Chapitre 3
Après le suicide de Mary, le lycée a jugé bon d'intégrer mademoiselle Schmitt à son équipe éducative. Une façon de dire aux parents d'élèves : « Nous sommes soucieux de veiller au bien-être de vos enfants. » C'est un mensonge. C'est pour se prémunir des scandales et s'assurer que rien ne vienne perturber leur taux de réussite. Comme j'ai de la chance, je fais partie des premiers gagnants du jackpot, avec à la clé un entretien en tête-à-tête avec la jeune femme.
Dans son bureau, elle exhibe ses diplômes de psychologie dans une tentative dérisoire d'inspirer confiance. Assise sur la chaise au dossier inconfortable, je laisse mon regard errer partout sauf vers le bureau massif derrière lequel se tient Mme Schmitt. Cette femme est censée m'aider à faire la lumière sur mes démons intérieurs mais je n'ai aucune intention de l'éclairer de ma vérité, ni même de lui accorder un regard. Un silence pesant s'étire tandis que je m'obstine à contempler les motifs écœurants du papier peint. Elle tapote impatiemment le bout de son stylo sur le sous-main en cuir usé.
— Tina, tes professeurs m'ont remonté une baisse d'investissement de ta part ces dernières semaines
C'est un leurre. Elle tourne autour du pot depuis dix minutes. Je garde les lèvres obstinément scellées.
— Je ne suis pas là pour te faire la morale, Tina. Nous savons tous que le décès de Mary te pèse, et personne ne te jugera pour cela. Les conséquences émotionnelles d'un événement tragique comme celui-ci peuvent se manifester de différentes manières, y compris sur le plan académique.
Mary. Enfin, elle le dit.
Je pensais qu'après deux mois, j'aurais affronté le pire. Ce n'est que le début. Face à la mort, on est tentés de croire qu'on sait ce que ça veut dire, ce que ça représente. C'est faux. La mort est un concept insaisissable et je commence seulement à comprendre son caractère irrévocable. Pourquoi doit-elle nous priver des gens qu'on aime ? Ça hante mes nuits jusqu'à l'asphyxie. Je peux crier, pleurer, supplier, jamais elle ne reviendra. Privée du répit du sommeil, je pactise avec le diable pour qu'il la ramène. Je fuis la réalité. Je cours, mais je ne sais pas où je vais. La lettre de Mary trouve chaque jour plus d'écho en moi. Je perds mon identité. Pourtant, je refuse de parler. À quoi bon ? Tout le monde entend, personne n'écoute.
— Tina... tu sais que parler t'aiderait à aller mieux, lâche-t-elle d'une voix doucereuse censée m'apprivoiser.
Je continue d'empiler des briques autour de moi et elle soupire longuement avant de poursuivre :
— Je peux comprendre que ce soit difficile après ce que tu as traversé. Mais je suis là pour t'écouter. Dans cette pièce, tu peux être toi-même, laisser sortir ce que tu gardes enfoui.
Laissez-moi tranquille avec vos conneries. Le barrage refoule d'autant plus fort les mots que j'aurais pu cracher au visage de cette inconnue. Elle continue de me sonder à la recherche d'une brèche qui lui permettrait de m'atteindre. Je la force à tourner en rond et me crois plus maligne mais elle n'est pas dupe. Me taire, ça lui donne raison d'insister.
— J'ai cru comprendre que tu souhaitais entrer en faculté de droit, c'est bien ça ?
Je ricane malgré moi et son attitude change.
— Tu n'as pas l'air d'accord avec mon affirmation…
Elle est satisfaite et ça m'embête. Je pose mon regard sur le sien pour la première fois de l'entretien. Elle pense qu'enfin je vais me décider à parler, pourtant je ne dis toujours rien. La jeune femme s'agace alors un peu.
— Tina, je suis là pour toi, tu sais. Mais si tu ne collabores pas davantage, je ne pourrai rien faire.
Je sens qu'elle me met la pression et ça finit par me bousculer.
— Est-ce que j'ai le choix ?
— On a toujours le choix, Tina.
Alors, c'est que ceux qu'on me donne ne m'intéressent pas.
— C'est vous qui le dites.
Ça y est. J'en ai trop dit.
