Chapitre 7

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Je pensais que quand ça viendrait, ce serait grandiose, que je me sentirais libérée en laissant les larmes expier ce chagrin que j'ai appris à aimer comme un nouveau compagnon de vie. Il n'y a rien de glamour dans la tristesse. Quand elle s'exprime enfin, elle se contente de vous exploser à la gueule comme un pétard mouillé. Pas de révélation. Pas de libération. Juste moi et ma peine, et j'ai l'air misérable à chialer sur un trottoir un vendredi soir.

Enveloppée dans le manteau ténébreux de la nuit, je me perds dans ses méandres en quête de rédemption. J'ai un creux dans la poitrine qui vient se creuser jusque dans mon estomac et me donne des hauts le cœur. Je renifle entre deux hoquets, puis deux autres arrivent et avec ma manche, j'essuie le maquillage qui dégouline sur mes joues.

J'essaie d'oublier les regards accusateurs de mes amis, mais ils s'accrochent à ma rétine comme l'inévitable réalité dont je ne pourrais pas effacer les traces. Je sens le contrôle filer entre mes doigts et la peur m'écœure. Je murmure aux étoiles dans l'espoir d'être entendu.

— J'aimerais que tu sois là...

Je reste sans réponse. Alors mes pleurs se meuvent à nouveau en colère. Les poings serrés, je frappe encore et encore le béton. Je sens mes mains s'engourdir à mesure que ma peau se déchire. Pour la première fois, quelque chose s'exprime. C'est monstrueux mais je ne peux pas l'arrêter. Cette chose est devenue trop grosse pour que je la garde au fond de moi. Je dois lutter pour reprendre le dessus sur mon âme qui se fragmente. Est-ce que je deviens folle ? Peut-être suis-je en train de toucher du doigt la douleur qui a mené mon amie à l'overdose fatale.

Sht.

Je reviens au calme. Il m'a semblé que le silence me parlait. Déchirant le vide, des pas résonnent plus loin et s'approchent dangereusement de moi. Mon cœur me serre la poitrine lorsque j'identifie le cliquetis distinct de la chaîne pendue à la ceinture de celui qui marche à ma rencontre. Chaque pas résonne avec lourdeur, comme un rappel sinistre de nos échanges secrets, et réveille les souvenirs douloureux que je cherche à enfouir au fond de moi.

Barre-toi...

Tina ?

L'appel retentit au loin. Je lève ma tête vers l'ombre d'Elliot qui se dessine devant moi, éclairée par la faible lueur des lampadaires qui nous observent. Je serre mes jambes contre ma poitrine mais mon mutisme ne l'arrête pas.

Je n'ai pas le choix.

— Fous-moi la paix, Myers !

Je le repousse avec toute la détresse qui me torture. Désarçonné, il s'arrête. La dernière fois qu'on s'est laissés, c'était avec la promesse que je l'inviterai à manger.

— Qu'est-ce qui te prend, Tina ?

— Je sais ce que Mary a pris quand elle a sauté de la fenêtre. Ma voix se brise et je m'arrête un instant avant de reprendre. Je sais que c'est toi qui lui as vendu !

Ces derniers mots sortent comme un crachat d'amertume, alimenté par les ruminations qui m'ont obsédé toute la journée. Ses traits se figent et je ne sais pas ce que ça veut dire. Il s'approche de moi pour se défendre.

— Tina, c'était pas moi. Je te le jure.

Sa voix tremble et trahit le désarroi qui l'envahit. Il pose sa main sur mon épaule dans une tentative de m'apaiser. Je le repousse. Je refuse de l'écouter.

— Elle m'a demandé, mais... je lui ai rien donné.

— Arrête de mentir ! Mes amis n'auraient jamais inventé un truc pareil !

Il est désemparé face à mon rejet. Je fuis son regard, alors il s'agenouille devant moi, ses yeux suppliants cherchant désespérément les miens.

— Tina, écoute... Je lui ai filé de l'herbe quelques fois mais c'est tout. Je te le jure.

Des larmes coulent à nouveau et ma colère se fissure sous le poids des souvenirs.

