Chapitre 11
La porte d'entrée de la maison est fabriquée en bois massif, probablement du chêne ou du pin, avec une finition en émail blanc brillant. Les dimensions sont standard, je dirai. Environ deux mètres de haut et un peu moins d'un mètre de large. Le panneau central est orné de plusieurs moulures. Elles sont jolies. Je n'y ai jamais prêté attention. Au milieu, il y a un gros heurtoir en laiton à actionner pour qui veut entrer. Moi, je ne veux pas, alors je l'observe plutôt que d'affronter ce qui m'attend derrière.
La voiture de mon père est déjà garée dans l'allée. Je veux pas y aller, pourtant ça finira bien par arriver, alors pourquoi prolonger le suspense ? J'inspire. Ma main se pose sur la poignée comme si mon cerveau m'obligeait à avancer. Un cliquetis résonne quand je l'actionne. Je dépose mon sac dans l'entrée et retire mes chaussures que je range sur le côté. Dans le salon, j'entends mon père tousser. Quand il me voit entrer, il éteint la télé. Sur le canapé, ma mère tricote et Suzy dessine à ses pieds.
— Tina, viens t'assoir.
Mon père est calme quand il me parle et je me plie à sa demande. Ma mère poursuit son tricot, elle n'ose pas me regarder, mon père non plus d'ailleurs. Il fixe le poste qu'il vient d'éteindre. Ma sœur ne comprend rien, alors elle vient me montrer son dessin. Je supporte plus le silence.
— Qu'est ce qu'il se passe ?
Ma question est totalement déplacée, je m'en aperçois à la seconde où je l'ai prononcé. Trop tard. Le visage de mon père se crispe et une veine est prête à éclater sur son front. Soudain, il se lève.
— Qu'est ce qu'il se passe ?! bafouille-t-il en s'emportant. Tu nous prends pour des imbéciles ?
Ce n'est pas la première fois que je l'entends hurler, mais jamais sa voix ne s'est faite si rauque et forte. Ça surprend tout le monde dans la pièce, à commencer par lui. Je le vois serrer les dents. Il veut retrouver un semblant de calme avant de continuer. Ma mère, rate un crochet lorsqu'elle entend mon père. Elle lâche son ouvrage et sonde son visage pour savoir si elle doit intervenir.
À mes pieds, Suzy se met à hurler et s'agrippe à mon pantalon. Moi aussi j'aimerais crier, petite sœur. Est-ce de la peur ? De la colère ? à vrai dire, je ne sais plus. Chaque jour le fouillis s'agrandit là-haut. Les émotions entrent, se heurtent aux autres, puis ne savent plus où se mettre. On dirait qu'elles font la queue pour que je les traite mais le problème, c'est qu'il y en a trop. Je sais pas quoi faire, et l'imposante carrure de mon père m'écrase de sa froideur. Je baisse les yeux.
— Le principal et les parents d'Ashley nous ont appelé. Sais-tu l'humiliation que ça a été pour ta mère et moi de devoir nous excuser pour ton comportement ?
— Je… Je suis désolée papa, réponds-je en évitant toujours scrupuleusement son regard.
— Tu as bu, tu t'es battue, et tu nous as menti sans sourciller. Tu n'as rien de plus à dire pour ta défense ?
Acculée face au récit de mes tribulations dévoilées, mon visage se décompose. Il y a tellement de choses que j'aimerais dire pour ma défense, papa. Le problème, c'est que les mots se coincent dans ma gorge quand j'entends la déception qui se cache dans sa colère.
— Regarde-moi quand je te parle, Tina !
Je sursaute de nouveau. Forcée par les ordres de mon père, je lève mes yeux rougis par les émotions qui se livrent bataille en moi. Sur son visage boursoufflé, j'aperçois l'indignation que je lui inspire. Il aimerait me voir désolée, mais mon seul regret c'est de m'être fait pincer.
— Est-ce que tu sais que tu aurais sérieusement pu blesser ton amie ?! Tu as de la chance que ses parents n'aient pas porté plainte !
Amie ? Lui aussi s'y met.
— C'est pas mon amie, et…
Elle l'a mérité. Je baisse une fois de plus les yeux car je n'assume pas mes pensées.
— Et quoi ? Demande mon père avec véhémence.
Les mains sur les hanches, il me fixe. Pas un son de n'échappe de ma bouche alors, il se répète. « Et quoi ? » Je lève mon regard et c'est plus fort que moi. Je me sens forcée de le défier. Tu veux la vérité, rien que la vérité ? Eh bien,
— Elle l'a mérité. Je mets du poids sur chaque mot de cette courte phrase.
Sa ride se creuse entre ses sourcils. Il se penche vers moi et mes jambes butent sur le canapé quand j'essaie d'échapper à la menace de son regard.
— On ne mérite pas de se faire frapper comme tu l'as fait !
— Elle m'a cherché. Elle a tout fait pour me provoquer.
Je garde ma position. Ma mère voit la colère monter chez mon père. Elle se lève pour temporiser avant que tout ne finisse par éclater.
— Henry, calme-toi.
— Tais-toi !
