Chapitre 4
Le van ralentit. Accueillis par les néons rougeoyants, les tubes fluorescents projettent des reflets chatoyants sur les voitures qui se succèdent dans les emplacements de stationnement. L'air est empli d'une mélodie enjouée, portée par les haut-parleurs qui diffusent les derniers tubes à la mode. Les conversations joyeuses et les rires des clients résonnent dans l'air. L'odeur alléchante des hamburgers grillés et des frites croustillantes vient chatouiller mes narines. Mon ventre se met à gargouiller. Par-delà le pare-brise, j'observe le ballet incessant des rollers skaters qui allaient et venaient gracieusement entre les voitures. Un peu plus loin, j'aperçois une cabine téléphonique. Elliot attend qu'une serveuse vienne prendre notre commande. Je pointe la cabine du doigt.
— J'en ai pas pour longtemps.
Il hoche la tête et je sors du van, ma capuche suffisamment rabattue pour cacher mon visage. Les mains tremblantes, je pousse la porte grinçante. Je glisse les quelques pièces que j'ai dans mes poches dans la fente, et la vieille machine les ingurgite sans broncher. Je détache le combiné en plastique et compose le numéro, fébrile. La tonalité ne dure qu'une fraction de seconde mais l'attente me semble insupportable.
— Allo ?
— Allo maman ?
— Tina ? Nous étions morts d'inquiétude ! s'exclame ma mère qui souffle son soulagement
— J'suis désolée, dis-je en cherchant mes mots. Je suis sortie avec des amis et je… j'ai pas vu l'heure.
— Où es-tu ? »
Je jette un coup d'œil furtif sur le van d'Elliot et ma gorge se serre.
— Je suis… chez Stacy. On travaille sur notre projet d'histoire.
— Comment as-tu prévu de rentrer ? Je n'aime pas te savoir rentrer seule la nuit.
— Jason s'est proposé de me ramener.
À la seconde où je prononce son nom, je sais que je suis tirée d'affaire.
— Oh Jason, quel charmeur ce garçon ! Je suis ravie que tu sois resté en bons termes avec lui, c'est quelqu'un de bien !
— Oui, c'est... quelqu'un de bien, réponds-je en lançant un second regard vers Elliot.
Je sens la culpabilité m'envahir à mesure que je m'enfonce dans mon mensonge.
— Bon, me voilà rassurée, je sais que tu es entre de bonnes mains ! N'oublie pas de rentrer avant vingt-deux heures trente.
Je me débrouille pour écourter cet échange douloureux.
— Oui, ne t'en fais pas, je serai là à temps. Je dois filer. Je vous embrasse toi et papa.
Je raccroche précipitamment et fixe un instant le combiné pour digérer mon mensonge honteux. Quand je quitte la cabine, je suis étourdie par les remords. Pourtant, une part de moi se sent incroyablement bien. Comme si pour la première fois, je goûtait à l'ivresse de la liberté. Secouée par cette ambivalence, je retrouve ma place à côté d'Elliot. Juste à temps, la serveuse en patins tend le sac chaud et fumant par la fenêtre opposée. Quand Elliot se retourne pour déposer la commande à mes pieds, il voit la lueur de songes qui noie mon esprit. Il se penche vers moi.
— Ça va ?
Je masque la dualité qui me déchire.
— Oui, ça va. J'ai juste prévenu mes parents que j'étais avec... des amis...
Il hésite un instant.
— Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, tu sais.
Il esquisse un timide sourire auquel je réponds. Il a raison. Je les protège autant que moi.
— On peut se poser chez moi pour manger si tu veux, propose-t-il.
J'acquiesce et le moteur se remet à vibrer. Le trajet jusque chez Elliot est ponctué de silences complices et de quelques éclats de rires. À mesure qu'on s'approche, les pelouses bien vertes et les palissades blanches disparaissent au profit des mobile-homes et des maisons mal entretenues qui s'entassent. Je connaissais ce quartier sans jamais m'y être arrêté. Drogue, alcool, violence et pauvreté, c'est tout ce qu'il en sortait dans la presse locale. Lorsque enfin Elliot arrête le moteur, on descend du véhicule. De l'autre côté de la rue, un chien se met à aboyer, coincé derrière le grillage qui le sépare de nous. En regardant autour de moi, je ne vois que la misère dans ce cadre désolé. Je mesure la grandeur de la fracture qui sépare nos mondes.