— Au regard de notre conversation, j'en déduis qu'on ne te laisse pas beaucoup d'alternative… Peut-être est-il temps pour toi de prendre tes propres décisions !
Une boule vient se loger dans ma gorge. Et si on ne me laisse pas ? Et si je fais les mauvais choix ? Et si on arrête de m'aimer ? Elle continue de parler mais je deviens sourde, je dois répondre à mes propres questions. Sauf que je n'ai pas de réponse, rien qu'une profonde mangrove de peurs que j'entretiens depuis trop longtemps. J'essaie de sortir de là, mais je trébuche sur mes doutes qui exigent des certitudes.
Je suis incapable d'en avoir, alors mon cœur accélère dangereusement. Le doute, c'est le vecteur de la peur. Dans ma tête je m'agite, pourtant sur ma chaise je suis pétrifiée. Le visage de la psychologue devient flou, mes mains aussi. Je fixe mes doigts mais quand je les bouge, c'est comme si ce n'était plus moi. Je suis où là ? L'appétit vorace de mes pensées dévore toute clarté en moi. J'ai chaud.
Les sons deviennent de plus en plus forts, mais ce n'est pas pour autant que je les perçois mieux. Ils remplissent l'espace autour de moi de manière écrasante. Je crois que mademoiselle Schmitt essaie de me faire revenir à la raison. « Respire. » C'est ce que je fais. Mais la pièce se referme sur moi, étroite et oppressante.
Je peux plus respirer. Je me lève et renverse ma chaise. Je peux plus respirer. J'ouvre la porte et quitte cette pièce qui veut m'aspirer. Je peux plus respirer. L'écho de mes pas est le seul témoin de mon passage dans le couloir. Je peux plus respirer. Mademoiselle Schmitt m'appelle. Au bout du corridor, la délivrance m'attend. Je pousse les portes qui sont plus lourdes que d'habitude.
Quand je m'écroule sur les dalles de béton quelques mètres plus loin, le froid du bitume me ramène doucement à moi. Je gonfle mes poumons étriqués pour les remplir. Je respire. Le calme s'installe mais mon corps tremble. Je me suis vue mourir. Est-ce que je deviens folle ? Le parvis est désert à cette heure-ci. Je reste assise sur les marches du lycée et je regarde le vide que les peurs ont laissé en moi. Une douleur m'écrase la poitrine. Je plonge mon visage entre mes jambes. Je sursaute quand quelqu'un se glisse dans mon dos et pose sa main sur mon épaule.
— Tout va bien, Tina ?
— Elliot ?
— Lui-même, s'exclame-t-il fièrement.
Il ne remarque pas que je pleure. Ce n'est qu'en se penchant davantage vers moi qu'il voit la douleur de mon regard. Son visage change alors, il s'adoucit. En silence, il s'installe à côté de moi sur le sol froid. On regarde le ciel s'éteindre devant nous. Il hésite, mais finalement, il se risque à parler.
— Tu veux en discuter ?
Je secoue la tête avant de répondre avec cynisme.
— La dernière personne qui m'a demandé de parler m'a conduite ici.
— Mademoiselle Schmitt, hein ? J'y ai eu droit aussi... C'était plus chiant qu'un cours avec madame Jones.
Il essaie de plaisanter. Malgré les circonstances, je risque un sourire.
— Ouais, mademoiselle Schmitt peut-être...instante.
C'est un euphémisme.
— Je suppose que c'est son travail.
Il se contente d'acquiescer. Il est nerveux, ça se voit à la façon qu'il a de faire et défaire ses lacets. Même s' il ne dit rien, ça me convient très bien, alors on reste comme ça jusqu'à ce que je me sente prête.
— Tu sais, Elliot, à force de te croiser, je vais finir par croire que tu me suis !
Il se lève brusquement et s'emporte. Je le reconnais mieux là.
— Moi ?! Jamais je me le permettrais !, répondit-il d'un ton faussement outré avant de clarifier. Oh, ne le prends pas mal. Crois-moi, j'adorerais consacrer du temps à élucider les mystères qui entourent Tina Moore mais j'ai bien trop de choses à faire.
Qui élucide les mystères de qui ? Je peux pas m'empêcher de rire mais ça ne me convainc pas. Je croise les bras sur ma poitrine et lève un sourcil, sceptique.
