Rien ne se perd, tout se transforme
Je me gare, prends ses colis, monte les marches et dépose le paquet dans le carré blanc.
Je sonne et m'en vais sans dire un mot.
Depuis l'incident, elle ne me parle plus.
— Ça fait combien de temps que tu lui apportes ses courses, maintenant ?
Thomas marmonne cette question en arrachant un bout de son sandwich.
Je dévore le mien, confortablement assis au fond d'un banc. Thomas, lui, pose ses fesses sur le dossier, les pieds sur l'assise. C'est une habitude que nous avons prise depuis que je bosse avec lui. Nous nous retrouvons trois fois par semaine, pour une pause déjeuner commune.
Sur l'avenue face à nous, les voitures filent bien trop vite, bruyantes.
— Un an, je crois, à quelques semaines près.
— Tu tiens le coup, on dirait. T'es un peu comme mon vieux, toi. Mon vieux, c'était un gars hyper couillu. D'ailleurs, il est mort d'un cancer des testicules. C'était pas beau à voir à la fin.
Ne trouvant pas de répartie pertinente, je me contente d'un ouais laconique.
Je me gare, prends ses colis, monte les marches et dépose le paquet dans le carré blanc.
Je sonne. Je risque un "Vos colis sont là, madame".
Toujours pas de réponse.
— T'en penses quoi au final ? me demande Thomas au bout d'un moment.
— Des testicules de ton père ?
Un camion passe, ronflant, ce qui nous oblige à marquer une pause.
— Nan, de l'autre vieille.
— Ah, elle est simplement effrayée.
— Elle a peur ? De quoi ?
— Des gens. Du monde.
Thomas semble réfléchir à ma réponse, alors j'en profite pour boire une gorgée d'eau.
Depuis que je l'ai espionnée dans sa maison, les jours se sont empilés.
Si vite.
Au départ, elle ne me parlait même plus, mais, avec le temps, le contact s'est renoué.
Je m'approche de la maison, des colis plein les bras. Un écriteau est fixé à la porte.
Il y est inscrit : "Je suis occupée, vous pouvez entrer."
Je souris, pose les cartons et rentre chez moi.
Finalement, mon collègue sort du silence, jugeant ma réponse insuffisante.
— Et tu crois que c'est une raison pour traiter les gens comme de la merde ?
— Pour elle, oui. Elle se protège.
Le souvenir de sa réaction alors que je lui attrapais le poignet me revient en pleine tronche.
Son indignation, son inquiétude.
— Enfin, je crois, ajouté-je finalement.
— C'est qu'une vieille folle !
Il accompagne sa remarque d'un haussement d'épaules et emballe les restes de son déjeuner dans un sachet avant de le fourrer dans son sac.
Je remonte l'allée de sa maison et avale la volée de marches.
Tout en haut, je trébuche et m'étale de tout mon long, la tête dans les colis.
Sur l'écriteau est écrit : " Attention à la dernière marche ".
Je regarde le petit escalier. Elle y a cloué un bout de bois suffisamment épais pour que je me prenne les pieds dedans. Je donne un coup dans le carton pour les glisser dans le carré, puis je m'en vais.
Malgré tout, je me sens rassuré, comme si je retrouvais une forme de sécurité.
— Arrête de dire qu'elle est vieille, ordonné-je plus sèchement que je ne l'aurais souhaité. Elle l'est pas du tout, en fait.
— Comment ça ?
— Je l'ai vue. Elle avait un visage assez jeune. Enfin, elle vit dans le noir, alors j'ai pas bien vu, mais elle avait l'air jeune.
— Tu l'as vue ? Dans le noir ?
— Oui, à travers une fenêtre de derrière.
Thomas me fixe d'un air fier et impressionné, puis fouille dans la poche avant de son sac pour en sortir son paquet de cigarettes.
— Si j'étais une paire de couilles, m'avoue-t-il, je voudrais être les tiennes.
— Je sais vraiment pas comment je dois le prendre.
— Comme un foutu compliment, mon grand ! Comme un foutu compliment.
J'arrive devant la maison, grimpe en faisant attention à la planche et pose les cartons bien loin du carré pour l'obliger à sortir. De ma poche, j'extirpe une feuille - que je scotche allègrement sur l'écriteau - sur laquelle est inscrit : "Vous êtes capable de sortir pour clouer une planche, alors pour des cartons aussi."
