Les ordres de la nuit

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Participation au concours Scribopolite n°8 :

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   J’ai levé la tête. C’est là que se situe mon erreur. J’ai levé la tête et j’ai cru que les étoiles avaient disparu. Au-dessus des immeubles et des magasins, au-dessus des toits, entre les murs, le ciel était gris, sans nuage et sans lumière. Gris vide, livide. Les — POUR UN DEUXIÈME ACHETÉ UN TROISIÈME OFFERT ET TRIPLE BEIGNET XXL POUR CINQUANTE FOIS MOINS CHER QUE PARTOUT ! ET SI VOUS TROUVEZ MOINS CHER AILLEURS ON VOUS REMBOURSE DEUX FOIS LA DIFFÉRENCE ! — projettent au-dessus de ma tête un parapluie couleur de maladie. Où sont les étoiles ? Je regarde autour de moi : des passants. Est-ce qu’ils ont remarqué eux aussi ? Est-ce qu’ils ont remarqué que les étoiles avaient disparu ? Mais les passants passent, c’est leur destin. Je me précipite vers eux, je demande : bonsoir excusez-moi de vous déranger mais où sont les étoiles ? Mais ils continuent de passer, le regard accroché au bout de leurs chaussures carrées.

   Alors je crie, je cours, j’arrive en terrasse, le chauffage extérieur me brûle les yeux comme un soleil, et je crie : OÙ SONT LES ÉTOILES ? Et un serveur s’approche, je souris, il me pousse gentiment : vous dérangez la clientèle excusez-moi je vais vous demander de partir. Et je regarde tous les yeux globuleux qui me fixent et dans lesquels se reflète le chauffage extérieur qui leur fait de toutes petites flammes dans les pupilles, comme s’ils allaient brûler du dedans. Alors je cours, cours encore et je me demande : et si les étoiles avaient toutes disparues, si le Soleil était le dernier à imploser, il y a six secondes exactement, et qu’on allait tous mourir embrasés avant de le remarquer, et s’il y avait eu une épidémie parmi les étoiles et qu’il n’y avait plus que des trous noirs, d’immenses trous noirs tout autour de nous, dévorant les planètes, et si les étoiles s’étaient toutes éteintes il y a déjà des millions d’années mais que personne ne l’avait vu parce que plus personne ne regarde le ciel ? Et surtout, surtout ! je pense à mon amie de la galaxie voisine, à qui j’avais l’habitude de parler, les nuits de cauchemar.

   C’était quand j’habitais encore sur mon île ; je me levais, j’ouvrais grand ma fenêtre et je racontais tout à mon amie extraterrestre. Je me disais que dans l’infini de l’univers, quelqu’un d’une autre galaxie, celle d’Andromède par exemple, devait bien, au même moment, sur une autre planète, être couché sur l’herbe d’une île loin de tous les hommes, loin de tous les chiens, loin de tous les bruits de ville, et penser à moi, et m’écouter. Quand j’habitais encore sur mon île, j’avais les arbres pour piliers, les astres pour guides. Depuis la ville, je suis perdue. Je n’ai pas levé les yeux vers le ciel depuis trop longtemps et j’avais presque oublié mon amie des étoiles. Et si elle avait disparu elle aussi, si elle n’avait jamais existé, si j’avais inventé les étoiles pour rendre ce gris même pas vraiment gris un peu moins froid ? Sans nuit obscure, pas d’amie, pas de lucioles, pas de réponses. Je lève les yeux : toujours pas la moindre étoile. Néant. Il faut que j’aille loin, loin de toutes les lumières de néon.


