Chapitre 2.2
Dehors, je détache mon vélo et l'enfourche avant de commencer à pédaler. Rapidement, je me sens mouliner dans le vide, et je ne parviens pas à trouver l'équilibre sur ma monture. Je descends et tire la béquille pour jeter un œil à la chaîne qui produit des bruits douteux. Un maillon s'est brisé. Je soupire sans retenue mais je ne m'avoue pas vaincue. J'attrape la pièce cassée qui traîne au sol.
Le soleil décline lentement mais il est encore haut. Mon visage se crispe. Les mains tachées de graisse, chacune de mes tentatives est vouée à l'échec. J'y connais rien en réparation de vélo putain. Tout ce que je fais, c'est emmêler la chaîne sur ses rails. Je suis à fleur de peau après mon échange avec Ashley. Non, je me mens à moi-même. Je suis à fleur de peau tout le temps en ce moment. Finalement, je me lève et, dans un geste que je n'ai pas eu le temps de préméditer, j'envoie mon pied s'écraser sur mon vélo qui se renverse. Il fallait bien que ça sorte.
— Saloperie de merde !
On n'entend que moi aux abords du lycée. Heureusement, il est presque désert. Je m'accroupis à nouveau. J'essaie de me faire à l'idée de devoir rentrer à pied. Une voix familière m'interpelle par derrière.
— Tina ? Qu'est-ce que tu fais ?
Nath et son ami Justin s'approchent de moi. Mon voisin exhibe un énorme coquard sur l'œil gauche. La première année de lycée n'est simple pour personne, mais ces deux-là ont été désignés « cibles de choix ». Encore sur les nerfs, je prends une grosse bouffée d'air avant de répondre.
— Oui, ça va. C'est juste ce... stupide vélo.
Cette saloperie de merde de vélo ! Nath me force à m'écarter.
— Attends, on va regarder.
Les deux garçons jettent un rapide coup d'œil et le verdict ne se fait pas attendre.
— Y a un maillon de ta chaîne qui est mort.
J'avais pas remarqué, tiens ! Je suis mauvaise langue. Ils sont gentils de bien vouloir m'aider.
— Il va falloir le changer si tu veux réparer ta chaîne, m'explique Justin, embêté de ne rien pouvoir faire de plus.
— Je dois en avoir qui trainent dans mon garage. On peut rentrer ensemble et le réparer, répond Nath.
Les yeux de Justin s'illuminent et avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, il s'enflamme.
— Mais oui, c'est vrai ! Notre pote peut nous prendre tous les trois avec ton vélo dans le van !
Le van ? Il ne tarde pas à débouler, annoncé par un grondement provenant du parking du lycée. Je tourne la tête et j'aperçois l'engin. Il surgit à toute vitesse, faisant vibrer la tôle de sa vieille carrosserie dans un remarquable vacarme avant de s'arrêter d’un coup de frein sur le trottoir, à quelques mètres de nous. Les vitres baissées laissent échapper des riffs révoltés, et je me penche pour voir le conducteur dont je me fais déjà une idée. Je fais la moue en voyant ses boucles décoiffées. Non mais c'est une blague ?
— En voiture les mômes !
Il agresse nos tympans à coups de klaxon comme s' il n'avait pas déjà fait assez de bruit en arrivant. Je me penche vers Nath.
— Elliot Myers, sérieusement ? Ta mère sait que tu traînes avec ce genre de type ?
Il hausse les épaules. Qu'est-ce qui est pire entre des parents qui se foutent royalement de vous et ceux qui sont systématiquement sur votre dos ? Je pencherais pour la seconde option mais à en juger par la tête de Nath, il doit avoir un autre avis sur la question. Justin ne se formalise pas de mes doutes apparents. Sans me laisser le choix, il agrippe mon bras et m'emporte avec lui.
— T'inquiète ! Il est cool, juste un peu... allumé !
Un peu allumé ? J'ai de sérieux doutes quant au fait que ça constitue une défense valable lorsqu'il nous aura fait tuer sur la route. Justin fait un signe à Elliot, les yeux pétillants de l'admiration qu'il lui porte, tandis que Nath s'empare de mon vélo pour l'apporter jusqu'au véhicule cabossé. Résignée, je me laisse guider.
— On a trouvé une demoiselle en détresse, lance Justin.
