Chapitre 10.2
Je finis par accepter, déjà à moitié convaincue. Il me glisse un clin d'œil et se met en route, les mains dans les poches. Je lance des regards autour de moi avant de le suivre. La démarche rigide, je reste à quelques mètres en retrait pour nous tenir hors portée des soupçons. Rapidement, nous quittons les couloirs qui m'étaient familiers pour nous aventurer dans des lieux moins fréquentés. Elliot s'arrête devant l'une des issues de secours pour me laisser le temps de le rattraper. Il me guide dehors et on traverse une arrière-cour qui permet de contourner le gymnase et atteindre la forêt qui borde notre lycée.
Perdues entre les arbres, de vieilles tables de pique-nique nous attendent. Elliot s'installe à la première d'entre elles. En marchant sur ses traces, mes chaussures s'enfoncent dans le sol gorgé d'eau. Je prend place en face et le regarde sortir une feuille de cigarette qu'il ne tarde pas à remplir de tabac et d'herbe. C'est donc ça, sécher le cours.
La nature est calme autour de nous. Je contemple les feuillages qui nous bordent. Une goutte d'eau tombe en plein milieu de mon front. Ça m'apprendra à ne pas regarder devant moi. Son joint roulé, il commence à tirer dessus. Tant qu'à prendre des décisions de merde, autant le faire bien.
— Ça te dérange si je fume aussi ?
Il lève un sourcil.
— T'es sûre ?
— Au point où j'en suis !
Il tire une dernière fois dessus et me passe le cylindre d'herbe.
— Vas-y molo.
Je ne suis pas assez stupide pour faire la même connerie deux fois. J'attrape le joint et le porte à mes lèvres pour en prendre une légère bouffée. Pas assez pour m'empêcher de tousser apparemment, mais c'est toujours moins que la première fois. Rapidement, la fumée s'infiltre dans mes poumons et je sens sa caresse veloutée recouvrir ma peau. À chaque inspiration, mes sens s'affutent, tandis que ma raison se tait. Elle parle trop de toute façon. Le calme revient en moi. Je me laisse bercer par le craquement des branches et... je me reprends une goutte au sommet de mon crâne. Elliot rit. Cet arbre se moque de moi je crois.
Je recrache doucement la fumée qui s'élève dans un nuage vaporeux avant de se briser contre les branches qui veulent me mouiller. Ça c'est pour les gouttes. Les volutes se dissipent et je repense aux aveux d'Elliot. Il connaissait Mary et peut-être mieux que moi en fait. J'hésite à lui poser des questions. J'ai trop peur que les réponses écorchent le souvenir idéalisé que je garde de notre amitié.
— Alors comme ça... Mary fumait ?, demandé-je en rendant le joint à son propriétaire.
Il en prend une bouffée qu'il expire lentement. Assez pour ne pas se précipiter à répondre.
— Ouais… Plutôt pas mal, figure-toi !, dit-il, les yeux brillants de nostalgie.
Je gratte la mousse accumulée dans les planches de la table.
— J'ai tellement de mal à l'imaginer. Ça lui ressemble pas... murmurai-je, la voix étouffée par les regrets.
— Si on m'avait dit il y a quelques semaines que je me retrouverais ici avec toi, j'aurais aussi eu du mal à l'imaginer !,
Je lui donne un petit coup de pied sous la table.
— Tu parles ! T'as tout mis en œuvre pour que ça arrive !
— Eh, je dois te rappeler que c'est toi qui m'as embrassé ?
— Ok, mais à ma décharge, j'étais bourrée !
Nos rires caressent l'écorce des arbres mais je sens la mélancolie me serrer la gorge face aux questions qui demeurent sans réponse et aux souvenirs douloureux de mon amie.
— En tout cas, ce que je veux dire, c'est que… les gens se donnent beaucoup de mal pour sauver les apparences, mais tout ça, c'est que des conneries ! Mary fumait peut-être, mais au fond, ça ne change rien aux moments que vous avez pu partager. Elle reste la même personne que tu as aimée.
— Je sais, mais... on était si proches ! Je comprends pas pourquoi elle se sentait obligée de me mentir à moi... Pourquoi elle ne m'a rien dit ?
— Probablement pour la même raison que tu ne diras à personne que tu as passé la nuit avec moi ou que tu sèches les cours avec moi.
Il dit ça comme si c'était anodin. Ça ne l'est pas. Dans la violence de mon silence et ma quête de reconnaissance, je perpétue un cycle. Celui qui a lentement poussé Mary à l'agonie. J'ai mal. Cette idée m'étrangle. Je me bats pour étouffer les sanglots qui s'amassent dans ma gorge. Elliot le voit. Il change de banc pour s'installer avec moi.
— Eh, ne t'en veux pas, Tina, ok ? Mary... était quelqu'un de bien... Trop bien pour ce monde, probablement !
Je ne parviens pas à répondre, trop occupée à livrer bataille contre les pleurs qui s'accumulent dans ma poitrine. Pourquoi je suis si lâche ? J'aimerais être comme toi. Dans un geste tendre, il me serre dans ses bras. Je veux pas rester seule. Je réponds à son étreinte en le serrant plus fort encore. Son réconfort silencieux, c'est tout ce que j'ai.
— Tina, on peut pas changer le passé... mais tu peux changer le présent. Ne deviens pas Mary, ok ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ?,
Il défait lentement son étreinte et porte ses yeux sur moi.
— Je vois bien ton regard en classe, tu sais, commence-t-il. J'ai vu le même regard sur elle quand elle est venue me voir la première fois... C'est celui de quelqu'un qui est perdu, continua Eddie, le ton marqué d'une empathie sincère. Je veux pas que tu suives son chemin !
