Chapitre 10.1
Ça va bien se passer. En réalité, j'en ai aucune idée. Tout ce que je veux, c'est calmer mon cœur qui cogne si fort que j'en ai les oreilles qui bourdonnent. C'est comme ça depuis que je suis sortie de chez moi. On est lundi et je n'ai plus entendu parler d'Ashley de tout le week-end... Je sais qu'aujourd'hui ça va changer. Y a qu'à voir comment les gens me regardent arriver. Je les entends chuchoter. Il a l'air palpitant le récit de ma soirée arrosée vue de loin.
Quand je traverse le couloir bondé, je me fais toute petite. C'est pas que je me sente exposée. Je le suis et je le sais. C'est le moment où le principal Hughes me tombera dessus qui me fait paniquer, alors j'essaie de me cacher. Deux crétins se mettent à m'applaudir. La poisse ! Je ferais mieux de me planquer dans mon casier. Dans mon dos, une main surgit et attrape mon sac à dos pour m'embarquer en arrière.
— Tina !, s'exclama Stacy. T'es au courant ?
Non, mais vu le ton, ça semble important. Elle a l'air encore plus affolée que moi et ce n'est pas bon signe. Il n'est peut-être pas trop tard pour filer dans mon casier. Incapable de former un mot, elle lâche la bombe.
— Les parents d'Ashley ont appelé le lycée.
Je vois flous. Je suis pas surprise, mais quand nos peurs se réalisent, peu importe combien on les a ruminées, on est jamais prêt à les affronter.
— Apparemment, ils ont demandé une réunion avec le principal pour discuter de ce qui s'est passé...
Elle marque un temps d'arrêt parce que la suite ne fait qu'empirer. Rachel qui ne dit rien passe sa main dans mon dos pour m'apaiser.
— Je connais pas les détails, mais... Ashley a dit à Tracy qui a dit à Rebecca qui m'a dit que... tu pourrais être renvoyé du lycée.
Maintenant c'est mes jambes qui me lâchent et se mettent à trembler. Je m'adosse à un casier pour ne pas tomber.
— ça va aller. Si tu expliques ce qui s'est passé, tu devrais pouvoir t'en sortir sans trop de problèmes.
Rachel veut me rassurer mais même elle ne croit pas à ce qu'elle dit. Je reste silencieuse. Je prie pour que ses gentils mensonges ne soient pas si loin de la réalité. La cloche sonne, et si mes amies ne me l'avaient pas dit, je serais encore collée au mur. On marche vers notre salle de classe mais je traine un boulet à ma cheville. Maintenant que je connais la sentence, ce n'est plus qu'une question de temps avant qu'elle ne soit prononcée. Je m'accroche à l'idée de rejoindre ma chaise, comme si ça pouvait me sauver.
— Mlle Moore !, m'appel une voix calme et autoritaire.
Je déglutis mais je peux pas bouger. Stacy me pousse juste assez pour me secouer. Je lève les yeux. La secrétaire me fait signe à l'entrée du secrétariat. Cette fois ça y est. Elliot passe dans l'autre sens. J'ai à peine le temps de voir mais sur ses lèvres je lis : « Tu les emmerdes tous. » Pas sure que ça me serve mais ça me donne le courage de me redresser. Je parcours les quelques mètres qui me séparent de la femme qui m'attend. Elle tape du pied comme si ça faisait dix minutes qu'elle m'attendait.
Lorsque je suis enfin devant elle, je suis invitée à m'installer sur une chaise en attendant que le principal puisse me faire l'honneur d'une entrevue. Sur mon siège je me ronge les ongles, et la secrétaire me toise de temps à autre. Cinq minutes c'est court, pourtant c'est suffisant pour tout ressasser. Trois fois. C'est aussi suffisant pour m'autoflageller et de comprendre qu'Einstein avait raison ; le temps est relatif. Soudain, la porte s'ouvre et M. Hughes émerge. Mon cœur manque un battement et mon souffle se bloque dans ma gorge.
— Mlle Moore, veuillez me suivre s'il vous plait.
Il me plait pas. Les formules de politesses, ce n'est pas adaptée à ce genre de cas. Je me lève et le suis dans la pièce, les épaules à nouveau écrasées d'incertitudes. Je connais pas le protocole, alors je reste un instant figée devant son bureau. La porte claque derrière moi et je sursaute. Ses pas sont lents, ça le rend encore plus glaçant. Il prend place derrière son imposant bureau et d'un geste de la main, il m'invite à prendre place. Il ouvre un dossier en face de lui, puis il se met à le feuilleter. Qu'est ce que c'est long. Finalement, il pose le doigt sur la phrase qu'il cherchait et retire ses lunettes pour me regarder.
