Chapitre 6

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La maison des Adams se rapproche et mon cœur s'accélère au son des basses qui résonnent de loin. La porte d'entrée est ouverte. Devant elle, j'aperçois Cody et Chance, une clope entre les lèvres et un gobelet à la main. Je les salue avant de franchir le seuil. Lorsque j'entre, le bruit frappe mes tympans.

Je comprends pourquoi on entend de la musique à plusieurs pâtés de maisons.

Je me fraye un chemin entre les gens et en bousculent certains. J'ai à peine le temps de m'excuser que je suis à mon tour ballotté de tous les côtés. Je me laisse aspirer, je finirai bien par atterrir quelque part. Dans toutes les pièces, les rires et les discussions monopolisent l'espace quand la musique ne s'en charge pas.

Qu'est ce que je fous ici ?

Je me sens pas à ma place. Quelqu'un renverse son verre à mes pieds. Les tâches évitent mes chaussures, de peu.

Je comprends pourquoi le sol est collant.

Quand je me sors enfin de cette marée humaine agglutinée de l'entrée jusqu'au salon, j'aperçois Jason. Accoudé sur une enceinte, il vante les mérites du nouvel ensemble stéréo de son père. On dirait un vendeur de bagnole.

— Tina !

La voix de Stacy perce la musique pour m'appeler. Je regarde partout pour la trouver. Ses grands gestes finissent par m'attirer jusqu'à la table où sont alignées les boissons déjà bien entamées.

— Tina, t'as pu venir ! s'exclame Rachel qui lève son verre de jus de fruits devant moi.

— Ouais, j'ai fini par me décider. J'ai dit que je dormirai chez toi pour pas que mon père flippe.

— Je dois avoir un sac de couchage qui traîne chez moi.

On échange un sourire complice mais Stacy me tire vers elle pour me faire tourner sur moi-même.

— Bel effort ! dit-elle en me regardant de haut en bas. Tu comptes impressionner qui comme ça ?

Je crois qu'elle attend une réponse précise à ça, mais je vais la décevoir. Pour éviter le sujet, je décide de la taquiner.

— Ouais, justement, il est pas là ton père ?

Stacy me donne un coup dans l'épaule et grimace.

— Oh beurk, Tina, arrête !

Rachel et moi éclatons de rire face à notre amie qui noie son dégoût dans son verre de vodka. Elle finit par attraper un gobelet qu'elle remplit avant de me le tendre. « Jus d'orange, comme d'habitude. »

Stacy me connait bien. Je le saisis mais mon regard se porte sur l'alcool qui pourrait agrémenter cette soirée où je ne sais toujours pas ce que je suis venue chercher. Derrière nous, Kim Wilde chante la jeunesse américaine et portée par son refrain, j'attrape une bouteille au hasard et verse une quantité que je ne sais pas mesurer. Mes amies me dévisagent, incrédules.

— Tu bois de l'alcool ?! demande Rachel qui manque d'avaler de travers.

Elles ne me connaissent peut-être plus si bien. Stacy s'empresse de trinquer avec moi.

— Je sais pas qui c'est cette nouvelle Tina, mais je l'aime déjà !

Les yeux pétillants de mon amie déjà éméchée attendent.

À cette nouvelle Tina.

Je porte mon verre à mes lèvres. L'odeur me pique les narines et j'hésite. Finalement, je prends une gorgée qui brûle tout sur son passage .

Je ne sais effectivement pas mesurer.

Tant pis, ça réveille chaque parcelle dormante de mes entrailles. Stacy et Rachel rient face à mon visage déformé par les picotements. On continue de discuter, le temps pour moi de m'accoutumer à mon mélange raté. Quand Cody passe à côté de nous, Stacy l'attrape par le bras.

— Le héros de la soirée !

— Ouais, enfin, c'est mon grand frère qu'il faut remercier. C'est lui qui nous a filé l'alcool, moi j'fais que livrer.

— Je préfère te remercier toi ! dit-elle d'un ton mielleux en lui caressant le torse.

Un sourire lubrique tord ses lèvres qu'il écrase contre celles de Stacy. Je peux voir leurs langues... faire ce qu'elles ont à faire. J'ignorais qu'assister à un simple baiser pouvait me donner l'impression de regarder un porno. Avec Rachel, on se regarde un peu gênées. On est finalement sauvé par quelqu'un qui a la bonne idée de toucher à la collection de statuettes en cristal.

