Chapitre 1.2

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Le reste de la journée, mon regard ne croise plus celui d'Elliot. Pourtant, cela n'empêche pas quelques imbéciles de mimer d'érotiques baisers entre moi et le garçon pendant les cours de l'après-midi. Une bande de crétins tous autant qu'ils sont. Derrière moi, Jason s'agace dans un chuchotement véhément qui suffit à faire taire n'importe qui. Le capitaine de l'équipe de basket fait figure d'autorité, il n'y a pas de doute. Je me retourne et il me lance un regard qui dit « de rien ». Je ne le relève pas vraiment, trop occupée à faire face au harcèlement des aiguilles sur le cadran.

Lorsque la sonnerie retentit, mon corps se fait plus lourd qu'il ne l'est. Je me lève et rassemble mes affaires au ralenti. Mes amies me saluent, je crois. Tout ce que j'entends, c'est un bourdonnement. J'acquiesce de la tête dans le doute. La salle de classe est vide, il ne reste plus que moi, alors je n'ai plus le choix. Je quitte la pièce et avance le long du couloir, à contre-courant des élèves qui se précipitent vers leurs délivrances.

À quelques mètres, j'aperçois la porte qui m'attend. J'agrippe fermement mon sac, les mains moites. C'est qu'une heure de colle. C'est pitoyable de fuir à ce point les problèmes. La vie est plus simple quand on reste à sa place. Ou pas. J'anticipe la réaction de mes parents. C'est qu'une heure de colle. Quand je rentre dans la pièce, j'ai le souffle court. C'est qu'une heure de colle.

D'apparence décontractée, j'avance vers le bureau du surveillant qui me regarde à peine, faisant preuve d'un mépris auquel je ne suis pas habituée. Je lui tends mon billet, la tête basse, et il le saisit froidement. Lorsqu'il me reconnait, il se redresse, et replace la seule mèche qui restait sur son crâne luisant.

— J'en attendais mieux de ta part, Moore, crache-t-il avec suffisance.

S'il savait où il peut se les carrer ses attentes ! Je peux jouer les fortes têtes, ça n'enlèvera pas le sentiment de honte qui m'accompagne jusqu'à ma chaise. Sans le moindre signe de remords ni hésitation, Elliot entre à son tour dans la salle de classe. Les mains dans les poches, il s'approche du surveillant avec une nonchalance déconcertante. Y a-t-il une seule chose sur Terre dont ce type ne se fiche pas ? D'une certaine façon, je lui envie cette confiance qui émane de lui sans le moindre effort.

Le surveillant ne tarde pas à l'accueillir avec la même condescendance qu'il m'a réservé.

— Monsieur Myers, vous venez renouveler votre abonnement à ce que je vois.

— J'avais trop peur de vous manquer ! répondit-il, imperturbable.

Il dépose son billet sur le bureau, un regard défiant échangé avec son interlocuteur qui ne se laisse pas plus impressionner que lui. Lorsqu'il s'installe à côté de moi, il me glisse un sourire amical que je m'abstiens de lui rendre. Si je suis ici, c'est sa faute ! Le surveillant daigne enfin se lever pour donner à la plèbe sa basse besogne. J'attrape les feuilles qu'il glisse sur mon bureau et les feuillette rapidement. Un QCM de deuxième année ?

— C'est tout ? demandé-je, naïvement convaincue qu'il manque quelque chose.

— Oh, vous auriez peut-être préféré nous faire part de vos talents d'artiste dont monsieur Clark m'a tant parlé ?

Je déduis à son sourcil levé qu'il a pris cela pour de l'insolence.

— Non, mais...

— Mais vous me rendrez ces copies complètes dans une heure ! », coupe-t-il avant de me tourner grossièrement le dos pour regagner sa place.

Avoir été une bonne élève toutes ces années n'aura servi à rien en fin de compte. Ici, on est catalogué d'office. Pas de traitement de faveur, pas de droit à la rédemption. Je soupire lourdement, exaspérée, avant de braquer mon regard vers Elliot qui s'amuse de la situation. Je roule les yeux, mais au fond de moi je me demande quel est son secret. Il ne semble pas avoir un jour connu la honte qui m'écrase les épaules. Ce n'est pas en le regardant que je trouverai des réponses, alors je plonge mon esprit dans les questions qui me narguent sur mon bureau.