Elliot attrape le sac encore chaud et me fait signe de le suivre. Quand il ouvre la porte pour m'inviter à entrer, un chat noir se glisse entre ses jambes et manque de se prendre les pieds dans le tapis.
— Mais qu'est-ce que tu fais là, pique-assiette ?
Le chat le sermonne pour son absence.
— Fais pas attention au bordel, dit-il en posant notre repas sur la table basse. Fais comme chez toi.
Il se précipite vers le frigo à moitié vide et remplit une gamelle de lait qu'il dépose devant l'entrée.
—Ça fait une semaine qu'il traine ici, dit-il en gratouillant la tête du petit félin. J'ai eu la bonne idée de lui donner du lait et depuis, il veut plus me lâcher.
Je l'observe avec curiosité. Ça n'a pas l'air de le déranger tant que ça de s'occuper de ce chat dont personne ne veut.
— Si tu arrêtes de le nourrir, il partira.
— Si j'arrête de le nourrir, personne ne le fera.
Je lui souris. Ce chat, c'est toi, pas vrai ? Il attrape un sac-poubelle pour y jeter les cadavres de bouteilles et canettes entassés près du canapé.
— Vas-y, installe-toi !, dit-il en vidant le cendrier qui déborde.
Il pointe le sofa du doigt et je parcours la moquette tachée avant de m'y installer. J'attends silencieusement qu'il termine, trop occupée à regarder autour de moi. Ça pue la clope. Pourtant, c'est réconfortant. Devant moi, les rideaux bariolés sont tirés pour offrir de l'intimité dans ce voisinage trop serré. Des bibelots s'entassent sur les étagères poussiéreuses, faiblement illuminés par les lampes d'appoint dans chaque coin de la pièce.
— Tu vis seul ?
— Non, mais ma mère est serveuse au Motor's Rage. Elle termine tard, on sera tranquille !
Il dépose le sac devant l'entrée et retourne dans la cuisine qui donne sur le salon.
— Hé, Moore. Attrape
Il me lance une canette de bière que j'attrape de justesse, les doigts glissant le long de la fraiche condensation qui perle dessus. Elliot s'installe à côté de moi et porte sa boisson en l'air pour me faire trinquer. Je n'ose pas lui avouer, mais j'ai jamais bu. Je l'ouvre délicatement et prends une gorgée, surprise par l'amertume. Je suis vite démasquée.
— Alors comme ça on n'a jamais bu de bière ?
Un sourire taquin s'étire sur ses lèvres et je lui glisse une tape sur l'épaule.
— Oh, c'est bon, te moque pas !
Je joue les mijaurés, mais en réalité, je suis amusée. Nos rires remplissent la pièce tandis qu'on commence à manger. Après plusieurs bouchées de notre copieux repas, Elliot me demande :
— Comment tu te sens ?
— Mieux... Merci Elliot.
— J'aime pas tenir de compte, mais tu vas bientôt m'être sacrément redevable, dit-il avec arrogance.
— Ah bon ? Je pensais que tu payais encore ta dette pour mon heure de colle !
— Ah non ! J'ai déjà payé pour ça ! Rappelle-toi comment je t'ai héroïquement conduite chez toi et ai réparé ton vélo
— On n'a qu'à dire que c'est moi qui t'invite la prochaine fois !
Elliot lève un sourcil et je comprends ce que sous-entend ma réponse.
— J'ai le droit à une prochaine fois ce coup-ci ?
Mon cœur s'accélère lorsque que je mesure la teneur de mes mots.
— Pourquoi pas… ?