— Eh ! Eh ! Pose ce truc Rebecca, c'est à ma mère, putain ! s'exclame Stacy qui s'en va monter la garde.

Cody la suit. Il ne voudrait pas rater le moment où sa petite amie sera prête à l'emmener à l'étage.

Merci, Seigneur.

Je me sers un second verre pour espérer pouvoir effacer ce que je viens de voir. Ça brûle moins que les premières fois mais je sens mon corps se réchauffer. J'ai les joues rouges. Mon regard croise brièvement celui de Jason qui discute à l'autre bout de la pièce. C'est un instant de trop et Rachel ne peut plus résister.

— Il parle beaucoup de toi en ce moment... Il me demande tout le temps comment tu vas et pourquoi il te voit plus autant qu'avant.

Avant.

C'est vrai qu'il fut une époque où je passais la moitié du temps avec lui et Mary. Le problème, c'est que maintenant qu'elle n'est plus là, je n'ai rien à lui dire. Mary, c'est tout ce qu'on avait en commun... Je termine mon verre cul-sec et m'en sers un autre. Rachel essaie de m'en empêcher mais je la repousse sans difficulté.

— Vas-y mollo quand même...

Je n'écoute pas son conseil. Je fais mine de savoir ce que je fais mais elle voit que je tente de me dérober de la réalité.

— Tu devrais lui parler.

Normalement, c'est le truc de Stacy de me pousser dans les bras d'un mec. Je repose mon verre sur la table.

— Nan j'ai pas envie de lui parler. Et tu veux savoir pourquoi ?, dis-je d'un ton volontairement énigmatique.

Elle me fixe attentivement. Dans ses yeux, je lis l'attente de secrets à révéler.

Il n'y en aura pas.

— Par ce que j'ai envie de danser avec la plus belle de mes copines !

J'attrape sa main et l'entraîne là où tout le monde s'entasse pour danser. L'alcool continue de faire son chemin pendant qu'on se laisse aller à la musique. Je me sens légère, comme si tout ce qui m'écrasait quotidiennement disparaissait. C'est une illusion. Peut-être mais je veux m'abandonner à cette éphémère impression. La pièce se met à tourner, alors je fixe les yeux de Rachel pour rester ancrée dans la réalité. Lorsqu'on est trop fatigué pour continuer, on se met en retrait.

Je n'entends plus très bien ce que mon amie me dit. « Où est Stacy ? » Je ne sais pas. Je vais la chercher. En partant, je récupère mon verre sur la table et bois un peu de son contenu.

Je me suis servi ça ?

Je regarde dans le gobelet et ça n'a pas la couleur de ce que j'ai mis dans mon verre. Je hausse les épaules.

Où est-ce que j'allais déjà ?

Je ne sais plus. Tant pis, les marches ont l'air trop confortables et je me laisse tomber sur la moquette dodue. Le corps en appuis sur la rambarde, j'essaie de fixer le mur en face de moi. Je ne sais pas si c'est lui qui tourne ou moi. Je crois que pendant une dizaine de minutes, c'est la seule question à laquelle mon cerveau exige une réponse. C'est nouveau comme rumination.

Ma vision se trouble. Quand je regarde trop longtemps le papier peint, je vois des visages tristes. Trop bizarre ! Je rigole toute seule. Je crois que c'est mon reflet que je vois. Aucun fard, aucune robe ne peut éliminer le sentiment d'étrangeté qui me retient captive. Je termine mon verre pour anesthésier ce qui semble vouloir remonter.

C'est vraiment pas mon verre.

Tu t'amuses bien ce soir ?

J'arrive pas encore à le savoir. Je tourne la tête et Jason me sourit. Il a l'air aussi alcoolisé que moi. Un hochement de tête en guise de réponse, je retourne vite à mon obsession. Il s'installe néanmoins à côté de moi et on reste assis sans rien dire. Soudain, Jason se frotte les yeux. Il essaie de comprendre ce que je fixe, alors je lui donne un coup de main.

— Tu crois que c'est le mur qui tourne, ma tête ou les deux ?

Il se met à rire et moi aussi.

— J'ai un doute, faut que j'aille voir, dit-il en se levant.

Il marche jusqu'à la cloison qui m'observe depuis tout à l'heure et colle son nez dessus.