C'est beaucoup trop facile. Je noircis les petites cases sans trop d'efforts, mais à ma droite, Elliot rechigne à se plier à sa punition. Il gigote, s'étire et bâille. Du coin de l'œil, je devine le mouvement de sa longue tignasse brune qui s'agite à chacun de ses gestes. Soudain, une voix résonne à l'autre bout du couloir. Un élève de première année a encore eu la mauvaise idée de s'opposer à celui qui veut le racketter. Il n'en faut pas moins à notre geôlier pour abandonner son magazine et se précipiter hors de la salle, nous laissant momentanément sans surveillance. Je ne me laisse pas déconcentrer.

— Tu n'as même plus besoin de moi pour t'attirer des ennuis, on dirait ! murmura Elliot d'un ton espiègle.

Il se fout de moi ? Je me tourne vers lui. L'ennui qui déformait son visage quelques minutes plus tôt vient de se changer en étincelle d'excitation qui redonne vie à son regard malicieux. Je ne lui donnerai pas la satisfaction de répondre à sa provocation. J'inspire profondément.

— Elliot, laisse-moi tranquille s'il te plait… J'aimerais juste pouvoir terminer ce devoir et rentrer chez moi, ok ? »

Il ne masque pas sa déception, mais puisque rien ne semble l'atteindre, il tourne rapidement son intérêt sur autre chose, du moins je crois. Animé par ses démons, il se lève de son siège. Avant que je n'aie le temps de m'en apercevoir, il se tient devant le bureau du surveillant, et lorsqu'il commence à fouiller les tiroirs, mon aversion pour les ennuis m'alerte.

— Mais qu'est-ce que tu fiches ?!

Il se moque de mes inquiétudes.

— T'affoles pas, je sais ce que je fais !

Il me glisse un clin d'œil taquin et reprend immédiatement sa quête. C'est cette arrogance que je lui envie ? Tss. C'est plus fort que moi, il sait attirer ma curiosité. Que cherche-t-il avec une telle volonté ? S'il pouvait mettre en œuvre la même détermination pour obtenir son diplôme, on en serait certainement pas là. J'entends des bruits dans le couloir et je l'observe, impuissante et anxieuse.

— S'il te plait Ell...

Je tente de le raisonner mais je me trouve vite interrompue par sa découverte.

— Je l'ai ! s'exclame-t-il en brandissant sa trouvaille.

Le regard triomphant, il se précipite vers nos tables et attrape les feuilles sous mes mains. Je le regarde, intriguée. Ce sont les réponses à notre test qu'il vient de trouver.

— Tu t'es donné tout ce mal pour ça ? On aurait pu se faire prendre.

Un sourire se forma au coin de sa bouche.

— C'est vrai… Mais, je me suis dit que tant qu'à être puni, autant rendre les choses un peu plus amusantes. Et, puis, j'ai pas vraiment envie de passer toute l'heure à faire ce QCM, pas toi ?

Je n'avais pas besoin d'une heure pour le terminer. Je reste muette le temps qu'il termine son méfait. Fier, il me tend les pages qu'il vient de noircir.

— Pas de quoi, lance-t-il.

Les bras croisés contre ma poitrine, je le dévisage, agacé par son audace décomplexée.

— Pour l'heure de colle ou pour avoir terminé mon devoir que je n'aurais pas eu si je n'avais pas été en colle ?

— Un peu des deux, peut-être ?

Il a toujours le dernier mot ? Je suis lasse de cet affrontement teinté d'ironie. En dépit de ma frustration, je prends une profonde inspiration pour calmer mon envie de lui dire d'aller se faire foutre.

— Merci pour ton aide, Elliot. Il est clair que sans toi, je n'aurais pas pu terminer ce devoir !, répondis-je avec un cynisme que je m'autorise rarement.

— Que veux-tu, je suis d'humeur généreuse aujourd'hui !

— Eh bien, la prochaine fois, garde ta générosité débordante pour tes amis !

— Oh, allez, c'est pas la fin du monde. T'as été punie, et alors ? C'est qu'une heure de colle ! , répondit-il dans une piètre tentative d'apaiser ma contrariété.

