Chapitre 15
— Hourra pour notre nouvelle capitaine !, s'exclament les filles dans le vestiaire.
La reine est morte, vive la reine ! C'est une bonne chose, je suppose. À vrai dire, je m'en fiche un peu. Est-ce que ça fait de moi une mauvaise amie ? Ce n'est pas ma faute, ça fait une heure que je me demande quel album Elliot va me prêter ce coup-ci. Tous les deux jours, on se retrouve à la bibliothèque et on échange nos cassettes préférées. Ça fait quelque temps que ça dure, maintenant.
Parfois, ce sont des chansons d'amour car il veut me plaire, d'autres fois, c'est pour me dire toutes les choses qu'il veut me faire dans le dos de mon père. Mais celles que je préfère, ce sont celles qui m'emmènent dans son monde imaginaire. Du lundi au vendredi, on rythme nos vies de la plus douce des manières, et quand vient enfin samedi, il erre dans mes nuits et me libère.
En sortant du vestiaire, on croise Ashley qui marche en sens inverse. Les épaules courbées et le dos voûté, ses larmes ont déposé des sillons rougeâtres sous ses yeux. Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Dans une autre vie, j'aurais pu être toi, et tu aurais été moi. Aurions-nous fait les mêmes choix ? Il n'y a pas toujours de méchant. Parfois, ce sont juste des points de vue différents.
— Bah, tu vas où, Tina ? m'interpelle Rachel.
Je suis tellement dans mes pensées que je marchais dans ma propre direction. Je bafouille, prise au dépourvu.
— Euh... à la bibliothèque.
Stacy rigole et attrape mon sac à dos pour me remettre sur ce qui lui semble être le seul bon chemin.
— T'es vraiment dans ta bulle. On vient de dire qu'on va aller fêter mon changement de poste au café d'en face.
Ah ! Il me faut une excuse là, vite !
— Ah mince, je suis vraiment désolée... Je voulais réviser.
J'ai l'air très embêtée quand je dis cela mais mes amies le sont encore plus. Cette fois, je ne crois pas que je pourrai filer.
— Encore ? demande Rebecca, tu passes ta vie là-bas ou quoi ?
Je ris jaune. Si tu savais... Non, je ne peux pas les laisser savoir. Pas maintenant, pas comme ça. Cet univers qu'on s'est créé, c'est notre jardin secret. Il n'est pas prêt à être partagé, pas encore.
— C'est juste que je veux être prête pour les examens en mai.
— Ça fait trois semaines que tu révises, t'es déjà largement prête ! Elle s'approche pour me pincer la joue. Détends-toi un peu les fesses ! On a une nouvelle Mary
et c'est moi, ça se fête, non ?, s'exclame Stacy.
Sa remarque jette un froid. Rachel a compris, elle, et ses yeux grondent ceux de Stacy qui restent aveugles.
— J'ai dit quelque chose qu'il fallait pas ?
Depuis que je la connais, elle en a dit des choses maladroites, mais celle-là les dépasse toutes. Il n'y aura jamais de nouvelle Mary, et certainement pas toi, Stacy. Je n'ai pas envie de me battre, pour autant je ne masque pas mon agacement.
— Laissez-moi le temps de récupérer un bouquin et je vous rejoins sur place.
Stacy se réjouit, elle ne remarque même pas que je suis énervée. Je les regarde s'en aller et Rachel marche en retrait car Rebecca prend trop de place. Pas le temps de m'y attarder. En allant à la bibliothèque, l'impatience de mes pas trahit mon manque. Je passe la porte dont aucun bruit ne s'échappe, et longe les étagères couvertes de livres qui, pour certains, semblent n'avoir jamais été ouverts.
Finalement, je le trouve, à l'endroit précis où il devait m'attendre. Assis en tailleur sur le lino usé, il est si absorbé par sa lecture qu'il ne me remarque pas. Je racle ma gorge.
— Elliot Myers, en train de lire ? Pince-moi, je dois rêver !
Il lève les yeux de son bouquin et fait semblant d'être vexé. Incapable de retenir son sourire, il ne parvient pas à se montrer crédible.
— Tu pensais peut-être que je savais même pas tenir un livre ?
— En fait, j'étais même pas certaine que tu saches ce que c'est !
— C'est vrai, mais t'as mis tellement de temps à venir que j'ai eu le temps de combler mes lacunes et m'instruire !, dit-il en fermant le bouquin qu'il pose à côté de
lui.
— Alors... t'as ma came, Myers ?, demandé-je avec malice.
Son sourire s'élargit, il sait à quoi je suis droguée. Il prend son sac entre ses jambes, sort l'objet convoité et le lance sur moi. C'est risqué ça. Comme prévu j'ai du mal à l'attraper et je m'y reprends à deux fois pour ne pas le laisser tomber.
— Led Zeppelin ? Tu revisites tes classiques ?