— Je suis certain qu'elle gagne à être connue, dis-je après une légère pause.
— J'avais un cousin, comme ça. Un vrai con. Tu le voyais, t'avais qu'une envie, c'était de lui coller une magnifique mandale en pleine tête. Pis un jour, je lui ai parlé. Il était sympa en fait.
— Ouais.
Thomas en profite pour allumer une cigarette en prenant soin de cracher la fumée à l'opposée de moi.
Je dépose les cartons dans son carré, puis je lis le message sur l'écriteau.
"Si vous êtes un con, posez un carton."
— T'es un putain d'optimiste, toi, hein ? demande-t-il finalement.
— Je sais pas pourquoi tu dis ça, mais ouais.
Je n'arrive pas à m'ôter cette personne de la tête.
J'ai beau retourner le problème dans tous les sens, je ne parviens pas à comprendre son comportement. Un grand nombre de maladies de l'esprit pourraient expliquer sa condition, ou un simple dégoût des autres, mais dans mes tripes ou au fin fond de mon crâne, je suis convaincu qu'il y a autre chose.
Peut-être parce que j'ai le sentiment que, malgré tout, elle s'amuse à m'emmerder.
Ou peut-être bien qu'elle m'amuse, moi, tout simplement, que l'idée de lui livrer un paquet me donne plus de raisons de rester attaché à ce boulot que l'évidente simplicité intellectuelle d'un métier qui m'évite de trop penser.
Ou bien, ce sont ses gants, si longs.
Qui met des trucs pareils ?
Et surtout, pourquoi ?
Je pose les cartons au sol, balance ma phrase d'accroche et, alors que je me retourne, j'entends enfin le son de sa voix.
— Sortez de chez moi ! Après cet avertissement, tous les moches qui traînent sur ma propriété seront abattus sans sommation.
— Propriété, c'est un bien grand mot.
En repartant ce soir-là, j'ai le sourire aux lèvres.
— Il y a quelque chose qui l'a rendue comme ça, pensè-je à haute voix. Je me demande bien ce que c'est.
— C'est de naissance. Ses parents l'ont abandonnée dans cette baraque pourrie.
— Arrête de dire des conneries. Tu la connais même pas.
— Qu'est-ce qui t'arrive, t'es amoureux ?
— Je suis curieux.
— Tu veux percer le secret de la Da Vinci Conne ?
Sur ce coup-là, je ris franchement.
— T'es con.
— T'es au moins d'accord avec elle sur un point.
— C'est au moins un point sur lequel elle a raison.
— Ça va bientôt faire un an que vous me livrez, dit-elle. Vous ne voulez pas fêter ça par une démission ?
— Dites donc, j'en connais une qui compte les jours depuis qu'on se connait.
Silence.
De l'épaule, je m'appuie sur la porte, un air victorieux sur le visage.
— Vous m'aimez bien, en fait, insisté-je.
— Je vous reconnais une certaine témérité.
J'hésite un instant, mais je me lance tout de même. Il est peu probable que je retrouve une opportunité comme celle-là.
— Je voulais vous dire : je suis vraiment désolé. Sincèrement. Si parfois mon comportement a dépassé vos limites.
Nouveau silence.
— Je n'aurais jamais dû faire ce que j'ai fait. Bon, vous n'auriez jamais dû m'électrocuter non plus, mais j'ai clairement dépassé les bornes. Je m'en veux sincèrement.
Silence, toujours.
Je tapote sur la porte.
— Vous êtes toujours là ?
— Oui. Je...
Elle marque une longue pause, mais je patiente.
— Je crois qu'on a tous les deux dépassé certaines limites, grommelle-t-elle finalement.
— Pardon ? Qu'est-ce que vous avez dit ? J'ai bien entendu ?
— Fermez-la !
— N'y aurait-il pas une forme d'excuse derrière cette phrase ?
Elle réitère son injonction, avec, peut-être, un sourire dans la voix.
Ou bien, je projette simplement mon propre désir.
Je souris, lui souhaite une bonne soirée, mais je me retourne une dernière fois avant de partir.
— Et vous ne m'avez toujours pas abattu sans sommation !
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