— La vérité ça donne quoi ?
Ses traits se renfrognent avant de cracher :
— La vérité, c'est que notre directeur est un gros con pédant qui croit toujours ce qui l'arrange.
Mais encore. J'appuie mon regard.
— Ok... Je sors de colle.
J'éclate à nouveau de rire mais c'était tellement prévisible. Il ne comprend pas pourquoi ça m'amuse autant mais il s'en fiche, l'essentiel c'est que je ne pleure plus.
— Comment tu fais pour finir toutes tes journées en colle ?
— La vraie question, c'est comment TU fais pour ne jamais terminer tes journées en colle !
Il essaye de tenir en équilibre sur la bordure des fleurs en bas de l'escalier, comme un enfant qui ne s'inquiète de rien. Pourtant, dans ses yeux il y a de l'hésitation. C'est quoi tes doutes à toi ? Finalement, il rassemble son courage pour parler.
— Tu sais, je pourrais te dévoiler mon secret mais... ça va nécessiter un énorme cheeseburger et surement un milkshake aussi.
Quoi ? Il me soutire de la bouffe, c'est nouveau ça !
— J'ai pas d'argent sur moi...
Normal, mes économies du mois sont passées dans le premier EP de David Lee Roth. Je ne peux rien lui refuser à cet homme. Elliot saute de sa bordure et vient vers moi. Il sort une boîte métallique de son sac et la secoue.
— Ça tombe bien, aujourd'hui, c'est jour de paie !
Elliot le barjot m'invite à sortir. Est-ce que je suis aussi folle que lui si je dis oui ? Pendant que mon esprit débat, il a le temps de voir l'hésitation dans mon regard. Il décide de forcer le destin.
— Deal ?, dit-il, sa main tendue vers moi.
Je repense à mademoiselle Schmitt. « On a toujours le choix. » Dans son bureau, j'ai cru mourir. Je veux pas que ça arrive. Pas sans m'être permis de vivre. J'attrape sa main. Tant pis, si c'est le mauvais choix. Celui-là n'appartient qu'à moi.
— Deal !
Il referme sa poigne sur ma main et me hisse vers lui. Je le suis sans savoir où je vais. Les mains dans les poches, il me guide jusqu'à son van cabossé. Il en ouvre la porte et m'invite à monter dans une de ces pompeuses révérences dont il a le secret. Je m'installe en silence. Il se penche sur la banquette arrière et attrape un sweatshirt noir qui trainait là et le jette sur ma tête. Il pue la clope. Ça me laisse perplexe.
— Enfile ça ! Je voudrais pas qu'on nous voit ensemble... J'ai une réputation à conserver.
Il me lance un clin d'œil et démarre le moteur qui tousse. Je lui souris avec amusement avant d'enfiler le pull dont je tire la capuche sur ma tête. Sous son trait d'humour, il me dit combien il sait que sa seule présence près de moi risque de me mettre dans l'embarras. Prêt à partir, il pose un dernier regard sur moi, comme pour s'assurer que je ne regrette pas ma décision. Je lève un sourcil provocateur.
— Tu hésites Myers ? Demandé-je en guise d'accord définitif.
— Jamais !
Il passe la première vitesse et nous voilà partis. Un étrange sentiment d'excitation teinté d'incertitude m'envahit. À tout instant, j'aurais pu lui dire d'arrêter son van. J'aurais pu rentrer chez moi, me complaire dans le confort de l'ordinaire. Roulant sur l'asphalte brûlant, le soleil s'évanouit doucement à l'horizon. La chaleur du jour s'estompe et laisse place à une douce brise dont la caresse délicate chatouille ma peau. Les derniers rayons dorés se reflètent dans le rétroviseur, illuminant notre route d'une lueur presque onirique. Je regarde mes pensées s'envoler à travers les vitres baissées.
À mes pieds, il y a un tas de cassettes aux jaquettes ostensiblement provocantes. Je me penche pour en attraper quelques-unes. Judas Priest, Dio, Megadeth. Je me rappelle les journaux télé qui citent sans arrêt ces noms pour dénoncer les dangers d'une jeunesse pervertie par le démon. Elliot, concentré sur la route, prend son volant pour une batterie et tapote ses bagues au rythme de la musique qui sort de l'autoradio. Je pointe le lecteur cassette et demande :
— Qu'est-ce que c'est ?
