Mémoires
Il percevait un indéfinissable sentiment de vacuité. Ne sachant à quoi s'adonner, Kuan Ti entra dans la salle de bain encore éclairée depuis sa dernière visite. Devant le miroir, il remarqua le même individu qui le dévisageait. Une cicatrice sous l’œil droit signait la condamnation de l'être le plus immonde qu'il lui avait été donné de rencontrer.
Autrefois, il dirigeait une unité de Gardes Rouges très spéciale. Le genre de jeunes illuminés qui, sous prétexte de dresser les anti-révolutionnaires, s'acharnaient sur leur famille. Les femmes désignées “cible favorite”, ne les satisfaisaient pas sexuellement. Ils jetaient leur dévolu sur les fillettes. Lui, les aimait jeunes, au pubis imberbe. Naïves, heureuses de participer aux groupes d'étude, elles recevaient des leçons particulières.
En tant qu'éléments exécutifs des directives du gouvernement, le rôle des brigades consistait à punir ceux qui, riches, suivaient une éducation supérieure, ou entretenaient des liens avec l'étranger. Le procédé éducatif s'avérait bien rodé. Liu Kuan Ti avec ses camarades emprisonnaient le mari, le père, ou le frère pour motif grave. Les autres membres de la famille se voyaient répudiés par la communauté. Leur chantage consistait à profiter de la faiblesse féminine en vue d'une éventuelle libération du condamné. À l'aide de somnifères, beaucoup de savoir-faire, chaque jour ils abusaient des femmes, violaient leur progéniture tout aussi régulièrement. L'ordre des choses approuvait ce comportement terroriste, puisque placés sous le contrôle du prolétariat, les parias devaient être rééduqués. Kuan Ti et sa redoutable méchanceté se trouvèrent propulsés au rang de chef de section.
Un soir, une petite fille de onze ans qui n'avait probablement pas avalé son somnifère, se débattit si fort qu'il trébucha et fut projeté contre la fenêtre de la salle d'apprentissage. Un éclat de vitre lui entailla la partie supérieure de la joue droite. Ses acolytes se vengèrent en sodomisant à tour de rôle la gamine. Une semaine passa. Ils rendirent à sa mère l'enfant inconsciente. Elle portait un vêtement vert... bleu... ou rouge peut-être.
Pitoyable.
« L'ambiance de l'époque, la terreur pratiquée par les brigades rouge conduisaient à la dénonciation. En permettant de trouver un ennemi du peuple on prouvait sa fidélité envers les dirigeants du parti. Chacun se chargeait d'enquêter et de cataloguer ceux qui pouvaient appartenir à l'une des cinq catégories noires qui étaient les propriétaires fonciers, les paysans riches, les contre révolutionnaires, les mauvais éléments et les droitistes. Si l'on voulait punir quelqu'un, on trouvait toujours quelque chose à lui reprocher. À partir de quoi on en faisait un ennemi. C'était la soi-disant lutte des classes qui était à proprement parler une lutte à la vie à la mort. Les séances d'accusation et de persécution se déroulaient devant les masses elles-mêmes. Les jeunes illuminés comme moi dirigions ces tribunaux populaires. Nous condamnions à tour de bras ceux qui étaient dénoncés par le peuple. Nous ligotions les condamnés qui devaient écrire eux-même leur auto-critique en caractères noirs et bien visibles sur un panneau. Ils restaient ainsi sur la place publique, exibés, hués, ou défilaient dans les rues sans que personne ne songe à leur venir en aide. Le fil de fer qui soutenait les panneaux danzibo les étranglait jusqu'à ce qu'un groupe d'éxécution les achève devant un mur ou une fosse. Si la famille voulait récupérer le corps, elle devait payer cinq mao pour la balle qui avait servit à l'éxécution. Qu'aurait fallut-il faire pour que les condamnés redeviennent de simples citoyens ? Le mouvement d'une foule est difficile à maîtriser. La terreur conduit à la folie meurtrière. J'y ai participé. »
Il reposa son stylo. Aurait-il le temps d'achever ses mémoires ?
De peur des représailles, Kuan Ti avait consacré toutes les années suivantes à fuir, se cacher, changer d'identité.
Dès la première minute de son arrivée, il avait compris très vite que la dite Kimou dissimulait la seule et vraie intention qui stimulait son approche : la vengeance des victimes de cette époque. Tout comme il savait pertinemment que son chef, Shou Zeng, ne pouvait pas avoir d'enfant. C'était physiologiquement impossible pour lui.
Il le savait, mais ne pouvait, ne voulait plus lutter. Son trésor de guerre se réduisait comme peau de chagrin. À son tour de payer. Nombre de journalistes avaient réussi à reconstituer pas à pas son parcours de criminel. Ceux-là n'admettaient pas que dans chaque famille il y ait un livre qu'il valait mieux ne pas ouvrir et lire à haute voix.
« Au contraire ! Détachons les pages collées par le sang et les larmes ! scandaient-ils le poing fermé. »
Quoique muets, ses fantômes le hantaient, ses hallucinations le tourmentaient, le rendant suspicieux de tout. Cependant, la vision lugubre du personnage posté dans le miroir en face de lui l'obligea à éteindre la rampe lumineuse. Son alter ego disparut. Il quitta l'espace clos pour retrouver la chambre spacieuse qui ne racontait rien, car trop neuve. Parfaitement impersonnelle dans sa décoration, hormis une veste légère qu'il reconnut pour ressembler à la sienne.
— Qui est là ? claironna-t-il.
Une étrange impression le tenaillait. Les ombres bougeaient-elles réellement ou bien délirait-il ? Une rasade d'alcool translucide le rassura.
Pour s'occuper, il ne trouva rien d'autre que de s'affaler dans le fauteuil, d'attendre qu'une télécommande lui pousse dans la main et se décide de changer le programme que la télévision vomissait en continu. La chaîne d'information déversait les horreurs d'un tremblement de terre tandis qu'il s'endormait...
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