— C'est ma voisine, tu peux la déposer avec moi ? Son vélo est cassé, précise Nath, déjà prêt à charger ma bicyclette à l'arrière.
Les yeux d'Elliot se posent sur moi. L'étincelle d'assurance s'affaiblit l'espace d'un instant, déstabilisé qu'il est par ma présence. Elle se ravive rapidement. Il saute alors de son siège et ouvre la porte pour nous inviter à monter. Justin s'empresse de grimper à bord mais le métalleux le repousse net.
— Les dames d'abord, Peterson !
Il dit ceci et me tend sa main couverte de bagues aux visages démoniaques. C'est-à-dire qu'on ne me laisse plus vraiment le choix là, non ? Une part de moi s'en accommode bien, je crois. Non, c'est faux. Je finis par accepter cette main tendue. Le serpent qu'il porte à l'index me mord un doigt. Je m'installe à l'avant, là où il souhaite me garder.
J'ai à peine le temps de boucler ma ceinture que déjà, on s'élance sur la route, du heavy métal à faire fuir les grands-mères, à plein volume. Il me semble reconnaître Dio. David, le mec qui bosse chez le disquaire du centre-ville, a plusieurs fois tenté de me convaincre d'acheter un de ces vinyles, mais si j'écoute ça à la maison, je suis cuite. J'ai vraiment besoin d'un casque. Je regarde les rues d'Oakridge défiler à toute vitesse. Enfin, j'en fais des caisses, il se montre plus prudent que son attitude l'aurait laissé imaginer. À plusieurs reprises, je vois qu'il a envie d'amorcer la conversation avec moi, mais se trouve sans cesse coupé par les deux guignols derrière. Ils se disputent sur le meilleur groupe de tous les temps. Justin dit Megadeth, Nath argue que c'est Overkill.
— Tss, personne ne se souviendra d'Overkill dans vingt ans ! s'exclame Justin.
Elliot s'agace et clôt le débat en montant le son de l'autoradio. Ce sera Dio. Non, c'est Van Halen. Je garde mes certitudes pour moi. Après plusieurs minutes de route, on dépose Justin, puis, on roule en direction de nos maisons. Lorsqu'on arrive devant chez Nath et moi, Elliot gare le van sur le trottoir avant que mon voisin dépose mon vélo dans l'allée du garage. Elliot le regarde faire en jouant avec la chaîne attachée à son pantalon.
— J'ai un peu de temps... Je peux vous aider à le réparer. Je te dois bien ça, non ?
Je réfléchis à sa proposition mais je n'arrive pas à m'arrêter sur une réponse. Il a beau m'intriguer, je ne sais toujours pas s' il veut se moquer de moi ou s' il est juste maladroit. Finalement, Nath tranche pour moi.
— Bonne idée ! Je vais chercher le maillon de rechange !, s'exclame le garçon qui s'enthousiasme à l'idée de passer encore un peu de temps avec son ami.
Elliot interprète mon silence comme un accord et s'accroupit pour inspecter le vélo de plus près. Je soupire. Il est peut-être de bonne foi, après tout. Je me risque à faire la conversation.
— Alors comme ça, tu fais du baby-sitting ?, demandé-je, un brin moqueuse.
— Qui s'occupera des brebis égarées si je ne le fais pas ?
Pas mes « amis », en tout cas. Ils sont trop occupés à les racketter. Il y a de l'amertume dans sa voix, lui qui a aussi été l'un de ces gamins à qui l'on vole le goûté, car son pantalon est troué. Il n'en perd pour autant pas sa verve
— Et puis, si ça me permet de mettre mes talents de mécano improvisé au service d'une demoiselle en détresse, ça valait le coup !
Il a ce don de ne jamais se formaliser de rien. C'est aussi agaçant que fascinant. Il ne ressemble à aucun de mes amis. Je lui lance un sourire mais c'est presque un réflexe nerveux pour masquer ma confusion. Les bras croisés contre ma poitrine, je joue le jeu de la conversation badine.
— Tu as des talents de mécanicien, donc ? Je me penche pour lui mettre la pression. Et, qu'en conclut ton œil expert ?
Il regarde le vélo et prétend examiner quelque chose d'important. Finalement, avec un grand sérieux, il m'annonce :
— Eh bien, madame, le verdict est sans appel. Votre vélo est... cassé !
