Prise de risques
Les baies vitrées n'avaient pas changé de place. Elles interprétaient le reflet de son image et surveillaient tous ses faits et gestes. S'en approchant, il bascula le regard au-delà de la rambarde. Tout le long des larges avenues rectilignes, les phares des voitures, pareils à des graines de soja, s'étiraient tel un collier de perles multicolores qui aurait envie de s'allonger ou de se rétrécir au rythme des feux tricolores. L'attente le fit boire. La chaleur aussi.
La fameuse Kimou arriva. Ayant appris à consolider des barricades contre de potentiels ennemis, monsieur Liu Kuan Ti écouta l'étrangère sans broncher sur le pas de la porte. La jeune femme se tenait devant lui, accompagnée d'un cortège de souvenirs tous plus convaincants les uns que les autres. Peu à peu, séduit par ses amuse-bouche en forme de bavardages, il se décida à la laisser entrer. Il remarqua enfin la femme qui lui parlait. Une menteuse de première. En plus des rires éclatants qui illuminaient son visage, tout en elle l'attirait. Ils plongèrent leur regard dans une série de photographies tirées de son iPad. Il reconnaissait un portrait ou deux, mais par peur de trahir son émotion, il se taisait. Conscient du piège dans lequel elle tentait de l'embarquer, Liu Kuan-Ti bâilla en douce. Il proposa une bière tiède.
— Non merci.
— De la vodka peut-être ?
— Non merci.
Malgré son refus, et pour lui signifier qu'il ne serait pas facile à déstabiliser, il installa trois petits verres de vodka devant lui, et autant devant elle.
— Si vous êtes vraiment la fille de Shou Zeng, buvons à notre rencontre.
— Ma carte d'identité ne vous suffit-elle pas ?
— Je reconnais l'excellent travail des faussaires pour avoir moi-même abusé de leurs talents. Buvez avec moi. Je vous prie.
En trois mouvements brefs et mécaniques, il ingurgita cul sec la vodka.
— À votre tour.
— …
— Buvez !
Elle porta lentement à ses lèvres le premier verre.
— J'insiste.
— ...
Elle soutint le regard de l'homme.
Contre toute attente, Kimou remplit à nouveau les six verres.
— Mon père était votre supérieur, ne l'oubliez pas !
Elle avala la vodka qui lui laissa en bouche le goût d'un défi supportable. Elle gardait à l'esprit l'impériosité de sa mission.
Parfois Kuan Ti exécutait ce que dictait son cœur, parfois non. Rien ne pouvait les rapprocher mieux que l'évocation de souvenirs. Il déclama :
« De jour, de nuit, l'amour prend des coups de chaleur
au moment où ses rayons irradient les corps. »
Imperturbable, Kimou ne releva pas la métaphore.
— Oh ! Très joli.
Il se montrait trop rapide. Elle n'éprouvait pas la nécessité de combler de sentiments le fragile espace derrière lequel elle se protégeait. Lui, endurait le manque d'une femme qui lui permettrait de se former une image de lui-même, tout comme la montagne se reflète dans la rivière. Mais puisque la rivière coule de la montagne, où se trouvait donc la bonne représentation de lui-même ?
Tout de go, il insista en remplissant une nouvelle série de verres :
— Buvez. On est ensemble pour se procurer du bien, non ? Alors pourquoi perdre du temps pour rien, hein ?
Si sa future amante avait pu personnifier un poème, il aurait voulu être son arbre tutélaire pour la porter à l'ombre de lui-même.
Kimou but encore et encore. Bien que préparée à cet affrontement, elle n'en était pas pour autant habituée à de telles doses d'alcool. Elle préféra se coller contre la climatisation dans l'espoir d'engranger toute la fraîcheur pulsée. À la suite de quoi, elle repoussa l'une près l'autre les tentatives de rapprochements qu'il s'ingéniait à envelopper de paroles au mauvais goût mielleux.
— Fin octobre, vous serez libre ? demanda-t-elle tout en s'arrachant à l'emprise de l'homme. Kimou remballa sa vie privée par un simple clic, promettant de lui transmettre l'invitation personnelle au congrès des anciens.
— Excellente date, mademoiselle.
La porte lui tendait les bras. Sur le palier, Kimou se sentit libre, jusqu'au moment où Kuan décida de la raccompagner. L'espace d'un instant, elle fut décontenancée sans toutefois montrer une quelconque gêne.
La qualité des combattants se mesure également à leur efficacité à gérer l'imprévu.
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