12
En roulant, je déversai un flot d’explications à Caroline. L’accident, le coup, ma décision de venir la chercher afin de partir ensemble. Je parlais, comme si je voulais exorciser ce que nous venions de vivre. Sans commentaire de sa part, je tournai la tête. Ses yeux fixaient un point imaginaire loin devant, elle subissait le contre-coup de notre fuite et des balles qui avaient sifflé. Un état de choc compréhensible. Moi-même le ressentais. Je posai ma main sur son avant-bras, elle sursauta au contact.
– Où allons-nous ? demanda-t-elle.
– Trouver un endroit où nous cacher jusqu’à demain matin.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe demain ?
Je compris qu’elle n’avait pas entendu ou écouté mes paroles, peut-être était-ce mieux ainsi. Tout quitter pour suivre un quasi-inconnu, aurait-elle accepté, comme ça, au pied levé ? J’en doutais. Je décidai d’une approche moins abrupte.
– Je retourne au Canada. Mon hydravion sera prêt dans la matinée.
– Vous avez un avion ? Et vous êtes venu avec ?
– Oui. Cela vous surprend ?
– Un peu ! Je veux dire c’est pas banal, enfin ici. Jamais je ne pourrais faire un tel voyage, j’ai horreur de prendre l’avion.
– Ah !
Mon plan démarrait mal. Cinq jours de vol avec une personne qui avait peur, me paraissaient délicat. Autant pour la passagère que pour le pilote. Je restai muet, c’est elle qui brisa le silence.
– Vous allez continuer à chercher de l’or ?
– Non. L’acte de propriété de la concession a pris fin l’année dernière, puis je suis trop vieux. Et vous, qu’allez-vous faire ?
– Aucune idée. Toute ma vie est dans la cabane, je vais attendre un ou deux jours avant d’y retourner.
– Je ne pense pas que cela soit judicieux.
– Vous avez raison, mais je n’ai nul autre endroit où aller. Mon argent et mes papiers sont là-bas.
Ses papiers ! Atterrir au Canada, sans passeport ni visa, n’était pas possible, je pensai que tout se liguait contre moi. Je fis un rapide calcul. En évitant les aéroports importants, elle pouvait passer inaperçue jusqu’à Stewart Crossing. Elle dormirait dans l’avion pendant que je me chargerais des formalités et du remplissage des réservoirs. Une fois sur place, j’aviserais avec les autorités locales. Tout le monde me connaissait, régulariser Caroline devrait être possible. Je tirai des plans sur la comète, mais ces pensées me boostèrent, je me lançai.
– Je voulais vous dire quelque chose. Quand je suis venu vous chercher, j’avais une idée en tête. Vous allez me prendre pour un idiot, mais je pensais que vous voudriez venir avec moi. Depuis hier et notre rencontre, je ressens une attirance envers vous, sans doute je me fais un film, mais j’espérais cela réciproque. Caroline, voulez-vous m’accompagner au Canada ?
Elle tourna ses yeux noisette vers moi puis me sourit.
– Marc, je ne suis pas quelqu’un de bien, vous me l’avez dit tout à l’heure. Vous avez raison, j’aurais pu laisser mon père se débrouiller avec ses magouilles et prendre la voie à laquelle je me destinais. Non, j’ai choisi la facilité en le suivant et en vivant avec cet argent qui ne nous appartenait pas. J’ai compris votre colère à mon égard, je vous ai menti, j’ai pris votre maison… je pensais ne jamais vous revoir. Je ne sais quoi vous répondre, j’ai besoin d’un peu de temps.
– Oui, bien sûr, fis-je déçu.
– Ne m’en veuillez pas, tout cela est si soudain… c’est une décision importante.
Un silence gêné s’installa. Je la sentais tiraillée, les contorsions qu’elle imposait à ses doigts et à ses mains le démontraient. J’aurais voulu lui dire des choses bêtes, ce qui me passait par la tête, n’importe quoi. Cependant, je me tus. L’éternel problème de ma vie.
À Mimizan, je bifurquai en direction de Parentis, mes souvenirs me parlaient d’une petite bâtisse en retrait de la route où l’on pourrait passer la nuit. À l’époque, la maisonnette servait de repaire aux chasseurs du coin. À l’intérieur, se trouvait de quoi dormir. Avec un peu de chance, les murs étaient encore debout et la clé de la porte cachée dans un interstice de pierre. Je compris à la vue du panneau « Golf de Mimizan » que je pouvais chercher un autre endroit. Je rageai. Hors de question de retourner à l’hôtel, c’est le premier endroit où nos poursuivants nous attendraient et je n’avais pas envie de dormir dans la voiture. Je supposai que Caroline non plus. Comme si elle lisait dans mes pensées.