— Mary ne fumait pas, dis-je presque dans un murmure, le visage en peine.

Il hésite.

— Elle... Elle faisait des insomnies et des cauchemars, dit-il, la voix chargée d'émotion. Un jour, elle est venue me voir pour acheter de la weed...

Les mots d'Elliot résonnent dans mon esprit, troublant mes pensées et semant la confusion dans mon cœur déjà trop tourmenté. Les souvenirs de Mary se mélangent dans ma tête et forment un puzzle incomplet dont les pièces commencent à s'assembler. Son sourire, son rire, tous les instants joyeux que je chéris, ne sont que des illusions dans lesquelles je me berce. Des réminiscences idéalisées qui m'ont rendue aveugle face aux luttes silencieuses qui ont coûté la vie à mon amie. En une fraction de seconde, je revois nos derniers instants passés ensemble. Ses regards perdus dans le vide, ses mains glacées lorsqu'elle me serrait dans ses bras, ses paupières boursouflées quand elle quittait les toilettes ; L'écho de ces derniers instants où elle a tenté de me parler sans jamais en trouver la force. Ma gorge se noue tandis que je fais le constat glaçant de mon égoïsme. Pourquoi maintenant ? Pourquoi pas avant ? Pourquoi pas à temps ?

Un cri d'horreur et de révolte jaillit de ma poitrine, trop longtemps étouffé. Les larmes inondent mon visage qui se tord de douleur. Chaque sanglot porte en lui la trace de l'impuissance qui me broie les os.

— C'est ma faute, Elliot. J'aurais dû être là pour elle, voir combien elle souffrait. J'aurais dû lui parler. J'aurais dû l'écouter.

Au seuil de mes lèvres, les mots s'échappent dans un flot ininterrompu de regrets. Elliot s'installe silencieusement à côté de moi. Il passe son bras autour de mes épaules dans une étreinte réconfortante. Il me serre doucement contre lui tandis que mon corps convulse sous l'effet de mes pleurs.

— C'est pas ta faute, Tina, chuchote-t-il près de mon oreille. Je me suis souvent demandé ce qui se serait passé si j'étais resté avec elle ce soir où elle m'a demandé les pilules... si je l'avais retenu...

Je relève mon visage et plonge mon regard dans le sien. La lueur de tristesse qui y brille laisse entrevoir les mêmes émotions qui me déchirent. À cet instant, je comprends que celui qu'on accuse injustement porte en lui le fardeau d'un deuil dont il a été privé. Affligée, j'attrape sa main, offrant à sa peine la place d'exister. On reste ainsi plusieurs minutes, contemplant notre désarroi partagé. Mon esprit engourdi sort progressivement de cette gueule de bois émotionnelle qui ne laisse que le vide en moi.

Elliot brise le silence qui nous entoure en sortant un joint déjà roulé de sa vieille boîte rouillée. Je le regarde le porter au bord de ses lèvres et en allumer le bout. La flamme vacillante du briquet éclaire son visage et révèle ses traits marqués par la fatigue. La fumée s'élève lentement de l'extrémité incandescente et crée une brume vaporeuse qui enveloppe l'atmosphère. Les volutes dansent devant mes yeux et je les observe se mêler aux ombres de la nuit. Je sens l'arôme si particulier se répandre dans l'air.

Dans un perpétuel va-et-vient, Elliot inspire et expire la fumée, libérant les nuages qui emportaient une fraction de ses soucis. Son visage crispé s'apaise, comme anesthésié. Je suis chacun de ses gestes, hypnotisée par ma propre fascination. La tentation de laisser la réalité partir en fumée effleure mes pensées, mais Je n'ose pas demander. Elliot perçoit l'intérêt dans mon regard et, dans un geste amical, il me tend le joint.

— Tu veux ?

Au point où j'en suis.

Je hoche la tête et saisis le cylindre d'herbe de ses doigts. Je glisse le filtre encore humide entre mes lèvres et aspire la fumée sans précaution.

— Tu sais comment t'y prendre ?

Trop tard. Une forte toux me tord le corps lorsque la bouffée brûlante frappe le fond de ma gorge. Elliot esquisse un sourire et je sors mon plus beau sarcasme.

