Chapitre 14.1

8 minutes de lecture

À l'heure qu'il est, mes amies doivent se retrouver au cinéma, mais moi je reste confiné. Ce n'est pas comme si j'avais le choix, mais si ça avait été le cas, je ne crois pas que je serais venue. Allongée sur mon couvre-lit à froufrous, mes doigts font de la batterie sur le boîtier vide tandis que je regarde les engrenages tourner en rond dans mon lecteur. Le casque vissé sur les oreilles, je me félicite d'avoir demandé un walkman pour mon anniversaire.

« I fuck like a beast

I come round around, round i come, feel your love (I'm an animal)

Tie you down, down i come, steal your love (I'm an animal) »

Si c'est un message que tu veux me faire passer, je t'ai connu avec plus de subtilité. Je presse le bouton qui claque sous mon doigt pour changer de chanson.

« You're nobody's slave, nobody's chains are holdin' you

I wanna be somebody soon, i wanna be somebody too. »

J'aime à croire que c'est celle-ci que tu voulais que j'écoute, Elliot. Soudain, un gravier rebondit sur ma vitre. Je roule des yeux et l'ignore. Ce ne serait pas la première fois que les enfants du quartier s'amusent à en lancer. Sales gosses. Lorsqu'un deuxième percute le carreau, je retire mon casque pour écouter les rires des mioches qui s'amusent. Je n'entends rien. Au troisième, mon instinct me dit d'aller voir ce qui se passe. La vision que je découvre dépasse tout ce que je peux imaginer. Il est complètement malade ?! Paniquée, j'ouvre la fenêtre et chuchote à celui qui est en train de grimper.

— Elli, qu'est-ce que tu fiches ici ?!

— Je monte l'Everest !

Sa plaisanterie lui vaut de rater un treillis, mais il parvient à se rattraper. Pendant ce temps, j'ai tout le loisir d'inventer des scénarios catastrophes dans ma tête. Je me précipite vers la porte pour tourner le loquet avant qu'il n'atteigne le sommet. Lorsque ses doigts s'accrochent au rebord, il se hisse dans un dernier effort puis se laisse rouler sur la moquette pastel.

— Pfiou ! C'est moins facile que ça en a l'air de grimper ce truc ! dit-il en frottant ses vêtements pour les dépoussiérer.

Je reste un instant figée et incrédule. Il ne m'a pas tenu compagnie ce soir, mais il se pointe chez moi comme si de rien n'était.

— T'es complètement malade de débarquer ici, sermonné-je à voix basse. Je peux savoir ce qui t'est passé par la tête ?

Il se fiche de mes remontrances, ce qu'il vient faire ici lui semble plus important que tout. Ses yeux me jettent un regard volontairement énigmatique tandis qu'il ouvre son sac dont il tire un paquet enveloppé de journal. Il me le tend et sourit à pleines dents. Je fronce les sourcils, perplexe et attrape son mystérieux présent.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Si je te le dis, ça ne valait pas le coup de l'emballer. Allez, ouvre-le !

Ça pour être emballé, c'est emballé. Il y a du scotch partout et surtout n'importe où, alors je ne sais pas où tirer. Lorsque le fragile papier cède sous mes doigts, j'aperçois d'abord une lettre, puis un visage et enfin, un manche de guitare. Il gigote d'anticipation. Je n'ai pas terminé de le déballer mais je sais déjà ce que c'est, alors j'arrache le papier comme un enfant l'aurait fait. « Van Halen », le premier album et le dernier qu'il me manquait depuis que mon père me l'a volé. Je n'ai pas les mots. Je me rappelle l'avoir ouvert avec la même anticipation quand Mary me l'avait offert et ça me rend émotive.

— Je... Je ne sais même pas quoi dire.

— Oh, tu sais, merci, ça fera l'affaire.

— Merci Elli... Tu ne peux pas savoir à quel point ça me touche.

Ma voix tremble un peu, trahissant l'intensité de ce que je ressens. Elliot me sourit, de ce sourire en coin qui n'appartient qu'à lui, mais dans ses yeux, je lis une tendresse infinie.

— Je savais que ça te plairait. Quand tu m'as raconté l'histoire de cet album, je me suis dit qu'il fallait que je le trouve.

Je le regarde, intriguée. Il hausse les épaules, faussement désinvolte.

— C'est pour ça que je suis pas venu ce soir. Quand j'ai su que je pouvais passer le récupérer, j'ai pas pu attendre... Pour te l'apporter non plus.

— T'es complètement fou, tu le sais ça ?, dis-je en riant à travers des larmes que je ravale.

Je ne compte plus les fois où on se le dit. Je me baisse devant ma platine pour lui faire une place. Ma main accroche la surface poreuse du meuble lorsque Elliot répond à voix basse.

— Ouais, complètement fou de toi…

Il y a dans sa voix une sincérité désarmante. Celle-là, c'était plus fort que toi. Mes joues s'embrasent, les siennes aussi. Ses yeux hurlent qu'il en a trop dit et mon cœur bondit. T'as pas à rougir, tes faiblesses, je les trouve jolies. Sur mon lit, j'entends la cassette que j'ai laissée tourner, mais Elliot ne laisse pas le silence peser. Il a trop peur d'essuyer un rejet, alors il change de sujet avant que je ne puisse parler.

— Vise un peu, dit-il en s'installant à côtés. First press de soixante-dix-neuf !, ajoute-t-il en pointant les petites lignes en bas de la pochette.