— Ça, ma chère, c'est Iron Maiden !,
Je fais semblant d'être admirative.
— Run to the hills !, il se met à faire du playback sur le refrain. Désolé, si tu espérais du Cyndi Lauper, c'est raté !
Je suis prête à répliquer à sa plaisanterie sur mes goûts musicaux, mais une cassette attire mon attention. Je l'attrape et me tourne vers Elliot, le regard pétillant d'enthousiasme. Je crois qu'il me parle mais je le coupe.
— Je peux la mettre ?, demandai-je en tenant l'album éponyme de Van Halen.
Il me regarde hébété, comme si j'étais en train de me payer sa tête. Sans un mot, il m'invite à disposer du lecteur. J'appuie sur play et les premières notes de « Running with the devil » retentissent dans l'habitacle. D'instinct, mes lèvres se mettent à fredonner les paroles que je connais par cœur. Lorsque vient le refrain, la mise en abyme est parfaite. Elliot est frappé de stupeur.
— Van Halen, vraiment ?, m'interroge-t-il. T'es définitivement pleine de surprise, Moore !
Je riposte avec insolence.
— Je connais mes classiques, Myers. Pour qui tu me prends ?
— Eh, eh, doucement. Je voulais pas te vexer !, dit-il en faisant acte de reddition sans ménager son amusement. À ma décharge, ton père a pas l'air d'être du genre à laisser sa fille écouter... ça !
— Mon père est pas du genre à laisser sa fille traîner tard le soir avec toi... Pourtant, je suis là ! Les rôles s'inversent et je lui fais un clin d'œil. Si tu veux tout savoir, j'ai un énorme poster d'eux dans ma chambre. J'avais ce disque aussi mais mon père me l'a confisqué et l'a vendu au vide-grenier du quartier.
C'était un cadeau de Mary. Mon regard se voile un instant quand je fixe le boîtier qui me rappelle mon vinyle perdu à jamais. Il essaye de me remonter le moral.
— Tina Moore aurait-elle un faible pour les mauvais garçons aux cheveux longs ? Tu sais, il paraît que je lui ressemble !
Je m'étrangle de rire. Malgré sa tentative un peu boiteuse de m'impressionner, je sens mes joues s'empourprer. Je pose un regard sur lui. C'est vrai qu'il lui ressemble.
— Mouais... Y a quelque chose, mais je sais pas. Il manque un truc !, je hausse les épaules. De toute façon, c'est David Lee Roth que je préfère !
— Quoi ?! Putain mais c'est quoi votre problème avec ce mec sans déconner ?
— Bah, regarde-le ! Il est canon ! Réponds-je en agitant le boîtier devant lui.
— Tss, il sait même pas chanter !
Il transpire la frustration et je m'en amuse. Je me penche pour le renifler.
— C'est quoi ton after shave ? Jalousie de Calvin Klein ?
Tu n'as rien à lui envier pourtant.
— Rigoles ! Quand mon groupe sera connu, tu seras au premier rang en train de crier mon nom !
— T'as un groupe ?, demandé-je, les yeux écarquillés.
Il pointe le pull qu'il m'a forcé à enfiler. Je baisse les yeux et tire le tissu pour lire le nom inscrit à l'envers. « Raging Riot »
— C'est... Intéressant comme choix. ça ressemble un peu à Quiet Riot, nan ? dis-je, un peu moqueuse.
— Mouais, moques toi. Faudra pas pleurer quand t’auras pas d’autographe !
— Oh s’il te plait. Je serais sage ! Supplié-je avec des yeux de biche.
— Bon ok. Si t'es assez gentille, peut-être que je te ferais même l'honneur d'une démo après !
— Je vais faire de mon mieux !
Nos rires tapissent les parois du véhicule. La nuit enveloppe les rues tandis que les enseignes lumineuses clignotent avec insouciance le long de notre route. Je regarde par la fenêtre et observe les bâtiments familiers qui défilent, témoins silencieux de nos conversations. Les enseignes des cinémas et fast-foods apparaissent peu à peu devant nous, annonçant notre arrivée imminente au drive-in.
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