– Je connais un endroit tranquille si vous n’avez pas peur de vous mouiller, et si vous pensez que votre guimbarde peut supporter un chemin forestier.
Sa proposition m’apaisa, je soufflai. Elle reprit.
– Allez jusqu’à Sanguinet et prenez le chemin de Sabas.
– Celui qui longe le Lac ? Ça fait une éternité que je n’y suis pas allé.
– Oui. Au bout de la piste, il y a une cabane de pêcheur qui ressemble à la vôtre. J’ai toujours aimé cet endroit, le clapotis de l’eau remplace le bruissement du sable, la solitude n’y est plus solide mais liquide. Nous y serons en sécurité.
– Vendu ! m’exclamai-je.
Elle sourit. Moi aussi.
– Marc, de quoi vivrais-je là-bas sans être un fardeau ? Je n’ai pas de métier et ne veux pas dépendre de quelqu’un. J’ai envie de venir avec vous, mais…
– Caroline, laissez-moi vous raconter un bout de mon histoire. N’y voyez pas une façon de vous forcer la main, vous ferez ce que bon vous semble. Votre décision sera la mienne.
Vingt années s’étaient écoulées en un claquement de doigts. Je me levais et me couchais sans avoir la notion du temps qui défilait, certains mois, je ne voyais pas le jour. J’étais devenu une taupe. La mine me donnait de quoi vivre sereinement, mais pas de quoi amasser fortune. Si une fois ou deux j’y ai cru en perçant des veines, je déchantais vite devant le peu de rendement de celles-ci. Cependant cette vie me suffisait et, si parfois j’avais des coups de blues, ma morosité s’éparpillait sous le choc de mon pic ou de mon burineur. Le monde autour de moi se résumait à mon travail, à mes ravitaillements à Stewart Crossing une fois par semaine et aux visites à mes amis. Tout pouvait s’écrouler, des guerres se commencer et se finir, des hommes auraient pu coloniser Mars, que je n’en aurais jamais rien su. Moi, je réalisais le rêve laissé par mon père, seul cela comptait et, au mot chimère, j’opposais art de vivre. Ce matin de juin, quelque deux cent quarante mois après mon arrivée, commençait donc ma journée monacale, et je ne me doutais pas, en voyant Janet et Ryan débarquer, que ma destinée allait s’infléchir du tout au tout.
James et John, leurs enfants, m’appelaient « Oncle Marc », et si, adolescents, je les serrais dans mes bras, plus jeunes, les deux se jetaient dans mes jambes et s’y accrochaient. Il m’était impossible de m’en défaire, je chérissais ces instants. James, l’aîné, possédait une intelligence stupéfiante, rien n’avait de secret pour lui. Ce gamin dévorait quantité de livres de sciences, il était intarissable sur tout ce qui concernait l’astrophysique. Son frère John était à l’effigie de son père, une force de la nature infatigable. Les voir tous les quatre chez moi n’était pas fréquent, j’avais pressenti un quelconque chamboulement. De fait, Ryan était venu accompagné afin de me proposer une association.
Janet, avec ses petits, allait repartir chez eux à Anchorage. L’éducation qu’elle leur donnait ici ne suffisait plus, les enfants demandaient davantage, surtout James. Son départ allait causer une faille dans l’organisation du travail de la mine, c’est là que Ryan avait eu une idée. Leur exploitation, à l’inverse de la mienne, rendait au centuple les efforts consentis et, aussi solide fût-il, mon ami ne pouvait en venir à bout sans aide. Il m’avait alors proposé une association. « Voilà, Marc, je voudrais que tu viennes travailler avec moi. Chacun, on se rachète par écrit la valeur de la moitié de nos mines et on fait fifty-fifty sur ce qu’on extrait. Ne dis pas non tout de suite. Je sais que tu vas protester en invoquant que tu ne sors pas grand-chose de tes galeries, mais un jour tu m’as sauvé la vie, et ce que je te propose n’est rien en regard de ça. On a parlé avec Janet et les enfants, ma concession se termine dans sept ans, il reste beaucoup de travail, je n’y arriverai pas seul. Qu’est-ce que t’en dis ? »
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