Chapitre 1
Trois semaines, c'est le temps que j'ai passé cloitrée dans ma chambre. C'est le temps que mon entourage a jugé acceptable pour pleurer la mort de ma meilleure amie. En réalité, trois semaines, c'est à peine suffisant pour passer la sidération. Après, c'est le vide, et ce vide, je le ressens aujourd'hui plus que jamais, à arpenter ce couloir qu'hier encore je refusais d'affronter. Cramponnée à mon sac, on me lance des regards par-dessus l'épaule comme une bête de foire. Il faut dire qu'Oakridge n'est pas une grande ville, alors il n'a pas fallu longtemps pour que je devienne « l'amie de celle qui s'est jetée de la fenêtre ».
Je les ignore. Devant moi, j'aperçois la porte de ma classe et je m'empresse de m'y engouffrer. L'habitude force mon cerveau à s'attendre à ce que Mary vienne me taper l'épaule et passer l'étape des salutations pour me dire : « J'ai un truc de fou à te raconter ! » Une boule se forme dans ma gorge et m'étrangle quand je comprends que ça n'arrivera pas. Pourtant, si je me concentre assez fort, j'entends sa voix. Ce n'est que l'œuvre de mon cerveau malade, mais je conserve précieusement le chuchotement de mon hallucination. J'ai trop peur de l'oublier, cette voix.
Je m'installe au fond de la classe où un bureau vide m'attend. Rachel et Stacy assises plus loin se tournent pour me faire signe amicalement. Elles ne savent pas quoi dire, et à leur place, je saurais pas non plus. M. Clark entre dans la pièce et met fin à toute tentative de contact avec mes amies lorsqu'il dépose froidement sa mallette sur le bureau. « Ouvrez vos livres, pages 208 », dit-il en grimpant sur l'estrade. La craie grince sur le tableau. « Bataille de Gettysburg» suis-je en train de lire lorsque, soudain, la porte s'ouvre, laissant entrer la figure essoufflée d'un camarade que j'avais oublié.
— Monsieur Myers, après cinq ans dans cet établissement, vous ne savez toujours pas à quelle heure commencent les cours ?
— J'aurais dit huit heures quinze, dit-il avec une candeur insolente. Mais à en juger par votre façon de me regarder, j'ai encore dû me tromper !
— Je vous déconseille de faire le malin si vous ne voulez pas finir en retenue ce soir, monsieur Myers !, s'agace le vieil homme.
Fier de son entrée, le garçon ne s'inquiète pas de ces menaces et s'assoit au bureau vide à côté de moi, acclamé par les ricanements de ses amis qui admirent son irrévérence. Je roule les yeux. Crétin !
Elliot Myers. Sa réputation n'a pas son égal au lycée. Elli pour ses amis, le barjo pour les miens, il a plus de surnoms que tous les membres de l'équipe de basket réunis. Tantôt dealer, tantôt disciple de culte satanique, il s'est forgé une image de marginal au gré de rumeurs toujours plus loufoques à son sujet. Par son aura singulière, Elliot ne laisse personne indifférent. Moi, je me contente de l'ignorer.
— Hé, pst. Tu aurais une feuille ?
Vraiment ? Tout ce que je veux, c'est qu'on me laisse tranquille, alors je force un sourire et réponds à sa demande. Il me remercie comme si je venais de lui sauver la vie. Est-ce qu'il est toujours aussi théâtral ? Peu m'importe, du moment qu'il me fiche la paix. Je tourne la tête vers le tableau et regagne le réconfort de mes ruminations. Après plusieurs minutes à n'entendre que la voix monotone de mon prof, ses mots finissent par ne plus avoir de sens. Ils se fondent dans un murmure lointain, tandis que mon regard flotte entre les rangées de pupitres. Les cahiers et les livres s'étalent devant moi sans que je parvienne à trouver l'envie de m'y plonger. Quelques chuchotements viennent chatouiller mes oreilles, mais j'y reste sourde.
Près de la fenêtre, se trouve un bureau vide. Le seul. Si elle avait été là, ça aurait été le sien. Peu importe combien j'essaie de me soustraire à la réalité, elle revient me hanter. Soudain, un murmure un peu plus insistant me fait lâcher le crayon que je tapais contre mon bureau et m'arrache de la bulle que je me suis jusqu'alors confectionnée.
— Tu fixes souvent les gens comme ça ?
Mon regard s'est posé quelques secondes de trop sur mon voisin. Quelle quiche !
— Désolée, réponds-je en détournant rapidement le regard vers le tableau, les joues rosies de honte.
Je ne le regardais même pas. Pas directement... Du coin de l'œil, je discerne un sourire qui déforme le coin de ses lèvres.
— Eh, Tina, c’est ça ? Tu aurais une autre feuille ?
Il n'a même pas rempli la moitié de celle que je lui ai donnée au début du cours. Je lève un sourcil, perplexe face à sa demande, puis la glisse, sans le gratifier de mon attention. Aussitôt attrapée, il en déchire un bout et se met à écrire. Prise de curiosité, je le regarde. Qu'est-ce qu'il fout ?, me demandé-je, interloquée par son étrange attitude. Voyant que je le scrute, il me sourit avec malice avant de cacher ce qu'il écrit avec son bras, comme on empêcherait quelqu'un de copier un devoir. Personne ne copierait son devoir. J'enterre ma tête dans les pages de mon livre et bataille pour l'ignorer, mais à peine quelques secondes plus tard, un papier atterrit sous mon nez. Je fronce les sourcils et le saisis prudemment. Dans quelle merde est-ce que je viens de tomber ? Je ferais mieux de l'ignorer, de lui renvoyer son message, mais il n'y a pas meilleurs conseils que ceux qu'on est incapable de suivre. Je le déplie délicatement du bout de mes doigts tremblants. « Je ne mords pas… Sauf si tu me le demandes ! ».
