, tandis que mes paupières sont closes, défile devant la vitre la beauté des campagnes et des lacs nappés par la nuit. Au petit matin, j’entre enfin dans le rêve retrouvé de Saint-Pétersbourg.
Durant cette période de quelques jours, au début du mois de juin, la clarté s’étire jusqu’à l’aube quand le ciel prend la couleur d’une perle pour s’éteindre à peine. Il semble que le soleil s’amuse, joue à cache-cache, pour réapparaître de plus belle.
Je viens aussi durant l’hiver en prenant le bateau. Là encore, quand le brouillard s’est dissipé et que roulent dans le ciel de gros nuages blanchâtres aux reflets de plomb, c’est un enchantement de voir se dessiner au loin la ville. Un vent glacé venu du nord souffle, figeant les ornières des routes. Dans les rues, des pluies d’étoiles crépitantes jaillissent des fils électriques, de vagues silhouettes noires se hâtent sur les trottoirs, pressant le pas à travers les tourbillons de neige dansant dans la lumière des grands lampadaires… »
L’univers de Saint-Pétersbourg devient un gouffre immense où tourne un ouragan dévastateur, l’univers agité par la tempête, le vol inquiet des flocons à travers la ville de Pierre où tout apparaît enfin : la flèche de l’Amirauté, la forteresse Pierre-et-Paul, le pont Anitchkov avec ses quatre statues équestres, le canal Catherine où Alexandre II fut assassiné, Notre-Dame de Kazan, et la perspective Nevski qui a retrouvé son nom après s’être appelée avenue de l’Octobre-Rouge. Des sphinx égyptiens de couleur ocre regardent impassibles le fleuve jaune et, par-delà la Neva, l’alignement des palais de la cathédrale Smolny jusqu’au palais d’Hiver et le golfe de Finlande, où la ville a surgi en 1703 pour devenir la capitale en 1712.
La mer est pailletée d’or et Saint-Pétersbourg offre le brasier de son coucher de soleil avec ses verts amande, ses roses tendres, ses bleus ciel, ses jaunes, couleurs que l’on doit à l’architecte italien Rastrelli. Tout jeune, il prit la nationalité russe et devint le principal architecte de l’impératrice Élisabeth. Il inventa un style nouveau réunissant des composantes apparemment incompatibles dans une heureuse symbiose, en alliant le rococo autrichien, le goût décoratif à la française et la tradition russe inspirée des églises de Kiev et de Novgorod. Son célèbre palais d’Hiver se déploie sur deux kilomètres d’une façade soutenue par une forêt de colonnes corinthiennes. Son chef-d’œuvre, la cathédrale du couvent de Smolny, est un étonnant mariage réussi du baroque et des coupoles bulbeuses dans la pure tradition russo-byzantine.
Des grands tsars et des écrivains, Pierre I°, Pouchkine, Dostoïevski ont, certes, inspiré et ajouté aux mystère de cette ville envoûtante, cependant, j’ai préféré suivre celles qu’ils ont aimées à Saint-Pétersbourg : Catherine, l’impératrice paysanne, épouse de Pierre le Grand, Catherine II de Russie et son vigoureux complice Potemkine, Pouchkine et ses passions, les poètes du début du XX° siècle. Je n’ai pas oublié les souffrances des Pétersbourgeois broyés par la roue rouge du régime totalitaire.
Les figures légendaires m’ont souvent fait voyager à travers le temps, dans des palais étincelants, me poussant à méditer sur les contradictions du caractère slave qui, comme l’architecture de Saint-Pétersbourg, ne connaît pas de limite, ne ressemble à aucun style connu, ni au gothique flamboyant d’Europe, ni au style byzantin.
Est-ce l’architecture ou tout simplement l’âme russe qui a réalisé ces caprices avec une telle fantaisie, avec ces contrastes, avec ces jeux de lumière, rappelant sans doute les contradictions des drames historiques ? Que reste-t-il de ces parcours initiatiques au cœur de cette ville insolite ?
L’amour qui naît et meurt pour subsister dans les mémoires, et la volupté des neiges…
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