— Je n'ai pas l'habitude te vous recevoir dans mon bureau, Mlle Moore.
Il me sourit mais son ton est grave. Je crois qu'il ne veut pas me faire peur, pourtant c'est déjà fait.
— Les parents de Mlle Scott nous ont contactés à la première heure ce matin et je dois bien vous avouer que j'ai été extrêmement choqué d'apprendre les récents
évènements qui m'ont été remontés.
Les yeux fixés sur la plaque qui rappelle son titre, ma tête opine timidement. Il reprend.
— D'ordinaire, je ne prends pas parti dans les évènements en dehors du lycée, mais M et Mme Scott ont insisté pour que des mesures soient prises à votre encontre. La violence dont vous avez fait preuve est inacceptable dans notre établissement.
Ce qu'il veut dire, c'est que le père d'Ashley est propriétaire du plus grand centre commercial en ville et que si M Hughes fait ce qu'il dit, l'école aura le droit à un joli pot-de-vin. Si j'avais frappé Jimmy en première année, tout le monde s'en ficherait. Mais non, c'est à Ashley que j'ai bousillé le nez. Je pose mes mains sur l'accoudoir en cuir et laisse une trace de sueur. À ce moment-là, je devrais vraiment avoir peur, pourtant, c'est autre chose qui monte en moi.
Il continue de distiller ses remontrances mais je ne l'écoute plus. Tout ce que j'entends, ce sont les mots d'Ashley. J'aurais dû la laisser cracher sur cette pauvre Mary qui n'a rien demandé ? Permettre à son semblant de statut lui donner un droit qu'elle n'a pas ? Elliot a raison, je vous emmerde tous ! Au seuil de mes lèvres tremblantes, des mots se bousculent. Je devrais pas les laisser sortir mais c'est trop tard.
— C'est elle qui m'a provoqué, lâché-je en gardant un semblant de retenu.
Mon principal hausse les sourcils. Il ne s'attendait pas à une réaction de ma part. Pas celle-ci. Il joint ses mains et se penche sur son bureau pour me rappeler qui fait figure d'autorité.
— Mlle Moore, je ne doute pas que vous ayez eu vos raisons d'agir ainsi. Cependant, la violence est une solution que nous ne pouvons tolérer.
Je me mordille la lèvre. Je devrais me taire mais je n'y arrive pas.
— Elle s'est moquée du suicide de Mary. Elle a dit des choses horribles sur elle.
Les narines du directeur s'écartent pour laisser passer un souffle lourd qui en dit long sur son mécontentement.
— Mlle Scott a peut être eu des mots qui dépassaient sa pensée, mais en aucun cela ne suffit à justifier vos actes ! Vous auriez dû faire preuve de sagesse et discuter avec elle. Je vous pensais capable de plus de jugeotes !
Depuis quand les mots peuvent avoir un quelconque impact sur Ashley ? Je m'enfonce dans ma chaise et mâchonne la frustration que je coince entre mes dents. Je perds patience, mais lui reste calme.
— Écoutez, Mlle Moore. Vous devez comprendre qu'ici c'est la réputation de notre établissement qui est en jeu.
Je réprime un rire cynique. Au moins il l'admet. Soudain, ses traits se font moins dur et il soupire. Il se penche encore et je crois que cette fois il veut m'apprivoiser.
— Le suicide de votre amie vous est difficile. Nous le savons. C'est d'ailleurs pourquoi, avec l'aide de Mlle Grunwald, nous mettons tout en œuvre pour alléger vos difficultés.
Alléger mes difficultés ? Elle est pas mal celle-là. Ils en savent quoi de mes difficultés ? C'est pas eux qui sont rongés par les regrets une fois la nuit tombée. Je vois des morts dans mon sommeil. Vous, que voyez-vous ? Je croise les bras, désabusée par ses fausses considérations.
— Nous sommes conscients que vous n'êtes pas dans un état qui favorise la... stabilité émotionnelle.
On tourne en rond. Abrège ! Il se lève de chaise et regarde ses chers élèves courir sur le terrain. Les mains dans le dos, il dit ceci :
— Ainsi, l'équipe pédagogique et moi-même pensons qu'une peine trop lourde ne ferait que vous accabler.
Ma curiosité est piquée lorsque je comprend qu'il compte faire preuve de clémence. Je faisais la fière mais je veux pas être viré. Dans ma tête je suis à genoux et j'ai les mains liées. Pitié. Il se retourne enfin.
— Afin de réfléchir à vos actes, vous serez collé pendant deux semaines. Cela vous laissera le temps pour rédiger une lettre sincère à l'attention de votre amie
Ashley pour vous excuser.