— J'ai l'air de maîtriser ?

— L'idée était bonne, l'exécution beaucoup moins, taquine-t-il.

— Ouais, c'est ! Moque-toi !, parviens-je à glisser entre deux toussotements.

— Moi ? Me moquer ? Jamais je me le permettrai !

Je lui donne un coup sur l'épaule pour châtier son insolence qui m'avait manquée puis, retente ma chance. Cette fois-ci, je parviens à conserver davantage de fumée, et après quelques bouffées à peine, je sens une étrange sensation de légèreté se joindre à mon ébriété. Je rends le joint à son propriétaire et laisse mon buste tomber sur le carré de pelouse juste derrière. Mon souffle se fait plus lent.

Engourdie par les effets de la drogue, les images de cette soirée remontent en moi comme une réinterprétation déformée et burlesque. j'ai perdu toute rationalité dans cette série d'événements dont je ne me suis pas sentie maîtresse. Je me suis saoulée, battue avec Ashley, et pour parfaire le tableau de cette soirée grotesque, je me trouve au milieu de la rue à fumer de l'herbe en compagnie d'Elliot Myers. Tout ceci n'est qu'une cruelle plaisanterie. Ma vie est une farce. Une farce dont la chute me dépasse. Je ne suis plus que l'ombre affaiblie de celle que j'essaie d'être.

Qui est cette nouvelle Tina que je tente de refouler ? Son existence même est comme un corps étranger qui, jour après jour, grandit en moi, loin de celle que j'étais autrefois. Je n'ai plus la force, plus l'envie de tuer l'embryon naissant de cette fille qui ne me ressemble plus vraiment. Submergée par ce sentiment d'étrangeté, je commence à l'accepter. Je ris avec force, porté par le sentiment de liberté de ne plus avoir à lutter.

Je ne peux plus m'arrêter et Elliot me regarde, perplexe face à mon hilarité.

— Qu'est-ce qui t'arrive ?, demande-t-il en arrachant des touffes d'herbe à ses pieds.

Entre deux rires, je parviens à articuler mes mots. Avec une candeur presque insensée, je lui avoue :

— J'ai pété la gueule d'Ashley.

Mon rire m'étrangle avec une intensité libératrice et en confessant mes actes, je crois pouvoir échapper à leur poids. Elliot ne retient pas son enthousiasme et ses yeux se mettent à pétiller de malice face à mon aveu.

— Et j'étais pas là pour voir ça ?!, s'exclame-t-il.

Un rire sincère émane de lui et se mêle au mien dans une cacophonie improbable.

— Tu veux dire vraiment pété la gueule ?, reprend-il en essayant de retrouver son sérieux.

Je hausse les épaules.

— Je sais pas... Je lui ai mis un poing dans la figure, avoué-je en essayant moi aussi d'afficher un air grave.

C'est peine perdue. On s'étrangle à nouveau d'amusement et notre hilarité se nourrit mutuellement.

— Putain, Tina. T'es encore plus cramé que moi !

Je relève mon buste, faussement outrée, et donne un coup dans son épaule.

— Sûrement pas ! Et puis, tout ça c'est ta faute en fait.

— Ma faute ? Tu m'accuses de te pousser vers les forces obscures, Moore ? J'étais même pas là. Je faisais mon biz tranquille dehors !

Je pointe maladroitement mon doigt au milieu de son front.

— Tout ce que je dis, c'est que depuis que je te connais, je fais n'importe quoi.

— C'est peut-être parce que tu fais n'importe quoi que tu me connais !

Une lueur espiègle brille dans ses yeux. Mon cerveau ralentit par toutes les substances dont je l'ai abreuvé à du mal à faire sens de ce qu'il vient de dire.

Il a raison.

Un éclair de lucidité me cogne la tête et je laisse mes poumons s'exprimer dans un soupir résigné.

— Je suis tellement dans la merde, Elliot. Mes parents vont me tuer quand ils l'apprendront !

— Et alors ? Une tape sur les doigts et c'est réglé !

Il dédramatise avec un calme qui me déstabilise. Si seulement il avait raison.