Une étincelle se met à briller dans ses grands yeux bruns qui ne tardent pas à croiser les miens. On ne dit plus rien, mais dans nos regards une étrange alchimie opère et transcende le réel. Égarée dans cet échange silencieux, je ne sais plus où je suis. Parle !
— Tu... Tu devais me parler de ton groupe, non ?
Un sourire éclaire son visage qui revient à la réalité. Quand il me parle de son groupe, il est possédé par une passion qui m'emporte avec lui. Il m'explique qu'ils jouent régulièrement dans quelques bars, je cite, « miteux ». Il faut bien commencer quelque part. Justin et Nath sont venus remplacer les deux membres qui les ont abandonnés pour l'université.
— Tu devrais venir nous voir jouer à l'occasion. On fait parfois des reprises de Van Halen... En mieux !
— Alors ça, j'en doute !
Il se lève du canapé et prend quelques frites dans ma portion pour les coincer dans ma bouche et me forcer à me taire. Il s'empresse d'aller dans ce qui semble être sa chambre ? Et revient avec sa guitare et son ampli. Il branche le tout et je le regarde s'assurer qu'elle est bien accordée. Il me défie du regard et finalement, se met à jouer. Éruption. Dès les premières notes je reconnais le solo mythique. Ses doigts dansent sur le manche comme s'ils avaient leur propre volonté et je me laisse hypnotiser. Il n'est plus là. Autour de lui, le monde s'efface et seules les cordes existent.
Alors qu'il vient de me convaincre, on entend un coup de fusil et une voix pénètre les murs mal isolés.
— Myers, j'vais faire siffler ta guitare à coups de péteux si t'arrêtes pas ton boucan !
Elliot grimace mais éteint son ampli avant de retourner sur le canapé. Il murmure que le monde n'est pas prêt pour son génie. On s'amuse de la situation et je l'interroge sur son talent insoupçonné.
— Tu joues depuis longtemps ?
Il hoche la tête en avalant la dernière bouchée de son burger.
— Depuis que j'ai huit ans.
Il s'arrête, un voile de tristesse recouvre son visage tandis qu'il cherche ses mots. Il se tourne vers moi et me sourit pour masquer sa vulnérabilité.
— Quand mon père est parti, j'ai pas compris ce que ça voulait dire. Ce jour-là, ma mère m'a offert une guitare d'occasion. Je crois que c'était pas vraiment dans nos moyens... Je m'entrainais tous les jours et...
Il détourne son regard avant de continuer.
— Tous les jours je demandais à ma mère quand mon père rentrerait pour que je puisse lui montrer.
L'empathie me noue la gorge tandis qu'il me confie douloureusement son enfance.
— Il est jamais rentré. Alors, j'ai continué de m'entrainer. Je voulais me prouver que j'étais capable de quelque chose. Oublier que j'étais tellement bon à rien que... Il s'arrête un instant, la voix brisée par un souvenir douloureux, avant de reprendre. Que même mon père ne voulait plus de moi.
Je pose timidement ma main sur la sienne. Ses bagues glacent la peau de mes doigts. Elliot le barjot, le taré, le monstre, le démon. Je repense à tous les surnoms dont il est affublé à longueur de journée. Ça me fout la nausée. Je n'ai jamais pris part à ces conneries, mais je sais bien que dans mon silence, je n'ai jamais rien fait pour les arrêter. L'excentricité et la nonchalance qui me fascinaient tant lui avaient coûté le lourd tribut de plusieurs années d'errance à vivre dans le rejet d'autrui. Émue par sa confession, je cherche péniblement les mots pour adoucir sa peine.
— T'es pas un bon à rien Elliot...
Il pose les yeux sur ma main et sourit.
— Oh t'en fais pas pour moi Tina. Je suis un grand garçon maintenant !
Il me fait un clin d'œil pour effacer la mélancolie qui s'est installée l'instant d'avant. C'est presque un toc chez lui. Trop fier, il refuse d'accorder une seconde de plus à sa vulnérabilité. Soudain, on entend des clés s'introduire dans la serrure de l'entrée. Elliot sursaute du canapé et une femme aux longs cheveux bruns pénètre dans la pièce.