Un clin d'œil en guise de réponse, il se lève pour ranger son livre.
— Et toi ? Qu'est-ce que tu m'as apporté ?
J'ouvre la poche avant de mon sac à dos et lui tends ce que j'ai apporté pour combler sa curiosité.
— Pink Floyd ? demande-t-il en levant un sourcil. Est-ce que je vais m'endormir ?
Je m'attendais à sa réaction. Il a toujours aimé se moquer de Pink Floyd. Mais la règle est la règle. Je m'approche et plaque le boîtier contre son torse.
— Tu la fermes et tu l'écoutes !
En regardant au fond de mes yeux, il comprend que cet album m'est précieux. Il raconte l'histoire de la vie, et celle de la mort. Son arrogance s'en va et il se résigne à ranger la cassette dans la poche arrière de son jean. T'as pas intérêt à t'asseoir dessus !
— Alors, qu'est-ce qui t'a pris tout ce temps ?
— Stacy veut qu'on sorte fêter son poste de capitaine... Je pouvais pas vraiment dire non, expliqué-je timidement. Elles finiront par comprendre que je cache un
truc.
— Ouais, le groupe aussi commence à se poser des questions...
On sait qu'on devrait arrêter, mais l'addiction est plus sévère qu'elle n'en a l'air. Quand je regarde dans ses yeux, je sais que chaque mensonge vaut la peine d'être prononcé. Je glisse ma main entre ses doigts tandis qu'il joue affectueusement avec mes cheveux. Lorsqu'il approche son visage du mien, c'est pour un baiser que j'ai du mal à lui refuser. Je me rappelle alors que nous ne sommes pas dans le secret de ma chambre et le repousse.
— Elli, on pourrait nous voir.
— Personne ne vient ici, répond-il en pointant le panneau au-dessus de nos têtes.
« Médiéval fantastique », peut-on lire. Un rire m'échappe et je réplique :
— Pourtant, je suis bien là, réponds-je avec espièglerie.
— C'est vrai, mais t'es un peu bizarre comme nana !
Je frappe son épaule et il fait semblant d'avoir mal. Nos rires étouffés s'élèvent entre les étagères. Voyant qu'on doit se séparer, il me retient.
— Tina, attends, lance-t-il, gêné. Est-ce que... Jason sera avec vous ?
Mon cœur s'emballe. Il a laissé le sujet sous le tapis depuis la fois dernière, et j'aime autant qu'on ne le soulève pas.
— Serais-tu jaloux ?, dis-je pour dédramatiser.
— Peut-être un peu, concède-t-il. C'est surtout que je n'aime pas le savoir dans les parages.
Je cherche un instant les mots qui pourraient le convaincre que ses craintes sont absurdes ou à minima le rassurer.
— T'en fais pas. S'il lui vient l'idée de me toucher, Stacy serait la première à lui en coller une en retour, dis-je en riant. Des deux, c'est d'elle qu'il faut se méfier !
Elliot reste silencieux. Je n'arriverai donc pas à te convaincre ? Il serre mes doigts et ses yeux me supplient de le croire.
— Tu sais pas de quoi il est capable. Ce mec, c'est... C'est un taré, Tina.
« Taré », j'ai déjà entendu ça quelque part. Je m'approche doucement et ferme ma main sur la sienne.
— Elli, c'est exactement ce que dit Jason de toi...
— Écoute, les bleus sur ses bras, je les ai vus. J'ai vu comment elle pleurait quand elle a sonné chez moi ce soir-là et je m'en souviendrai toute ma vie. Tu peux me
dire qui d'autre aurait pu lui faire ça ?
Je le dévisage, incrédule. Il a oublié cette information la première fois. Les bleus sur ses bras, les bleus sur ses bras. Mon cerveau fait des boucles avec cette info qu'il n'arrive pas à traiter.
— Je... Je ne sais pas quoi dire, balbutié-je, perdue. C'est tellement...
Il n'y a pas de mot pour l'exprimer, si ? Insensé. Et pourtant, le regard d'Elliot ne ment pas. Sa douleur, sa colère, tout sonne affreusement vrai.
— Pourquoi... Pourquoi elle n'a rien dit ? À moi, à ses parents, à n'importe qui ?
Elliot hausse les épaules. Ce n'est pas un souvenir qu'il aime ressasser.
— La honte, la peur, l'amour aussi peut-être... Va savoir ce qui se passe dans la tête de quelqu'un qui vient de se faire battre...
Un long silence s'installe entre nous mais il est vite brisé par des pas qui s'approchent, suivis d'un livre qui tombe à terre. Je sursaute, le cœur battant. Merde, si on nous trouve ici... Elliot l'entend aussi.
— Vas-y, file, me souffle-t-il en me poussant vers la sortie.
À contrecœur, je m'éloigne, non sans lui voler un dernier baiser. J'emporte avec moi des questions qui ne me quitteront plus.
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