Tu n'as jamais hurlé comme ça, papa. Il crie si fort qu'un instant, je crois voir les vitres se fissurer. Je sais pas à qui il vient de s'adresser. Suzy a peur, alors elle pleure. Maintenant qu'il a fini de s'emporter, on n'entend plus que ses plaintes stridentes, et ça ne fait qu'alourdir la scène. Je t'aime mais je t'en supplie, tais-toi, petite sœur. Il perd patience. Il se frotte le front et se tourne vers ma mère.
— Bon sang, Amanda fait la taire !
Maman ne réfléchit pas, elle prend Suzy dans ses bras et l'emporte dans sa chambre. En partant, elle murmure des mots doux pour calmer son bébé. «Ssht, ça va aller. » J'aimerais qu'on me rassure aussi. La pièce désormais silencieuse, mon père soupire.
— Je n'arrive pas à croire que tu aies pu être aussi irresponsable. Tu nous fais honte !
De toutes les choses qu'il aurait pu me dire, c'est celle-ci qu'il a choisie. << Tu nous fais honte.>>
— T'as pensé à l'université ? Tu crois que ce sera beau dans ton dossier ce que tu as fait ?
Je t'entends plus. << Tu nous fais honte.>>
— Quand je pense à tous les sacrifices qu'on a faits pour toi, pour pouvoir te payer une bonne université.
De toute façon, tu as déjà tout dit. << Tu nous fais honte.>>
— Tu es privée de sortie jusqu'à ce qu'on en décide autrement, c'est compris ?
Je pleure mais c'est sans importance. << Tu nous fais honte.>>
Il voit mes larmes. Ça lui fait plus mal qu'il ne l'admet. Il ne souhaite pas me voir pleurer. Je sens qu'il pose sa main sur mon épaule. Ne m'approche pas, j'aurai trop peur de te faire honte. Je le repousse et cours jusque dans ma chambre.
— Tina, attends.
Sa voix est douce lorsqu'il tente de me faire revenir, mais c'est trop tard. Je claque la porte et pleure. Je pleure, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à pleurer, jusqu'à ce que je me sente déshydratée. J'attrape un mouchoir sur ma table de nuit et me mouche pour ce qui semble être la la cent cinquante-cinquième fois depuis que je suis rentrée. Pourtant, il n'y a rien à faire, ça ne fait que couler.
Mes parents se disputent en bas. Maman dit qu'il est allé trop loin, papa dit qu'elle ne fait jamais rien. Sans moi, peut-être pourraient-ils encore s'aimer. Je renifle une fois, deux fois, autant de fois qu'il faut pour ne pas recommencer à pleurer. En boule à côté de mon lit, j'ouvre un tiroir dont je sors une enveloppe.
Je la défais et sors la lettre que je connais par cœur.
« Pardonne ma lâcheté, je ne serai jamais assez. » Tu n'étais pas lâche. On t'en a trop demandé et toi, tu as tout donné. « Je n'ai plus d'identités. » Moi non plus, Mary. Je repense à ce que m'a dit Elliot ce matin. « Ne deviens pas Mary. » Je veux pas le devenir, cependant il a raison, je suis perdue. Mais si je veux pouvoir me trouver, je dois d'abord me perdre, pas vrai ?
On toque à ma porte et ça me tire de mes pensées. Ma mère n'attend pas que je lui dise d'entrer et entre-ouvre la porte. Je déteste quand elle fait ça. J'essuie mes yeux avec la manche de mon pull. Dans ses bras, Suzy rigole.
— Je peux entrer ?
T'as déjà fait la moitié sans demander. Je hoche la tête et elle s'approche.
— Suzy avait quelque chose à te donner, dit-elle en souriant au bambin. Tu lui donnes ? Ajoute-t-elle en s'adressant cette fois à ma sœur.
Elle secoue ses petites mains qui tiennent un dessin et j'esquisse un sourire.
— C'est pour moi ça ?, demandé-je en saisissant le papier maladroitement colorié.
Elle met ses doigts en bouche et recommence à rire. Je t'envie, petit ange. Je lui fait un bisou sur le front. Ma mère reste un moment sans trop savoir quoi dire ou faire. Je crois qu'elle aimerait me parler mais elle comprend que ce n'est pas le moment. Elle m'embrasse la joue et me souhaite bonne nuit. En sortant, elle me dit que si j'ai faim, je peux descendre. Elle sait que je ne le ferais pas mais au moins elle aura proposé.
Je soupire et regarde le dessin. Papa, maman, Tina et Suzy sont là. Il y a même un chat… ou un chien. Allez savoir ce qu'il fait là, lui. Ce n'est pas grave si on est fait de bâtons, tout le monde sourit et c'est ça qui compte. Tu ne le sais pas encore mais c'est un mensonge que l'innocence te raconte. J'emporte la feuille à mon bureau. Dans le tiroir, je sors une vieille boite de crayons.
Pour papa, je gribouille sa tête en rouge ; il est énervé car il est le seul à en faire assez. Pour maman, je retire son beau sourire ; elle est désolée car ce qu'elle fait n'est jamais assez. Pour Tina, un océan de bleu ; elle ne fait que pleurer car elle sait qu'elle ne sera jamais assez. Enfin, Suzy, reste telle qu'elle est ; elle ne fait que rigoler, car à son âge, c'est bien assez.
Je trouve une paire de ciseaux et découpe ma silhouette dans le papier. Désolée Suzy, je me sens plus à ma place ici.
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