— Tout va bien, c'est le mur qui tourne ! Il dit ça et trébuche en se tournant. Enfin je crois..., ajoute-t-il en riant.

Quand il retourne près de moi, je suis fascinée par le reflet de mon ivresse dans ses yeux. Lui aussi me regarde mais ce n'est pas le même intérêt qu'il trouve chez moi.

— Tu sais de quoi je suis certain en revanche ?

Je tends l'oreille pour mieux entendre.

— C'est que tu es magnifique ce soir.

Je ris nerveusement. Ce n'est pas drôle pourtant. Il prend ça pour de la timidité mais c'est du rejet. Bien vite, Je ne sais pas quoi dire. Lorsque je crois que ça ne peut pas être pire, il pose sa main sur la mienne.

— ça me manque de plus te voir autant.

Je ne sais toujours pas quoi dire, alors j'improvise.

— Bah... faut pas ! dis-je, ponctué d'un second rire maladroit.

Faut pas ?

Même en me forçant, je n'aurais pas pu trouver pire réponse. Il rit, mais je n'arrive pas à savoir s'il est aussi nerveux que moi ou s'il ne comprend simplement pas mon malaise. Son visage s'approche du mien et je réalise qu'il n'a effectivement rien compris. Je n'arrive pas à l'arrêter, je suis pétrifié.

Au secours !

Ses lèvres à quelques centimètres des miennes, la panique s'empare de mon corps et l'alcool trop vite ingurgité commence à vouloir sortir.

— Jason, je...

Je vais vomir !

Je détourne mon visage juste à temps pour régurgiter sur ses chaussures. Sauvée par mon ébriété... On se lève brusquement et je me confonds en excuse, cherchant de quoi l'essuyer. Bientôt, je sens la nausée remonter et je suis forcée de le laisser se débrouiller. Je colle une main sur ma bouche et cours jusqu'aux toilettes où je m'enferme.

Sous le néon jaunâtre de la pièce, je rends mon trop-plein d'alcool dans la cuvette. Mes mains tremblent contre le carrelage froid et mon corps convulse au-dessus des toilettes, jusqu'à ce que je termine de rendre le contenu indésirable de mon estomac. Je laisse mes fesses tomber en arrière et reprends mon souffle. Mes yeux errent le long de la faïence qui orne les murs.

Qu'est-ce que je fous, putain ?

Le son étouffé de la musique et des rires me parvient de l'extérieur. La fête bat son plein de l'autre côté, mais dans cette pièce éclairée d'une lumière crue, je me sens terriblement seule avec mon désarroi.

Finalement, je me lève et avance jusqu'au lavabo contre lequel je me penche. J'essaie de rassembler mes pensées dans le chaos de la situation, mais je revois sans cesse les lèvres de Jason s'approchant trop près des miennes. Je ne me sens pas le courage de l'affronter. Encore moins après ce qu'il vient de se passer. Se faire vomir dessus en réponse à des avances, ça doit blesser même l'égo le plus renforcé.

Après avoir rincé ma bouche, je me décide enfin à quitter mon refuge. En sortant, je longe le couloir avec difficulté. Je m'appuie contre les lambris à la recherche de Stacy et Rachel. Ce ne sont pas mes amies que je finis par trouver.

— Oh, Tina... dans quel état t'es-tu mise ?, me lance Ashley.

Parfait !

Quand on croit que rien ne peut être pire, la vie s'amuse à nous rappeler que si.

— Lâche-moi, Ashley !

J'essaie de forcer le passage, mais elle me repousse. Elle secoue la tête comme si elle était désolée. Je suis sûre qu'elle savoure en réalité.

— Ne le prends pas comme ça... Un sourire en coin s'installe sur ses lèvres. Tu sais, j'ai vu ce qui s'est passé avec Jason.

Je la fixe sans me laisser impressionner.

— Ah bon ? Et, qu'est ce que t'as vu exactement ?

J'aurais dû l'ignorer. Je viens d'ouvrir une brèche pour ses jeux malsains.

— Eh bien, que le pauvre t'a fait des avances et que tu n'étais pas vraiment réceptive…, déclara-t-elle moqueuse.

C'est tout ? Si elle croit que j'en ai quelque chose à foutre de Jason, elle se goure royalement. Lorsque je crois qu'on en a fini, son sourire s'étire davantage et trahit ses intentions. Elle s'approche de moi et chuchote à mon oreille.