C'est qu'une heure de colle. Il ne sait pas ce que c'est que de sentir le poids d'attentes démesurées sur ses épaules, la constante pression du regard d'autrui qui vous juge, vous évalue. Ma valeur est dans le regard de l'autre.

— Dans ton monde peut-être, mais dans le mien, ça compte ! Mon dossier scolaire était impeccable !

Sa mâchoire se crispe. Il plonge ses yeux dans les miens, plus profondément qu'il ne l'a fait jusqu'à présent.

— Eh bien, il a l'air putain de triste, ton monde, si tu veux mon avis.

Mon monde est putain de triste. Je le sais. Pourtant, personne ne me l'a jamais dit, et ses mots laissent dans ma tête un écho qui résonne d'une douloureuse justesse. Ça me paralyse car je ne sais pas quoi dire. Il n'y a rien à dire. Il a vraiment toujours le dernier mot. Elliot retourne déposer la correction dans le tiroir et se dépêche pour regagner sa place lorsque les pas du surveillant s'approchent. Même si je trouvais comment répondre, ce serait trop tard. Il rentre dans la pièce et jette un coup d'œil rapide sur la classe. À son grand étonnement, nos copies duements complétées attendaient sur le coin de nos tables. Ses mains boudinées s'en saisissent sans hésiter et ses yeux oscillent entre les feuilles et nos visages qui dissimulent la vérité. Il n'est pas dupe, mais il préfère ne rien dire. C'est plus confortable de prétendre qu'il a bien fait son travail et de retourner feuilleter son magazine de pêche, à la recherche du nouvel appât idéal.

Je sors un devoir de math de mon sac pour fuir mes ruminations. C'est inutile pourtant, Elliot a mis le doigt sur quelque chose que je refuse de regarder, et ça ma tête me le fait comprendre. Mon monde est putain de triste. Une existence passée à paraître plutôt qu'être ; Une existence gâchée. Est-il heureux ton monde à toi ? Personne ne s'attend à ce qu'il aille à la fac. Personne ne s'attend à qu'il réussisse quoi que ce soit. C'est peut-être ça, son secret. Pratiquer l'auto-sabotage jusqu'à qu'il n'y ait plus aucune attente à briser, pas même les siennes.

La fin de l'heure sonne et met un terme aux contradictions qui se chamaillent dans ma tête. Je range mes affaires et me lève pour quitter cette pièce étouffante. Elliot me regarde sans rien dire, ses yeux brillants d'une intensité indéchiffrable. Il n'a pas compris que j'étais vexée ? Peut-être qu'il s'en fout. Certainement qu'il s'en fout. Alors que je passe la porte, il se précipite pour retenir doucement mon poignet.

— Tina, attends.

Un léger frisson parcourt mon corps lorsqu'il glisse un papier froissé dans ma main. Il ne sait pas quand s'arrêter. Je me retourne et ouvre le papier, espérant que cette fois, il finira par me lâcher. Ce n'était rien de plus que la caricature de monsieur Clark.

— J'ai pensé que tu en aurais plus besoin que moi. Si un jour tu as de nouveau le cafard… , dit-il d'une voix douce qui tranche avec l'arrogance qu'il a exhibée jusqu'à maintenant.

Je n'arrive pas à savoir s'il se moque de moi où s'il vient de faire preuve d'empathie à l'égard des tourments qui me rongent et que j'essaie d'enterrer maladroitement en moi. Il s'éloigne, et mon visage demeure scotché sur le papier. Sa voix m'appelle une dernière fois.

— Hé, Moore.

Je lève les yeux, attentive et curieuse.

— T'es plus qu'un dossier scolaire. Essaie de t'en souvenir, lance-t-il avant de partir comme il est venu, les mains dans les poches de sa veste en cuir.

Je suis un putain de stéréotype. Déstabilisée par la justesse avec laquelle il m'a cernée, je reste sans voix. Les bras ballants, je l'observe s'en aller comme la curiosité qu'il est. J'ai entendu tellement de choses à son sujet. Pourtant, aucune rumeur, aucune histoire n'est à la hauteur de l'impression qu'il m'a laissée. Moi, je suis incapable de le cerner. Je glisse le dessin dans ma poche et me mets en route pour rentrer, me jurant de ne pas laisser cet étrange garçon se faire une place dans ma tête.

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