Je ne peux pas refouler mon rire. Il est drôle, je dois bien lui accorder ça.
— Oh vraiment ? Je ne m'en étais pas aperçu ! Merci de partager ton précieux savoir-faire.
— Que veux-tu, il m'a fallu des années pour en arriver à ce niveau d'expertise, dit-il en essuyant ses mains sur son pantalon troué. Ceci-dit, une telle expertise à forcément un prix !
— Un prix ?! Commence par me rembourser l'heure de que j'ai perdue en colle à cause de toi !
Ses épaules s'affaissent.
— Ouais à ce sujet...
Il se lève du sol et s'approche de moi. Son regard évite de croiser le mien.
— En fait... Je voulais m'excuser pour la dernière fois. C'était stupide, égoïste et je te laisse ajouter tous les adjectifs que tu veux pour compléter la liste. Parfois, j'oublie que certains ont un avenir devant eux.
Je décèle une pointe de tristesse dans sa voix. C'est de la vulnérabilité que je lis dans son regard d'habitude si fier. À y regarder de plus près, il me semble avoir vu l'espace d'un instant les contours d'anciennes cicatrices qui se cachent sous une enveloppe de cuir et de métal. Quand ses yeux affrontent à nouveau les miens, ça a disparu, et l'étincelle qui le fait vivre se remet à briller.
— J'espère juste que je t'ai pas causé trop d'embrouilles avec tes parents.
— Pas vraiment. En fait, je n'ai eu qu'à dire la vérité.
Ma voix se fait aussi espiègle que la sienne et il hausse un sourcil.
— Ah vraiment ? Et, c'est quoi la vérité selon toi ?
— Que j'ai été punie par ta faute et uniquement ta faute.
Un rire jaillit de sa poitrine.
— Ma faute uniquement ? J'ai souvenir que c'est TON rire qui nous a fait prendre pourtant.
— Tu prends tes rêves pour des réalités... Myers. Riposté-je, toujours plus provocante.
Il se fige. Est-ce que j'ai dit un mot de trop ? Je l'ai cru pendant un court instant, mais quand il agrippe sa poitrine dans un geste théâtral, je comprends que je me suis fait berner.
— Tes mots sont comme des poignards, Moore.
Il se laisse tomber en arrière mais dans sa mise en scène excessive, il manque de trébucher. Je me précipite pour attraper sa main et lui éviter une chute. Il retrouve son équilibre.
— Belle réception !, dit-il en replaçant les cheveux qui couvraient son visage.
Il se penche pour attraper le paquet de cigarettes tombé de sa poche. On rit un court instant avant d'être interrompu par Nath qui débarque de son garage. Je l'avais oublié. Elliot aussi, je crois.
— J'ai ce qu'il faut !
Elliot se redresse et affiche un air sérieux lorsqu'il s'empare du maillon et des outils que Nath nous apporte. Il s'accroupit à nouveau devant mon vélo. Un silence étrange nous entoure.
— Tu as besoin d'aide ?, propose Nath qui n'aime pas se sentir inutile.
— En fait, tu sais quoi, Nath ? Il me faudrait une clé de quinze aussi, dit-il en manipulant les pédales. Elles ont l'air mal serrées.
Nath fronce les sourcils comme s' il comprenait qu'il vient d'interrompre quelque chose. Il ne pose pas de question. Il se plie à la demande d'Elliot et retourne silencieusement vers son garage. Je me penche pour regarder les mains habiles d'Elliot se mettre à l'œuvre. Ses manches laissent apparaître quelques morceaux de tatouages sur ses avants bras.
— C'est pour quoi exactement cette clé ?
— Pour éloigner Nath, dit-il, ponctuant sa phrase par un clin d'œil.
Je me fige instantanément face à sa remarque. Quand je crois pouvoir le cerner un peu mieux, il brouille à nouveau les pistes. Je ne sais pas quoi faire, alors je me ronge les ongles. Elliot remarque mon inconfort. Il donne une tape amicale à la main que je porte à ma bouche.
— Te bouffe pas les doigts, après t'en auras plus !
Oups. Je retire aussitôt mes doigts de ma bouche.
— Oh, désolée, c'est dégueu, je sais... Mary n'arrêtait pas de m'empêcher de me ronger les ongles.
Son sourire s'estompe. Il a l'air triste ? Pourquoi ?