— Peut-être que tu aurais préféré les avances d'Elliot…

Je serre les poings jusqu'à m'enfoncer les ongles dans les paumes de mes mains. J'essaie de rester impassible mais c'est perdu d'avance. À l'intérieur de moi, je bous. Elle voit que je suis prête à céder et c'est ce qu'elle veut.

Un mot et c'en sera trop.

— Oh, je t'ai vexé ? Je m'inquiète pour toi. Il semble que Mary aussi avait un faible pour les mauvais garçons... Regarde où ça l'a mené.

Dans un geste qui précipitera sa chute, elle pose ses doigts sur sa tempe et mime le tir fatal d'un pistolet. Un rire cruel s'échappe de ses poumons. Elle peut me cracher dessus autant qu'elle le souhaite, je la laisserai pas cracher sur mon amie.

Avant que mon cerveau n'en mesure la conséquence, j'attrape un gobelet qui traîne sur le guéridon et renverse son contenu sur Ashley. Un cri strident sort de sa bouche quand l'alcool se répand sur elle. Les gouttes du mélange teintées de rouge arrosent sa tenue et laissent une odeur âcre flotter dans l'air. Son sourire a disparu et sa bouche reste grand-ouverte. C'est plus fort que moi, je glousse.

— Quoi ? Je pensais que tu aimais la cerise.

L'alcool me donne une confiance que je suis incapable d'assumer. Notre altercation attire l'attention des plus curieux. J'entends mon amie qui nous sermonne avec sa voix de bulldog.

— Putain mais c'est quoi ces conneries ?

Stacy essaie de désamorcer cette confrontation qui menace de dégénérer, mais ses paroles se perdent dans la cacophonie de nos émotions exacerbées. Le visage d'Ashley est déformé par la rage tandis qu'elle me crache son mépris.

— T'es aussi malade que ta pétasse de Mary !

Mes poings se resserrent mais c'est trop tard. Ses mots sont comme une étincelle dans une poudrière et je finis par rompre. Incapable de me contenir, mon bras s'élance. Dans un geste brutal et désespéré, mon poing s'abat sur ses traits de poupée. La sidération peint son visage avant que la douleur ne s'installe, accompagnée d'un long silence alors que quelqu'un coupe la musique.

Les spectateurs médusés observent la scène, leurs yeux grands ouverts. L'instant se suspend, comme si le monde entier retenait son souffle pour voir quelles seraient les conséquences de cet acte de violence. Mes doigts meurtris tremblent encore tandis que mon regard croise celui d'Ashley. Paniquée, elle porte ses mains sur son visage. Elle saigne.

— Mon nez ! Mon nez !

Les regards se portent tous sur moi et je comprends trop tard que je suis allée trop loin. J'entends les murmures et les exclamations s'élever autour de nous, tandis que certains se précipitent vers Ashley pour prendre soin d'elle. Figée sur place, incapable de détourner les yeux, je contemple honteusement mon œuvre. Rachel me parle, mais mes oreilles bourdonnent. Les murs se referment sur moi et leur présence oppressante étouffe ma respiration déjà saccadée.

Qu'est-ce que j'ai fait ?!

Stacy essaie à son tour de me faire revenir à la réalité, mais c'est trop tard, elle n'est plus qu'un écho déformé. La panique s'empare de moi et m'incite à agir.

Mais comment ?

Je dois m'échapper de cette situation qui a dégénéré, car je suis incapable de l'assumer. Mes muscles tremblent sous l'adrénaline, mais je m'oblige à bouger. Je traverse la foule en titubant. Leurs regards accusateurs me poursuivent tandis que je cherche désespérément une issue. La porte d'entrée se dérobe devant moi, alors je cours pour l'atteindre enfin. Sur le seuil, je m'élance de toutes mes forces dans la nuit. Je ne regarde pas derrière moi.

Mes jambes me portent à travers le silence des rues qui ignorent ce que je viens de faire. L'obscurité m'enveloppe et masque le poids des émotions qui me consument. Je continue ma course, comme un moyen de réparer les dégâts que j'ai causés. Fuir, c'est tout ce que je sais faire, mais mes pensées se bousculent et elles finiront bien par me rattraper.

À bout de force, je m'écroule sur un trottoir. La lune pour seule compagne, des larmes coulent le long de mes joues. Je ne les retiens pas. C'est la première fois.

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