Chapitre 16

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J'ai déjà trop tardé. Je marche plus vite pour rattraper mon retard mais le poids de cette conversation me ralentit. Lorsque je pousse les portes du café, une clochette retentit et l'odeur des grains est si forte, qu'elle m'agresse presque le nez. Je regarde partout pour les trouver et Stacy me fait de grands signes que je ne peux pas louper. Quand je vois Jason assis à côté d'elle avec le plus doux des sourires, je sais plus quoi penser. J'avance entre les tables rondes pour m'asseoir avec eux. L'absence de Rachel me frappe mais je suis encore trop retournée pour le relever.

— Désolée d'avoir été aussi longue, j'ai eu du mal à le retrouver.

— Oh, c'est pas grave. Rachel aussi a fait un détour finalement. La clochette sonne à nouveau et Stacy se lève. Eh, Rachel ! Ici !

Elle est blanche et quand elle s'approche, elle ne dit presque rien. Stacy ne s'étouffe pas avec son empathie et se centre sur l'essentiel. Enfin au complet, elle s'enthousiasme.

— C'est pas trop tôt ! On va pouvoir commander ! Qui prend quoi ?

Chacun à son tour, on lui dit ce que l'on veut et elle note avant d'aller au comptoir.

— Jason, ramène tes fesses ! J'ai pas six bras !, s'exclama-t-elle avec son tact habituel.

Il roule les yeux mais sa sœur l'amuse plus qu'autre chose. Rebecca agrippe son bras et se lève avec lui.

— Attends-moi, je viens avec toi, glisse-t-elle d'une voix mielleuse.

Seule avec Rachel, je n'entends que les conversations autour et le bruit des machines à café qui sont constamment sollicitées. Je regarde Stacy, puis Rebecca. Il n'y

a pas si longtemps, c'était avec toi qu'elle partageait ça... Est-ce que c'est ça qui la met dans cet état ?

— Elles ont l'air inséparables, tu ne trouves pas ?

Rachel ne quitte pas la table des yeux, et je peux voir ses pupilles retracer les nœuds du bois. Je te forcerai pas à parler, mais je serai là quand tu en auras besoin. Je glisse ma main sur la table pour saisir ses doigts. Elle m'en empêche. Je n'aime pas la voir comme ça mais visiblement elle veut changer de sujet. Je regarde à nouveau vers le comptoir. Jason fait semblant d'étrangler sa sœur qui, la connaissant, l'a certainement mérité.

Ce n'est qu'un jeu, mais je peux pas m'empêcher d'envisager que ça peut déraper. J'imagine la forme de ses bleus. Est-ce que c'était celle de ses mains ? « La honte, la peur, l'amour aussi peut-être. Va savoir ce qui se passe dans la tête de quelqu'un qui vient de se faire battre. » De l'amour, ça elle en avait. Pas un jour ne passait sans qu'elle parle de lui, de ses yeux dans lesquels elle pouvait se noyer. Finalement, c'est dans les larmes qu'elle s'est noyée. Je peux pas le croire. C'est insensé. Il doit se tromper. Il peut se tromper...

Il n'y a plus de preuves, plus de témoins. Sa parole contre la mienne, tu disais. C'est le pire moment pour parler de ça, mais je dois savoir. T'es la seule qui ne mente jamais, non ?

— Rachel, commencé-je timidement. Est-ce que... Est-ce que tu crois qu'il est possible que Jason ait pu... Je m'arrête le cœur serré par la question que j'ai honte de

devoir poser. Qu'il aurait pu être violent avec Mary ?

Son regard quitte enfin la surface qui l'obsède pour affronter le mien, mais il n'a plus sa douceur habituelle.

— Laisse-moi deviner, c'est Elliot qui t'a raconté ça ?

Je me fige et ma poitrine se rompt. Est-ce qu'elle sait ?

— Nan, je... commencé-je à bredouiller, prise au dépourvu par sa question aux airs d'accusation.