   Alors je cours à la nuit. Là, un parc ! j’escalade la palissade, j’éparpille la rosée, j’atterris. Tout de suite, les yeux vers le ciel. Je distingue une poignée de lueurs malades. C’est un cimetière d’étoiles. Elles n’ont pas disparu ; pas encore. Je tends l’oreille, je veux ausculter. Impossible d’entendre les rouages de machine, les ronronnements artificiels, les tonnerres fabriqués, les pétarades ; c’est mieux, mais il manque quelque chose. On n’entend pas les étoiles. On n’entend pas la Terre glisser dans l’espace. Ici, la nuit est bien trop calme et je jette des miettes aux poissons-chats. Ils racontent, avec des airs de divinités, leurs souvenirs félins. Je ne peux pas m’empêcher de fixer leurs yeux globuleux. Est-ce que c’est de ça que j’ai l’air devant les dieux qui me regardent ? J’ai pitié. Je ramasse un caillou et je le jette de toutes mes forces dans l’espèce de soupe qui leur sert d’étang. Je veux les voir s’enfuir, les regarder avoir peur, comme moi. Je veux les voir être. Ils s’éparpillent. Les remous de l’eau aussi.

   Mais déjà j’entends les chiens, les voilà qui halènent sur mes talons. J’entrevois leurs flancs couverts de mandats d’arrêts pour perpétration de vagues dans la mare. J’aurais dû m’en douter. Alors je fuis à mon tour, ou plutôt je vole et je brûle du dedans, comme une comète, et je brille ; étoile, je suis immortelle ! Et même si je suis un clown et si je crie toute seule dans la nuit que CECI EST MA PLACE, je sais que mon immortalité est une malédiction, qu’elle peut se briser, que je peux trébucher du bord du nuage. J’ai beau m’y tenir, au bord du trébuchement, j’avance sans tomber et je tranche la fausse nuit, parce que j’ai un but ! Fuir, fuir hors de la ville, loin de tous les hommes, loin de tous les chiens, vers la musique des sphères ! Mais j’ai semé des mots en oubliant leur gravité, et me voilà tirée par la terre, retenue, retenue toujours… J’espère que tout est un rêve, que je vais me réveiller comme dans les histoires trop souvent répétées, mais bien sûr, bien sûr ! tout ça, c’est bien réel. Et je me répète comme un enchantement : astres, secourez-moi !


   Et je rampe aux étoiles. Les néons passent, clignotent, je ferme les yeux et j’avance dans le rouge de mes paupières ; ici, tout n’est qu’une longue avenue de lumière aveuglante. Je dépasse les néons, les phares, les camions, les feux de signalisation, les bip-bip… et quand le rouge vire au noir, j’ouvre les yeux. Le désert ; à perte de vue. Et partout, les étoiles ! Épuisée, je me laisse tomber sur le sol craquelé. Le dos gratte un peu, un genou tressaute. Je me détends, les yeux perdus dans le ciel et les ténèbres. Il me semble baigner dedans, comme couchée dans un fossé rempli de lucioles. Ils sont loin désormais, tous les hommes, tous les chiens et tous les bruits de ville. Couchée sur la roche nue, j’essaie d’écouter la musique des sphères, pour oublier le battement de mon propre cœur qui fait trembler le désert. La Terre et les planètes glissent en crissant. Les échos rebondissent entre les nuages et tombent au creux de mes oreilles en croches et triolets, sans jamais s’arrêter. Moi aussi, j’avais oublié que l’univers faisait de la musique. Face à la nuit, j’appelle mon amie d’Andromède.

   — Hé, toi, mon amie des étoiles, est-ce que tu m’écoutes ? Dire que j’ai cru que les étoiles avaient disparu ! Tu m’as manqué, dis. Cette nuit, j’aurais vraiment besoin que tu me répondes. J’aimerais que tu me dises comment est ta planète, à quoi tu ressembles, et si vous avez la peau bleue. Ici, j’ai l’impression que tout est maudit, et moi-même, aussi, un peu... Tous mes grands rêves, toutes les montagnes gravies par l'humanité, tous les bonds majestueux des félins, les prouesses de l'évolution, la pluie, le tardigrade, les forêts, les atomes, les nénuphars et les civilisations anciennes, je sais que ce n’est que de la poussière. Ta planète aussi. Je sais que tout ça n’est rien qu’un instant infiniment petit au fin fond d'un infini infiniment grand, rien qu’un tout petit rien qui viendra rejoindre la somme des actes et des faits dérisoires, alors que l'univers poursuit son expansion indifférente, que les comètes filent vers nulle part, que les météorites s'écrasent sur des planètes inconnues où vit peut-être quelqu'un comme moi, quelqu'un comme toi, qui ne peuvent même pas s’écouter et qui se disent à l'instant que l’on est seul, toujours tout seul, et que l'espace entier n'en a rien à foutre. Et même si ça me tue d'être là tout au fond de rien, ça me rend triste de me dire qu'il y a peut-être quelque part tout de même une autre planète où vit quelqu'un comme moi et des forêts comme ici, des agents-comptables et des gens qui meurent de faim. J’espère que ta planète est tout à fait différente de la mienne, que tu as des antennes, un exosquelette, et que les agents-comptable n’existent pas, chez toi. J’aimerais penser que la Terre est unique, et les terriens, et moi, même si c'est pas si chouette, ici. Je suis un peu patriotique, tu vois. Ahah… Et, juste là, je vois une étoile qui clignote plus fort que les autres et je ne peux m’empêcher de me dire que c’est toi qui me regarde, depuis ta planète. Tu m’avais manquée, Andromède. Ahah, je suis bête. Qui pourrait bien m’écouter, moi, au fin fond de l’espace ?

