Ricardo Bastan
Avril 1961, quelque part en mer des Caraïbes
Étendu à moitié mort sur le pont défoncé du caboteur, Ricardo Bastan délirait. Accablés de soleil, les survivants de la Brigade 2506 maudissaient le « traître » du Bureau ovale ; tandis que sur les eaux tièdes, leur rafiot partait à vau-l'eau.
Ricardo Bastan ne parvenait pas à chasser de son esprit la voix langoureuse de Doris Day interprétant Dream a little dream of me. Malgré l'agonie, la mélancolie raccrochait les pensées du révolutionnaire au monde des vivants — et à Wendy.
Juin 1960, Los Angeles, quartier de Brentwood
Les joues creuses, la diva tirait sur son joint de marihuana quand elle aperçut l'homme de couleur. Barbu, le pénitent patientait en plein cagnard, adossé au flanc d'une Oldsmobile de 1955.
Aimant joindre l'utile à l'agréable, la starlette s'approcha, arborant le casque étincelant de sa chevelure peroxydée. Ricardo Bastan se redressa, prêt à toute éventualité. D'une voix enjouée semblant dire N'ayez pas peur je viens en amie, la pimpante jeune femme se présenta.
Avait-il affaire à l'une des ogresses abhorrées par la Première dame ? À quelque obscure actrice porno ? le natif de La Havane hésita.
Blonde platine, Wendy (son nouveau nom de baptême) dépassait allégrement la quarantaine mais en paraissait beaucoup moins. Devenue citoyenne américaine quelques mois après son exfiltration du Reich, l'étincelante Wendy tenait la dragée haute à l'icône du film Les hommes préfèrent les Blondes. Le hic : les cinéphiles ne la connaissaient pas. Et puis sauraient-ils séparer le bon grain de l'ivraie ? Un brin de maquillage, un grain de poussière sur la joue et l'illusion serait parfaite...
À son arrivée aux États-Unis en 1945, Wendy (résidente habituelle du Berghof) ne s'était pas étonnée de la ségrégation raciale ambiante. Bavasser avec cet homme serait l'occasion d'enterrer vivante sa mentalité de jadis. Ce que penseraient Lansky et sa clique ? Elle s'en tamponnait le coquillard...
Wendy entraîna le cubain à sa suite. Quittant les dalles de pierre de l'allée, ils longèrent la piscine au bord de laquelle se prélassaient des mannequins aux seins nus.
Cuba Si ! Fidel No ! pensa très fort l'une des naïades avant d'immerger son sourire dans la nappe deau. Le duo traversa le patio ; lui dans son costume élimé ; elle, dans son pantalon à pince et son corsage sans manche à col roulé.
Assise en tailleur au bord du bassin, la photographe de mode déplia son mètre quatre-vingt dix. Surpris, Ricardo se tourna vers elle et contre toute attente, la blonde en mini-short lui tira le portrait avec son Leica M3. En lui offrant l'appareil, doté d'une mise au point télémétrique dernier cri, Wendy avait déclaré qu'Henri Cartier-Bresson utilisait le même.
Dans le salon, Wendy invita le cubain à prendre place. En proie à une intense réflexion, Il cala ses membres sur le cuir sombre. Il compulsait à haute vitesse les fiches punaisées au mur de son armurerie mentale. Ricardo identifia l'arme comme étant un fusil de précision Mauser 98K. La carabine à verrou gisait sur le lit défait d'une chambre dont Wendy avait claqué la porte à leur passage.
Coupant court à ses élucubrations, Ricardo reporta son attention sur Wendy. Elle lui tournait le dos, s'affairant à mettre en branle le gramophone. Immaculée, l'américaine semblait taillée dans le marbre.
D'un geste délicat, elle fit glisser le disque en vinylite hors de sa pochette puis le posa sur la platine. L'aiguille crachota sur le sillon et Doris Day entama son tour de chant. Wendy ôta ses mules à petits talons — elle raffolait de la fraîcheur des tomettes en terre cuite sous ses pieds nus — et ils dansèrent. C'est à ce moment qu'elle vit l'abîme de tristesse dans les yeux de l'exilé cubain. Tristesse latente des déracinés ; aussi insondable que la sienne.
Partie de cinq contre un achevée, Jennings rinça ses mains d'étrangleur compulsif ; sans les savonner. À l'étroit dans son costume rayé, l'ex-taulard sortit des toilettes, regagna le salon de son pas lourd. Grand voyeur devant l'éternel, Jennings épia le couple de danseurs. La flamme de son regard reptilien enserra la nuque de Wendy.
Annotations