— Te fatigue pas, je vous ai entendus tout à l'heure.

Oui, elle sait. Mais à quel point ?

— Tu m'as suivie ?!

— Pour quelqu'un qui passe son temps à mentir, t'es mal placée pour jouer la fille vexée.

Je ravale un instant ma fierté car celle-là, je ne l'ai pas tout à fait volée.

— Rachel, écoute, c'est un malentendu...

— Ça avait l'air assez clair pourtant quand t'avais la langue pendue à la sienne.

Elle en sait trop. J'essaie d'improviser mais même moi, je ne suis pas convaincue.

— Rachel, c'est pas... c'est pas ce que tu crois...

Elle croise les bras et son expression devient de plus en plus hostile.

— Ah ouais ? Eh bah, va falloir que tu m'éclaires, parce que de là où j'étais, ça puait la trahison, tu vois !

Trahison ? Ses mots commencent à me chauffer.

— Trahison ? Parce que je traîne avec Elliot ?

— Nan Tina, parce que tu nous as menti ! Je comprends mieux pourquoi tu sors plus avec nous. T'es trop occupée à te faire peloter par le mec qui a tué ta

meilleure amie !

La dispute prend de l'ampleur, et certains clients nous lancent des regards désapprobateurs tandis que d'autres tendent l'oreille. Saloperies de voyeurs.

— Il ne l'a pas tuée, Rachel, il voulait juste l'aider !

— Oh, bien sûr, en la droguant ! Très bonne idée, tiens !, rétorque-t-elle, amère.

— Il ne l'a pas droguée !

— J'imagine que ça aussi, c'est lui qui te l'a dit ? demande Rachel qui perd patience à chaque mot. Comment peux-tu être si naïve, Tina ?

— Tu ne le connais pas ! C'est le seul qui ait réellement écouté Mary, pendant que nous, on fermait les yeux dans notre petit monde parfait !, dis-je, révoltée par

son incompréhension.

Je t'en supplie, crois-moi, Rachel...

— J'ai pas besoin de le connaître pour savoir qu'embrasser ce type est une erreur !

Ma patience atteint son point de rupture et je sens que je lâche prise.

— Eh bien, c'est peut-être une erreur, mais moi au moins, j'essaie de comprendre ce qui est arrivé à Mary !

— Tu ne comprends rien, Tina ! Rien du tout ! Elle s'emporte et sa voix se casse. De toute façon, vous comprenez jamais rien. Tout le monde laisse tout le monde

tomber, alors, foutez-moi la paix !

Elle se lève et rassemble ses affaires. Je vois des larmes qui commencent à couler de ses yeux. Pourquoi tu pleures ? Normalement, ce serait à moi de pleurer. À mon tour, je sens des larmes arriver. J'essaie de la retenir mais je m'étrangle avec mes mots qui se perdent dans l'atmosphère qui nous asphyxie. Impuissante, je la regarde s'en aller et tirer un trait sur notre amitié. Un vide atroce me dévore de l'intérieur et déchire mes entrailles. Je peux pas hurler ma perte. De nous toutes, t'étais la seule en qui je croyais, la seule qui avait une chance de m'écouter.

« Fais chier ! » M'exclamai-je en donnant un coup de pied dans la chaise.

Les gens se retournent mais je m'en fiche. Je range mon sac. Je sais plus quoi penser. Je suis écœurée. Les trois autres débarquent avec le plateau. Ils ne comprennent rien à ce qui se passe. Évidemment. Ils prennent place et me dévisagent. Moi, je les ignore presque.

— Désolée, je dois y aller, dis-je, prête à m'effondrer.

Le cœur lourd, je me dirige vers la sortie. Avant d'ouvrir la porte, j'entends encore Stacy s'exclamer.

— J'hallucine, qu'est-ce que je vais foutre avec cinq cappuccinos ?!

T'as raison, Rachel. Personne ne comprend jamais rien...

Ce soir-là, j'épuiserai mes larmes pour toi.

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