Mon cœur fait un bond et je froisse immédiatement le papier de peur que quelqu'un ne tombe dessus. Ses yeux rieurs traduisent sa satisfaction, et je me sens comme le dindon d'une farce débile. Je reste figée sur ma chaise. Il s'agite pour capter mon intérêt, moi je lutte pour ne pas le lui accorder. Malgré mes efforts, il parvient à m'avoir avec ses grands gestes. Mon attention à nouveau portée sur lui, il se met à imiter monsieur Clark. Je n'ai pas envie de rire mais c'est plus fort que moi. Il parodie sa gestuelle et ses mimiques avec une précision qui me décroche le gloussement de trop.
— Myers, Moore, arrêtez immédiatement ces âneries si vous ne voulez pas finir votre journée plus tard que les autres !
Il a la punition facile ce vieux singe. Je sens les regards converger sur nous et je m'enfonce dans ma chaise, submergée par l'embarras. Elliot, lui, ne s'en inquiète pas. Au contraire, il s'amuse de la situation. À la seconde où l'enseignant nous tourne le dos, il reprend de plus belle, feignant de s'endormir d'ennui. Lorsqu'un faux ronflement sort de ses narines, un rire m'échappe à nouveau et je vois mon prof tiquer. Il faut vraiment que je me reprenne. Je lance un regard réprobateur à Elliot pour le faire arrêter. Déçu, il se penche sur son bureau. Plus loin, Stacy se tourne et me jette un regard inquiet. Je lui fais signe que tout va bien et rassemble péniblement mon ultime réserve d'énergie pour suivre les dernières minutes de ce cours qui s'éternise.
Incapable de se tenir plus de cinq minutes, Elliot lance un second papier sur ma table. J'hésite un instant avant de m'en emparer. Sans un bruit, je défroisse la boulette et y découvre une caricature grossière mais tristement ressemblante de monsieur Clark. Avant d'avoir le temps de le réprimer, mon rire retentit dans la pièce et attire l'attention de l'enseignant qui me fixe sévèrement. Dans un silence glaçant, il quitte son bureau et se fraye un chemin entre les tables pour s'arrêter devant moi. Mon cœur s'accélère lorsque ses sourcils broussailleux se froncent et plongent la classe dans un mutisme oppressant. Je déglutis péniblement, attendant ma sentence.
— Toutes mes félicitations, Mlle Moore, dit-il d'une voix grave. Vous venez de gagner une heure de plus avec votre nouvel ami !
Monsieur Clark se retourne et reprend son cours sans rien ajouter, abandonnant au passage l'œuvre d'Elliot dans la corbeille au pied de son bureau. J'entends les murmures et les rires étouffés des élèves autour de moi. Mortifiée, j'enterre mon visage dans mes mains pour en masquer l'embarras. Je me décide enfin à relever la tête et mes yeux croisent ceux d'Elliot, brillants de malice. A-t-il fait exprès en fin de compte ? C'est peut-être bien le sale type que mes amis décrivent. Je me mords la lèvre, frustrée par ma naïveté.
La sonnerie retentit enfin et je range mes affaires en silence, encore irritée par la punition que je viens de récolter, faute de prudence. En sortant de la salle, Stacy agrippe mon bras pour me tirer vers elle et Rachel.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? Comment t'as pu t'faire coller avec le taré ?!, demande la jeune fille qui ne cache pas son mépris pour le garçon.
Je pince mes lèvres en cherchant une réponse acceptable. « Eh bah en fait, il est drôle quand il veut. » Non, ça ne va pas le faire.
— C'est rien, il faisait l'idiot et j'étais au mauvais endroit au mauvais moment... réponds-je en minimisant mon implication.
Stacy, toujours prête à en découdre, se montre bien déterminée à s'assurer qu'il ne m'attire pas plus d'ennuis.
— Tss, je comprends même pas qu'il soit encore là, ce crétin. Si il a prévu de rater sa terminale une deuxième fois, c'est lui qu'ça regarde !, dit-elle, le visage déformé par l'exaspération.
Rachel reste discrète comme à son habitude, mais qui ne dit mot consent. Je ne me risque pas à commenter davantage et me contente de marcher vers notre prochain cours, les yeux fixés sur mes pieds. Lorsque je relève la tête, je le vois adossé contre un casier. Il m'adresse un clin d'œil provocateur et lance :
— On se voit ce soir !
Stacy qui bouillonne de rage lui donne un coup avec son sac.
— Retourne en enfer espèce de barjo !
Elliot ne sourcille pas, il se contente de marcher dans le sens opposé.
— S'il t'emmerde encore, parles-en à Jason. Il va le remettre à sa place.
— Je vais pas me réfugier derrière ton grand frère, Stacy.
— Mon grand frère de deux minutes seulement ! Et je vois pas en quoi c'est un problème, moi je le fais tout le temps. Elle hausse les épaules avant de reprendre. Tu leur as bien tenu la chandelle à lui et à Mary, alors franchement, il peut bien te le rendre.
La dernière fois que j'ai vu Jason, c'était à l'enterrement de Mary. Depuis, je ne lui ai plus parlé. Je n'ai pas essayé. Ça remue trop de choses.
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Note de Pixel : si tu es arrivé ici, je t'en remercie. Cette histoire je l'ai d'abord écrite au passé, puis ça n'allait pas, alors j'ai changé. Si sur ta route tu croises quelques traces résiduelles de ce passé indésirable, fais-le-moi savoir ! :)
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