Son regard fixé sur le mien, il lit chacune de mes faiblesses, me laissant nue devant lui. Sa voix fait écho à mes peurs les plus profondes. Ces peurs que je connais mais que je refuse d'affronter. Le rejet, le jugement, l'échec, toutes ces craintes que j'ai cru pouvoir ignorer, et que la mort de Mary avait exacerbées. Comme un lent poison, elles gangrènent chaque parcelle de mon âme qui se contente de survivre par peur de vivre. Ces parenthèses avec Elliot, c'est ma façon de résister. Une manière d'exister en marge des exigences et d'une existence calculée d'avance.
— J'ai pas l'intention de prendre son chemin, Elli..., réponds-je timidement.
— Alors tout va bien !
Il replace une mèche derrière mon oreille. Je pose ma main sur la sienne et on reste silencieux pendant un instant. Quand le mal semble passé, on recommence à s'envoyer des blagues et à se chamailler. On partage nos souvenirs de Mary. Il me raconte des anecdotes dont j'ignorais l'existence. Aussi drôles que touchantes, elles font écho à chaque instant que j'ai pu vivre avec elle. Captivée, j'alterne entre rire et pleures. Les larmes coulent doucement sur mes joues à mesure que nos souvenirs prennent vie. Je n'ai qu'à fermer les yeux pour la sentir à mes côtés. Nos récits sont des trésors à déterrer et à faire vivre, pour que jamais, ils ne cessent d'exister. On ne te laissera pas mourir deux fois.
— Je me rappelle quand Josh m'a plaqué, elle est venue me voir avec un bac de glace et des exemplaires de Just seventeen. Je crois qu'on a dû faire tous les tests possibles pour savoir quelle star était faite pour nous !, dis-je, le regard mélancolique. Je m'arrête un instant, sentant la douleur serrer ma gorge. Elle savait toujours quoi faire pour me remonter le moral...
Elliot hocha la tête, les yeux brillants d'émotion
— Elle t'aimait beaucoup tu sais, dit-il en entrelaçant ses doigts autour des miens. Elle voudrait pas que tu t'en veuilles.
Je le sais. Mais pour l'instant, c'est tout ce que j'ai trouvé pour espérer me pardonner. Un jour ça passera. Je serre sa main un peu plus fort. Il n'a pas besoin de mots pour comprendre l'essence de ce que je ressens. Il est là. Si je pleure, je pleure. Si je ris, je ris. Je n'ai rien à masquer. Que des émotions à exprimer.
— Tu n'es pas si taré que ce qu'on raconte, Elli !, murmurai-je
— Oh, ravi de te l'entendre dire. Dis-moi, t'es arrivée à cette conclusion avant ou après m'avoir embrassé ?, répliqua-t-il malicieusement.
— Pendant !
— C'est bien ce que je pensais.
— Quoi ? C'est toi qui es taré !
Il sait que je vais le frapper mais il me laisse faire. J'aimerais que cet instant puisse durer une éternité. Quand sa montre sonne, je suis forcée de me rendre à l'évidence.
— On devrait y retourner, dis-je à contrecœur.
Il hocha la tête, aussi déçu que moi. Secret oblige, il m'invite à partir devant. Je me mets en marche mais il m'appelle une dernière fois. Ses lèvres tressaillent, muselées par une pudeur que je n'arrive pas à analyser.
— Tu... Tu ne m'as pas dit quelle était ton âme sœur célèbre !
Ce n'est pas ce qu'il voulait me dire.
— Mickael J. Fox !, m'exclamé-je, le visage fendu d'un sourire avant de reprendre ma route.
En marchant dans les couloirs toujours vides, j'enferme précieusement le souvenir de cet instant dans mon cœur palpitant. Devant la porte de ma classe, je frappe timidement avant d'entrer poliment avec l'invitation de ma professeure. Je m'installe à ma place sous les regards inquisiteurs de Rachel et Stacy qui ne me quittent pas. J'en avais oublié la raison qui m'avait conduite à sécher les cours. D'un hochement de tête, je leur indique qu'on verra ça après. Madame Jones reprend son cours et j'essaie de rattraper ce que j'ai loupé.
Soudain, le cours est à nouveau interrompu.
— Monsieur Myers, vous fallait-il vraiment une quarante-cinq minutes pour aller aux toilettes ?, lui lance la dame, agacée.
— Madame, vous ne savez pas ce que j'ai mangé hier soir !
Il se moque d'elle sans aucune retenue. Des rires étouffés remplissent la salle et Elliot s'installe quelques rangées plus loin. Nos regards se croisent, étincelants de la complicité qu'on venait de cultiver. Je sens mon visage s'embraser.
Quand la cloche sonne, je rejoins Rachel et Stacy qui m'assaillent déjà de questions sur ma convocation chez le principal. Je leur fais un bref résumé.
— Et c'est tout ? Tu es restée tout ce temps juste pour ça ? insiste Rachel, incrédule.
Je n'ai pas encore osé dire que je serais peut-être renvoyée de l'équipe. Je hoche la tête comme un automate, mais mon esprit est ailleurs. Son sourire malicieux, nos rires complices, sa main dans la mienne...
— Tina ! Tu m'écoutes ?
Laissez-moi rêver encore un peu. Elliot passe à côté de moi et me bouscule pour me demander de ne pas l'oublier. Stacy l'insulte mais il a déjà disparu. Je range ces instants dans une boite au fond de mon cœur et jette la clé là où personne ne pourra la trouver. Te connaître est le plus précieux des secrets.
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