Cauchemar

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... Une secousse déplaça son verre et sa bouteille. Le bruit lui rappela le tintement des glaçons qui s'entrechoquent dans le whisky. Impossible supposition. Ici, Kuan Ti ne consommait pas... de glaçons... Encore moins de whisky, juste des litres de vodka avec une herbe de bison prisonnière. Utilisait-il seulement un verre ?

Son rêve était trouble, instable.

La bouteille se renversa sur la moquette épaisse. Ses jambes flageolèrent. Un cauchemar tapissé de bouclettes de laine ne pouvait être que confortable. Lorsque pieds nus il marcha dessus, une pâte molle sortit d'entre ses orteils. Puis l'eau boueuse vint combler les empreintes laissées après un bruit de succion émis par le sol imbibé d'alcool. Il préféra se dévêtir. Rose pâle, il avait la nette impression que son corps se couvrait de poils de sanglier. Un groin l'aidait à fouiller la fange dans laquelle il se vautrait. Ça sentait le purin. C'était le sien.

Ce n'est qu'un peu plus tard qu'il prit conscience des dégâts occasionnés par le tremblement de terre. La ville était en effervescence. Des centaines de gyrophares et d'alarmes tonitruantes retentissaient sans interruption.

Du haut du balcon, il observait au loin les rues de la vieille ville. La désolation planait sur un amas de tôles, de briques, de bois et de tuiles. Les masures qui restaient debout étaient dévorées par les flammes. Des rescapés appelaient à l'aide. Des aides appelaient des rescapés.

Kuan Ti se sentait faible, nu parmi les cadavres, incapable d'aider quiconque.

Son hôtel réquisitionné recueillit des sans-abri traumatisés. Ils furent répartis en priorité dans les chambres vides, puis dans celles occupées par un seul client. Il partagea la sienne avec un couple de retraités. Trop éméché pour comprendre leur dialecte, ils communiquèrent grâce aux sourires polis, aux signes de courtoisie. L'homme lui offrit une Rouge et Or qui, bien que tachée par la sueur, parvint à pallier son manque de tabac. La femme se proposa de préparer le thé. Ses colocataires n'étaient pas tristes, bien au contraire. Serrés l'un contre l'autre, ils resplendissaient de bonheur. Un autel fut improvisé ; ils consacrèrent un moment à se recueillir devant un papier qu'ils griffonnèrent avec d'anciens caractères calligraphiques ; un mégot allumé remplaçait l'encens manquant.

De leur conversation hachée, il apprit beaucoup d'eux. Avec la robustesse et l'honnêteté franche des campagnards, ils avaient été orientés vers les métiers qui demandaient de la force physique. Celui de maçon leur convenait parfaitement. Le travail abondait. La fatigue les exténuait. Ils raccourcirent le récit d'une vie de migrants. Tantôt l'espoir les rendait heureux, tantôt la peur les poussait jusqu'à la panique.

Kuan Ti soulagea sa mauvaise conscience et offrit aux personnes âgées le grand lit de la chambre en échange du canapé désigné par le répartiteur. Peu après, leurs corps gisaient sur la moquette comme disloqués, refusant d'occuper le matelas trop souple. N'était leur respiration rauque, on eût dit des pauvres bêtes de somme endormies en chien de fusil.

Pour l'heure, son groin farfouillait les entrailles des retraités. Kuan Ti appréciait le foie encore chaud et se fit un beau collier avec leurs intestins. En plus de la puanteur, régnait une drôle d'incertitude. Ces survivants ne ressemblaient-ils pas à ce couple de professeurs de littérature qui, un jour, s'était interposé pour tenter de protéger leur demeure ? Placé aux commandes de sa troupe de Gardes Rouges, Kuan Ti acheva de brûler les bâtiments des opposants au régime. Les corps des droitiers finirent découpés en morceaux puis distribués aux villageois.

À la cantine de l'école, les enfants furent obligés de manger de cette viande1...


1 Référence tirée du livre : Stèles rouges, du totalitarisme au cannibalisme de ZHENG Yi


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