   — Tout t’écoute, poussière d’étoile, et tu n’es pas maudite.

Je sursaute. Cette voix ! Cette voix m’enveloppe, elle grandit et roule sur les bosselures du désert. Elle vient des étoiles, j’en suis sûre.

   — J’ai créé l’univers comme ça. C’était fait pour être solitaire, vide, compliqué… et merveilleux. Tu peux bien être patriote. Les atomes dans ton coin d’univers sont particulièrement réussis, sans vouloir me vanter.

   — Qui es-tu ?

   — Vous, les Terriens, vous m’avez donné bien des noms, ça m’amuse. Ce qui est plus intéressant, c’est ce que je fais. Dans ton langage, je crois qu’on peut dire que je joue. C’est important.

   — Tu m’as entendue… et tu m’as répondue. Comment ? Pourquoi ?

   — J’écoute toujours les voix perdues dans le désert. Ce sont à elles qu’on peut donner des ordres. Tu dois...

   — Pas à moi. Je n’aime pas les Tu-dois. S’il le faut, j’irai jusqu’à la Lune à la nage, mais je n’obéirai pas à vos Tu-dois de pacotilles de rien du tout. Ordres de la nuit ou pas !

Silence.

   — J’aimerais, s’il te plaît, que tu ailles débrancher la Terre. Toutes ces lumières, c’est fait pour les étoiles et les feux, pas pour les planètes. Ça me déconcentre. Entends-tu ? L’orchestre sonne faux.

   J’écoute. La voix dit vrai. Dans la musique des sphères, j’entends une discordance que je n’avais jamais entendue, du temps de mon île. Ça glisse ; mais ça crisse, ça coince, ça crispe. Un brin d’ivraie s’y est glissé. J’ai mal à la tête.

   — Si c’est ça, vos ordres… Je voudrais bien, mais je ne peux pas. Ils n’écouteraient pas. Ils n’entendraient même pas. Ils se fichent des lucioles.

   — Je sais.

   — J’ai peur. Je veux rentrer à la maison.

   — Rentre, dit une voix dans le désert, une voix sécheresse et humanité, cocon de soie et clapotis.

   — Rentre, dit la voix de la nuit, la voix rocaille et lumière, voie vers liberté.

Le choix est fait.


   Je cours au matin. Et la voix m’intime : cours ! Alors je file comme une flèche. La voix résonne : trace ! Alors, fusée, je dessine dans le désert un testament. La voix fuse : vole ! Météore libre, je vole, je vrille, je virevolte, je brûle les lampadaires, les gratte-ciel, les enseignes, les ampoules, les projecteurs et les agents-comptables, un beau désastre ! Maintenant, je sais que les lucioles continueront d’égrainer leurs loupiotes. Elles n’abandonneront plus. Elles répondront encore aux étoiles.

   Je fuis l’atmosphère. Il ne faudrait pas qu’ils me retrouvent, tous les hommes, tous les chiens, tous les bruits de ville. Je file entre les planètes, je rebondis sur l’anneau de Saturne, j’explose la barrière d’astéroïdes, je cherche Andromède au milieu des étoiles et je suis chez moi. J'ai toujours été des astres.

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