— Tu sais, j'ai vraiment dû batailler avec mon père pour sortir ce soir. Je vais pouvoir dire adieu à ma vie sociale pour le reste de l'année !

— Eh bah, on va s'assurer que tu profites de cette soirée autant que possible alors !, glisse-t-il avec un clin d'œil.

Prêt à transformer cette soirée ratée en souvenir mémorable, il me tend la bouteille qu'il trimballe avec lui. Je la prends et le regarde se lever brusquement. Je ne suis pas sûre de comprendre mais finalement, j'ouvre la bouteille et bois une gorgée. Je grimace à la seconde où le liquide brule mes lèvres.

— C'est dégueu.

— Nan, c'est du whisky, ma belle.

Je roule les yeux. C'est dégueu, mais j'en reprend quand même une gorgée. La bouteille dans les bras, je le regarde marcher sans but devant moi. Sa déroutante décontraction me laisse sans voix, et je me surprends à laisser mes yeux se perdre sur sa silhouette illuminée par le clair de lune. Ses cheveux indisciplinés dansent à chacun de ses mouvements. Il envoûtant, alors je me laisse emporter. Pour un soir, rien qu'un seul, je veux voir le monde tel qu'il le voit.

— Comment tu fais ?

Il lève un sourcil, perplexe.

— Comment je fais quoi ?, demande-t-il, les bras croisés sur son torse.

— Pour t'en foutre de tout, déclarai-je comme une évidence.

Un sourire espiègle courbe ses lèvres.

— Ah ça, c'est mon secret ! Je ne peux pas le confier à n'importe qui !

Il tire une bouffée de son joint presque consumé et expire la fumée qui s'élève dans l'air. Mes yeux suivent les vapeurs argentées qui se mélangent au ciel étoilé pour créer un tableau éthéré.

Je suis peut-être juste assez défoncée pour me subjuguer de tout.

Mon esprit intoxiqué se perd dans des pensées interdites. Je les réprime, mais elles reviennent en flash sur ma rétine. J’ai besoin de les explorer, alors je me lève et avance vers lui.

Mon cœur cogne ma poitrine, et mes yeux plongent dans les siens avec une intensité languoureuse. Entre nous, la distance se mesure en centimètres. Je vole le joint coincé entre ses lèvres et en tire les dernières bouffées avant de jeter le mégot fumant à terre. Son regard se trouble. Il ne sait pas interpréter la confiance que je me découvre. Je lui donne un coup de main et m'approche encore. Nos souffles se mêlent dans un espace où la raison n'a plus lieu d'être.

— Mais, je ne suis pas n'importe qui, murmuré-je au creux de son oreille.

Il sonde les prunelles de mes yeux. Une dernière lueur de clarté, une dernière étincelle de lucidité qui lui dirait de reculer. Il ne trouve rien. Rien que le reflet de notre ivresse partagée, et d'un désir refoulé.

Laisse-moi me noyer dans tes abysses.

Je pose mes lèvres contre les siennes, douces et tremblantes. Un mur s'effondre autour de nous.

Il reste immobile, aussi surpris par mon geste que je le suis. Est-ce-que je suis allée trop loin ? Et si j’avais mal interprété son attitude envers moi ?

Fais quelques chose putain !

Quand je crois que j'ai merdé, il répond à mon baiser avec plus de passion que je ne l'aurais imaginé. Ses mains glissent autour de ma taille pour m'attirer plus près de lui et mes doigts se perdent dans ses cheveux. Tout disparaît. Je ne vois que lui.

Soudain, les voix de mes amies retentissent au loin et me cherchent désespérément dans l'obscurité. On se sépare, la respiration haletante. Nos regards se cherchent dans cette stupéfaction mêlée de fascination. À nouveau, Stacy m'appelle et sa voix nous ramène à la réalité. Elliot prend ma main.

— Tu veux savoir où cette soirée peut nous porter ?

Toi et moi, on connaît la réponse... Je crois.

Je hoche la tête et me laisse emporter par sa main qui me guide vers un ailleurs que j'ignore encore, la trace de notre baiser à jamais conservé dans l'écrin silencieux de la nuit.

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