— Maman ?! Qu'est-ce que tu fais déjà là ?
La femme pince ses lèvres écarlates.
— Monsieur Haldeman m'a forcée à rentrer plus tôt. Apparemment, j'empeste l'alcool et je fais fuir la clientèle ! Tu le crois ?
Elle s'approche en titubant et Elliot la rattrape.
— Maman, t'es bourrée ?!
— Mais non, mais non. C'est ces ivrognes dégoutants qui renversent de la bière partout !
Il l'écoute sans rien dire, les sourcils froncés, tandis qu'elle s'agrippe à lui. Les yeux de sa mère s'écarquillent lorsqu'elle me remarque enfin.
— Oh mon bébé, tu as ramené une copine et moi je suis là à te faire honte.
Elle s'approche de moi et se présente. « Carole Myers». Alors que je m'apprête à lui serrer la main, elle me prend dans ses bras. C'est vrai qu'elle empeste l'alcool.
— Tu es beaucoup trop mignonne pour mon fils, tu sais.
— Maman !, s'agace Elliot qui l'attrape pour me dégager.
On se retrouve à trois au milieu du salon à se dévisager. Le malaise est pesant et il ne faut pas bien longtemps pour qu'Elliot se décide à nous sortir de cette situation.
— J'allais la déposer chez elle de toute façon.
Je hoche la tête et le suis jusqu'au palier. Sa mère proteste et tente de nous retenir mais Elliot l'ignore. En partant, il claque la porte. Le chemin du retour est plus calme qu'à l'aller. Dans la nuit, on traverse les rues éclairées par les réverbères qui défilent.
— Je suis désolé pour ça.
Je secoue la tête.
— Je vais pas t'en vouloir pour ça. Mon père t'a flingué du regard chez moi alors... Elle a l'air plutôt sympa ta mère, dis-je en haussant les épaules.
Il ne dit rien et je sens que c'est un sujet qu'il vaut mieux ne pas aborder. Les jardins en friche et les mobile-homes s'éloignent et bientôt, j'aperçois les silhouettes des maisons des briques parfaitement alignées de mon quartier. À quelques maisons de la mienne, je fais signe à Elliot de s'arrêter.
— Tu peux me déposer là ?
Elliot hoche la tête et coupe le moteur.
— Tu penses que ça ira ici ?
— Oui, c'est parfait, réponds-je, la voix teintée par l'appréhension de devoir lui dire au revoir.
Lorsque je m'apprête à quitter le véhicule, une force me retient. Dans l'obscurité, je cherche son regard, comme pour retarder mon départ. Un mot, un geste, n'importe quoi, pourvu que cela puisse me garder encore un peu dans ce van, seul rempart à ma solitude écrasante.
— Merci, Elliot.
— Pas de quoi... Tu seras toujours la bienvenue chez moi... Et je ferai en sorte que ma mère ne vienne pas tout gâcher.
Je lui adresse un sourire amical et quitte le van. Je fais quelques pas sur le trottoir avant d'entendre la vitre se baisser.
— Eh Moore ! lance-t-il. N'oublie pas. La prochaine fois, c'est toi qui paies.
Je lui souris à nouveau et scelle ce rappel comme une promesse avant de l'abandonner dans le secret de la nuit. Sur la pointe des pieds, je monte les escaliers pour ne réveiller personne. Quand je suis dans ma chambre, je ferme la porte contre laquelle je m'adosse. J'ai du mal à réaliser ce qu'il s'est passé. De retour à la réalité, mon regard se perd dans la corbeille à papier. Je m'accroupis pour récupérer la boulette froissée. Je déplie soigneusement le papier malmené et l'accroche sur mon mur de photos.
Je m'écroule sur le matelas moelleux. Emmitouflée dans le pull que j'ai oublié de lui rendre, mon esprit s'égare dans le souvenir de cette soirée qui a tout d'une échappée. Je ferme les yeux pour m'y accrocher plus fort, mais je m'endors.
Annotations
Versions