Sincère, amie, excuses. Il y a trop de mots qui ne vont pas dans sa phrase. Je m'en plaindrai plus tard, pour le moment, je m'en contente. Ça s'arrête là ? Non, ce serait trop beau.
— Je me chargerai de contacter vos parents dans la journée afin qu'ils soient tenus informés.
Là, mon ventre se déchire dans une crampe et enfin, il assène le coup de grâce.
— Concernant votre place au sein des pom-pom girls, vous serez suspendue pendant deux semaines. Le temps pour nous de trancher sur votre renvoi de
l'équipe.
Ashley est capitaine. J'aurais dû m'y attendre. Mon regard se porte sur la photo de notre équipe suspendue au mur. Il me fixe. Il attend que je le remercie. Je ne le ferai pas. Faut pas déconner. J'ai déjà perdu, me demandez pas de m'allonger. Face à mon mutisme, il me congédie.
Je quitte son bureau et passe devant la secrétaire qui m'ignore. Dans le couloir, les casiers me narguent. C'était Mary qui voulait être pom-pom girl. Moi, j'ai fait que la suivre, pourtant, maintenant que je peux être viré, ça semble compter. Je sais pas si c'est de la fierté ou si juste, j'aimais vraiment ça. Dans les deux cas, j'ai envie de tout péter autour de moi. Mon regard se pose sur la fontaine qui me regarde de travers. Putain de...
— Connerie de merde ! Saloperie !
Je crache ma frustration sur le métal qui n'a rien demandé. Un coup de pied, puis un second. Au bout du troisième, la paroi commence à se déformer. Au quatrième c'est mon visage qui est tordu par la colère que je ne peux plus museler.
— C'est bon, je crois qu'il bougera plus là.
Je sursaute, prise en flagrant délit. Je me retourne mais je sais déjà qui se promène avec insouciance dans le couloir désert.
— Tu m'as fait peur !, lancé-je en serrant mon cœur qui ne s'est pas encore calmé. Qu'est ce que tu fous là ?
Elliot s'approche de moi, un sourire débordant de malice sur les lèvres.
— Je suis en train de pisser, ça se voit pas ?
— Très drôle !, dis-je avec sarcasme. Sérieusement, qu'est ce que tu fais ici ? Tu devrais être en cours avec madame Jones ?
Il croise les bras sur son torse et s'appuie sur le casier à côté de lui.
— C'est vrai, mais j'avais vraiment besoin d'aller aux toilettes et en revenant, je me suis dit, tient ! Et, si j'allais faire un petit coucou au principal et voir comment
Tina s'en sort.
— Oh vraiment, tu t'inquiétais pour moi ?
— Peut-être bien. Son étincelle de malice s'éteint au profit d'une autre. En vrai, je voulais vraiment savoir si tu allais bien.
Je souffle en pensant à ma punition mais je sais que ça aurait pu être pire. Ça le sera certainement quand mes parents l'apprendront, mais pour l'instant, j'évite d'y penser. Je retire le voile sarcastique de ma voix.
— J'ai connu mieux mais… je m'en tire avec deux semaines de colle, une lettre d'excuse et… un renvoi potentiel des pom-pom girls. »
— Une lettre d'excuse ? Pour avoir remis les idées en place à cette poufiasse ?
Il s'indigne plus que moi et je n'arrive pas à me retenir de sourire. Avec lui je me sens comprise.
— Ouais, je sais. Mais, j'imagine que je vais devoir jouer le jeu, réponds-je, plus résignée que lui.
On reste un instant sans rien dire, puis, son visage s'illumine. Il s'approche de moi et cette proximité ravive le souvenir des instants secrets qui nous liaient.
— Tu sais, il reste quarante-cinq minutes avant la fin du cours de madame Jones... Elle n'a pas besoin de savoir combien de temps tu as passé dans le bureau du principal.
— Et donc ?
Son sourire s'élargit. Il fait quelques pas de plus vers moi, remplissant le peu d'espace qui nous maintient séparés.
— Eh bah, je me disais qu'on pourrait s'éclipser un peu ! Je connais un coin tranquille ou on peut se détendre !
Je viens d'être punie pour avoir frappé une élève. Est ce que sécher les cours est une bonne idée ? Non. Est ce que j'ai envie de le faire ? Une partie de moi a envie de refuser. Je risquerai d'aggraver mon cas. Mais dans un coin de ma tête, ce petit démon me répète que je les emmerde tous. Alors je finis par l'écouter. Prendre l'air, ce n'est jamais une mauvaise idée, non ? On se cherche des excuses comme on peut... Allez, dis oui, qu'on en finisse !
— En tout bien tout honneur, tu me connais !
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