— Je suis désolée... Je parle trop d'elle. Stacy me dit tout le temps que c'est morbide et que je devrais moins en parler.
Faut que j'arrête d'être désolée de tout. C'est profondément irritant. Elliot secoue la tête.
— Nan, nan, t'inquiète. Au contraire, c'est normal d'avoir envie de parler de tes souvenirs. C'est ce qui garde les gens en vie. Il hésite mais finalement, il pose sa main sur la mienne. Je suis désolé pour ce qui lui est arrivé, Tina...
Ses traits se déforment et laissent apparaître une douleur profonde. Ce n'est pas de l'empathie, c'est différent. C'est comme... un deuil. Cette douleur sourde qui me transperce chaque fois que je pense à mon amie, Elliot la connaît. Il la comprend. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?
— Et si tu as besoin de parler d'elle, tu peux y aller autant que tu veux, lâche-toi !
Il sourit à nouveau. Il ne dévoile jamais bien longtemps ses faiblesses.. De quoi as-tu peur, Myers ? Peu importe. C'est la première fois qu'on me dit ça et ça touche quelque chose dans ma poitrine. Je serre sa main et il sait que je le remercie. On reste ainsi sans rien dire. Ce silence est réconfortant. Quand Nath revient vers nous, Elliot fait semblant de se concentrer sur son travail en masquant habilement la complicité qui venait de naître. Quand il resserre les pédales pour terminer sa réparation, on échange un sourire complice.
— C'est bon, tout est en ordre maintenant ! dit-il en resserrant les dernières pédales.
Nath nous observe à tour de rôle, perplexe. Il n'est pas dupe de la complicité naissante entre Elliot et moi. Peut-être même moins aveugle que nous le sommes.
Un mouvement attire soudain mon regard au bout de la rue. La voiture blanche de mon père vient de s'insérer dans notre allée. La panique m'étreint la gorge tandis qu'il coupe le moteur et sort du véhicule. Son regard glacial se pose d'abord sur Elliot, puis sur moi, avec une désapprobation évidente.
Sans un mot, il s'engouffre dans la maison. Je sens l'angoisse me traverser, anticipant la confrontation à venir. Elliot lit mon inquiétude et se lève prestement, rangeant les outils avec des gestes vifs qui effacent toute trace de notre rapprochement éphémère.
— On devrait y aller. Tina a sûrement des choses à faire, dit-il à mi-voix, conscient que nos chemins doivent se séparer pour l'instant.
Nath hoche la tête, comprenant le malaise ambiant.
— D'accord, on se voit plus tard.
J'observe Elliot monter dans son van pétaradant tandis que Nath disparaît chez lui. Puis, à contrecœur, je rentre à reculons, sachant pertinemment ce qui m'attend à l'intérieur.
Quand je passe la porte, la confrontation ne se fait pas attendre. Je pose à peine le pied sur la moquette qu'il m'interpelle. Il pourrait me laisser enlever mes chaussures.
— Je peux savoir ce que ce vaurien de Myers vient faire chez moi ?
Une ride se creuse entre ses sourcils froncés quand il est énervé et moi je ne vois que ça.
— C'est rien... C'est un ami de Nath et... Ils m'ont aidé à réparer mon vélo.
Je m'en voudrais presque d'avoir un instant apprécié la compagnie d'Elliot. Mon père, lui, soupire.
— Les parents de ce gamin sont beaucoup trop laxistes sur ses fréquentations. Je ne veux plus jamais te voir trainer avec ce malade, c'est compris ?
J'acquiesce en silence et monte dans ma chambre pour m'installer au pied de mon lit. Ça m'est égal. De toute façon, c'est pas comme si j'avais envie de le revoir. Dans la corbeille à côté du bureau, je retrouve la caricature de monsieur Clark.
Je n'ai pas envie de le revoir. Je n'ai pas de raison de le faire. Ce serait du suicide social. Je n'ai pas envie de le revoir. J'y gagnerai rien. Je n'y trouverai pas de réponse à ma mélancolie. Elle est trop confortable. La mélancolie a ceci de rassurant qu'elle ne me force pas aux changements. Non, pas elle. La mélancolie se complait dans un passé révolu auquel elle continue de s'accrocher. C'est mieux comme ça.
Je n'ai pas envie de le revoir.
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