Chapitre 2
Le gymnase a beau avoir une hauteur sous plafond de plusieurs mètres, peu d'endroits parviennent à m'oppresser plus encore.. Il faut dire que les entrainements ont perdu de leur superbe maintenant que Mary n'est plus notre capitaine. Rassemblées dans un coin, on s'entraîne à répéter notre enchaînement, les jupes et les pompons s'affolent au rythme de la musique qui vient couvrir les bruits des baskets qui couinent à l'autre bout de la salle.
— Allez les filles, une, deux, une deux. S'époumone Ashley pour nous donner de l'entrain.
Devant moi, la queue de cheval blonde de Sam s'agite et je crois voir Mary. C'est agaçant, cette désillusion qui nous montre les morts partout. Je plisse les yeux, assez pour me convaincre que c'est sa silhouette gracieuse qui danse devant moi. Elle a un sourire qui suffit à illuminer la pièce la plus sombre. Est-ce que je l'idéalise ou mes souvenirs sont aussi vrais que possible ? Je m'en fous. J'ai le regard qui se vide à mesure que je m'accroche à cette image que seule moi ai le pouvoir de voir. Je ferais mieux de me concentrer, je vais encore passer pour la rabat-joie si j'oublie de sourire.
Le deuil, c'est ça. Si je ne pleure pas dans les quarante-huit heures suivant le décès, je suis une amie indigne. Si je pleure trop, ou plus longtemps qu'il ne le faut , je m'apitoie sur mon sort. Je deviens celle qui n'arrive pas à tourner la page. Pire, je piétine la mémoire de celle qui « n'aimerait pas me voir triste ». Le problème quand on perd sa meilleure amie, c'est qu'on n'a plus personne avec qui partager ses états d'âme sans filtre, alors j'encaisse. Je fais comme si je tenais le choc parce que c'est ce qu'on veut m'entendre dire. Pas de fil qui dépasse et mon uniforme reste impeccable.
Je perds l'équilibre. Putain d'acouphène ! Ils vont finir par me rendre sourde. Je me réceptionne de justesse sur le matelas, juste assez bien pour ne pas m'étaler tête la première et donner une bonne raison à Ashley de venir enfoncer ses doigts dans mes plaies invisibles.
Merde, elle me regarde. C'était peut-être suffisant, après tout. Elle coupe la musique et à nouveau, on n'entend plus que les ballons et les chaussures des basketteurs qui s'entraînent de l'autre côté du grand hall.
— Cinq minutes de pause les filles.
Rebecca se penche pour lui chuchoter quelque chose et Ashley se met à rire, suivie par quelques sbires. Je sens une main me tirer le bras pour m'aider à me relever.
— Tu vas bien, Tina ? Demande Rachel, un brin d'inquiétude dans la voix
— Oui, ne t'en fais pas. J'ai juste... un peu de mal avec ce passage.
Elle me sourit avec douceur avant de saisir mon poignet pour me positionner face à elle.
— On va le faire ensemble.
Je m'efforce de reproduire ses gestes, mais le regard d'Ashley me transperce et rend chacun de mes mouvements encore plus empotés. Regarde devant toi. Bras gauche, bras droit, un saut. Bras gauche, bras droit, on tourne. Regarde devant toi. Mes yeux dérivent de côté. Je rate mon salto. Putain ! C'était l'opportunité qu'Ashley attendait. Elle jubile. Elle s'approche de nous, les bras croisés sur sa poitrine et un air suffisant maquille ses traits de poupée.
— Eh bien, Tina, qu'est-ce qui t'arrive aujourd'hui ? Tu as du mal à te concentrer ?
Je n'aime pas son air faussement inquiet, il dissimule très mal ses arrière-pensées. Je n'ai pas envie de lui répondre, alors je force un sourire.
— Tu serais pas en train de rêver d'Elliot le barjot ? J'ai entendu dire que tu t'amuses bien avec lui en classe !
Ça fait une semaine, passe à autre chose. Elle ne parvient pas à retenir son sourire narquois, elle est trop satisfaite d'elle. Autour de nous, les oreilles indiscrètes s'affolent. Je suis pas assez bête pour rentrer dans son jeu malsain, je refuse de lui procurer une satisfaction de plus.
— Je crois qu'on a un entraînement à reprendre, non ?
Elle sait que je fais semblant de m'en foutre et ça la fait rire. Son ricanement mérite d'être ponctué par un poing entre ses deux yeux... Un jour peut-être. C'est une junkie de la compétition. Elle n'existe que pour réussir. Pour elle, l'école n'est qu'un échiquier où il faut renverser les autres pions pour continuer d'exister. A-t-elle tort ? Le monde est ce que l'on en fait, et si la majorité fait de ce dernier un espace d'affrontement, alors il en sera un. On se plie aux règles établies ou on se laisse manger.
— Oh, pardon. Je ne voulais pas te vexer.
Si.
— Il ne faut pas être aussi sensible. Je m'inquiétais, c'est tout.
Elle ricane à nouveau et cette fois, je dois vraiment me concentrer pour retenir ma main. Les filles restent silencieuses. Elle sait créer le malaise. Rachel aimerait pouvoir me défendre mais elle n'ose déjà pas le faire pour elle-même. Stacy arrive à notre secours et quand Ashley est suffisamment loin, elle chuchote.
— Elle est jalouse, c'est tout.
Jalouse de quoi ? Je reste perplexe. On jette souvent la méchanceté des gens sur le dos de la jalousie. Ça me semble trop facile.
— Jalouse de quoi ?
Mes deux amies échangent un regard complice mais ne disent rien. Elles sautillent d'excitation et gigotent sans vouloir me dire ce qu'il y a. Ça m'agace ce genre d'attitude. J'ai l'impression d'être en première année. J'insiste.
— Mais jalouse de quoi ?
Stacy et Rachel gardent leurs langues nouées, de toute façon, Ashley requiert à nouveau notre attention. Tant pis, je finirai par savoir. Stacy ne sait pas garder un secret. Il nous reste une demi-heure d'entraînement et je n'ai pas envie d'être à nouveau celle qui gâche le travail des autres. Je dois me concentrer.
Lorsqu’on termine enfin, on s'entasse dans les vestiaires. Ceux qui veulent vous faire croire que seuls ceux des garçons sentent le bouc vous mentent. Ici, il y a juste plus de parfums qui se mélangent pour masquer les effluves désagréables. Dans l'air alourdi de déodorants, il y a autre chose qui s'élève pour rendre l'atmosphère pesante. C'est une fracture, et elle s'installe insidieusement entre les murmures qui caressent les casiers.
À y regarder de plus près, je me sens gagnée par la nostalgie. Encore. Il m'a semblé qu'on était plus soudées quand Mary nous dirigeait. Mais c'est peut-être juste parce que je croyais être du bon côté. Je range mes pensées au fond de mon sac et dis au revoir à mes amies. Ça ne sert à rien de s'accrocher au passé, pourtant, c'est ce que je fais de mieux.
Annotations
Versions