Il est tellement fier de me l'annoncer. Une cassette ou un disque standard, c'est à peu près huit dollars mais un vinyle comme celui-ci, c'est bien quinze, peut-être vingt si votre disquaire veut vous arnaquer.

— Elli... Rassure-moi, tu l'as pas volé au moins ?

— Volé ?! Tu me prends pour qui ? Il s'insurge, mais on sait tous les deux qu'il lui est arrivé de voler. J'ai un pote qui est disquaire. Il me fait les meilleurs prix en ville !

C'est fou, le mien essaye toujours de m'arnaquer.

— Bon, voyons voir ce qu'on a ici, dit-il en se penchant pour inspecter ma collection. Billy Idol ? Nan, je pensais que tu valais mieux que ça, Tina, dit-il avec une once de prétention. Il est où le rock qui tache ? Va falloir qu'on fasse quelque chose pour ça.

Je fais mine de me vexer et sors l'exemplaire de Rebel Yell qui suscite tant de condescendance.

— Puisque c'est comme ça, dis-je en sortant le disque de sa pochette.

Il se met à geindre mais je le nargue du regard. Ça t'apprendra à te moquer de moi !

— Tu préfères pas mettre celui que je viens de t'offrir ?

J'aurais pu, mais ce serait le meilleur moyen de me le faire confisquer une seconde fois. Mieux vaut le garder pour les jours où il ne sera pas là... D'un geste expert, j'installe le vinyle sur la platine. Le bras s'abaisse doucement et lorsque le diamant caresse les sillons gravés, les premières notes retentissent dans la pièce. Elliot s'avoue vaincu et ses épaules tombent légèrement. Résigné, il se lève.

— Bon, voyons voir à quoi ressemble la chambre d'une jeune fille de bonne famille.

Je me tourne et observe sa curiosité s'exprimer dans la petite pièce mansardée. Il regarde mon bureau, mes étagères et tout ce qui peut lui dire qui je suis. Lorsqu'il se retrouve nez à nez avec son rival accroché au-dessus de mon lit, ils s'affrontent. Ses yeux le défient et disent : « Je t'ai à l'œil ». Il passe à côté des photos de Mary, et s'arrête pour contempler avec nostalgie ces instants qu'il n'a pas connus. Quand il a terminé son tour, il s'installe sur mon lit et attrape le Bisounours qui trône entre les oreillers.

— On dort avec un doudou mademoiselle ?

Je relève un sourcil. Fais pas comme si tu étais un modèle de maturité.

— Tu peux parler, j'ai vu tes figurines de dragon !

Il me sourit, amusé par ma répartie.

— Balle au centre ?, demande-t-il.

— Balle au centre.

On se serre la main et ça s'arrête là. Je le rejoins à côté des coussins. Cette proximité le rend nerveux. Son pied tape le rythme et je sais que ce n'est pas par ce qu'il s'est pris d'affection pour la musique. Ça me fait sourire.

— Tu te mets à aimer finalement ?, dis-je en pointant ses bottes.

Il se laisse tomber en arrière et les plumes le récupèrent.

— Sûrement pas ! D'ailleurs, faut que tu passes nous voir jouer, on te donnera une leçon de rock !

— Oh, c'est vrai, monsieur est une star !

— Bientôt ! Nath a entendu parler d'un concours qui se prépare en ville. Figure-toi que c'est le label de ton cher Van Halen qui l'organise. Les gagnants pourront

faire enregistrer un album dans leur studio à Los Angeles cet été.

— Mais c'est génial ! Vous allez participer alors ?

Mon regard s'illumine, réjouie par la chance qui s'offre peut-être à eux. Les siens redescendent trop vite sur terre. Il détourne le visage.

— Ouais… Le seul souci, c'est qu'on cherche toujours un chanteur. Justin arrive à s'en sortir, mais on peut pas dire qu'il soit vraiment doué. Il hausse les épaules. Mais bon, qui sait. Si tu cries assez fort dans le public, les juges oublieront peut-être ses bruits d'autruche.

— Pour ça, va d'abord falloir qu'on me laisse sortir...

Elliot me regarde avec empathie. Il trouve enfin le courage de glisser sa main le long de la couette pour trouver la mienne et caresser mes doigts qui l'appellent depuis avant.

— Ça va finir par s'arranger, t'inquiète pas ! Tes parents ne vont pas t'enfermer chez toi jusqu'à la fin de tes jours !

— S'il le pouvait, je suis sûre que mon père le ferait !, Plaisanté-je à moitié.

Il serre ma main, juste un peu, juste assez, puis nos regards se croisent. Nos yeux savent. Ils crient ce que l'on est incapable de dire, mais on reste sourds, par pudeur ou fragilité. J'ai besoin de comprendre. Pourquoi lui ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant. Au mauvais endroit, au mauvais moment. Je cherche à nouveau du sens, pourtant depuis que je le connais, c'est bien le seul qui m'ait permis d'en trouver. Son corps hésite. Il s'approche doucement, suffisamment pour me laisser le temps de reculer. Je n'ai pas l'intention de reculer. Naturellement, nos lèvres se frôlent. Il agrippe mon menton et dans la clarté de nos esprits désormais sobres, on scelle notre attirance pour de bon. Et cette fois, qu'est-ce que ça dit de moi que de faire cela ?

Quand nos visages se séparent enfin, on est presque étourdis, mais on n'aura pas le temps de savourer cet instant. J'entends quelqu'un toquer à ma porte et on se lève du lit en panique.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Mlle Pixel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0