Chapitre 17
— Rebecca... J'ai... J'ai fait ton devoir comme tu me l'as demandé.
— T'appelles ça une fiche de lecture ?, demande-t-elle avec condescendance. Recommence-le.
Elle lâche la feuille qu'elle tenait du bout des doigts et la laisse tomber à terre. Le pauvre Jimmy devient blanc. Il déglutit longuement avant de répondre.
— Mais j'y ai déjà passé deux soirs. J'arrive plus à bosser sur mes devoirs.
— Je m'en fiche, c'est pas mon problème. Il me le faut dans deux jours, alors dépêche-toi !
C'est beau l'entraide entre les générations. Je sens que je vais pleurer. À table, personne ne semble s'en inquiéter, alors je cherche la seule qui me comprendrait, mais son regard persiste à m'ignorer. Ça fait deux semaines et Rachel ne m'adresse plus la parole. Je sais pas si c'est par pitié ou pour conserver l'équilibre de notre groupe, mais elle n'a rien révélé de mon secret, et pour ça, je continue de t'aimer.
Je me concentre sur les bruits ambiants, les conversations des autres et les rires qui résonnent dans la cafétéria pour oublier que je n'aime plus être là. Les mains enduites de la graisse que relâche ma part de pizza rectangulaire, je m'écœure. Ce n'est pas mon repas qui me donne des remontées, mais Stacy et Rebecca qui pouffent en regardant Ashley assise toute seule quelques tables plus loin. Est-ce qu'on a toujours été comme ça, ou bien c'est seulement maintenant que je m'en
rends compte ?
Rachel trouve ça aussi dégueulasse que moi mais on a trop d'orgueil pour en discuter. Je soupire. J'en ai marre de ces conneries, ça me coupe l'appétit. Je me lève et prends mon plateau à moitié plein. Rebecca me demande ce que je fais mais je n'ai pas le temps de répondre. Je me retourne et heurte Elliot qui passe en sens inverse. Un cri de surprise s'échappe de mes lèvres tandis que je trébuche et renverse ce que j'ai entre les mains sur moi. La nourriture chaude et collante se répand sur ma tenue et des rires fusent des tables à côté. Parfait. C'est parfait.
Elliot se précipite pour m'aider, le visage sincèrement affligé.
— Merde, je suis désolé. Tu t'es pas fait mal ?, demande-t-il, inquiet pour ma tête qui a bien failli cogner le sol.
— Ouais, ouais. Ça va, réponds-je, désorientée. C'est juste un peu de bouffe.
Il me sourit, soulagé, puis commence à m'aider à nettoyer le désastre qu'on a créé. Avec une serviette, il tamponne autant qu'il peut mon t-shirt ruiné. Il y a des éclaboussures de sauce tomate partout, c'est foutu. Ses mains sur moi, il n'en faut pas moins pour que Jason intervienne. Le visage marqué de colère, il s'approche de nous aussi vite qu'il peut et attrape par le col l'infortuné qui a croisé ma route.
— Je peux savoir ce que tu fous le barjot ?
— Jason, c'était un accident !, plaidé-je tandis que Stacy arrive à son tour pour m'aider.
Elle me regarde avec sympathie et sort tous les mouchoirs qui lui restent dans son sac pour me nettoyer. Les gens se rendent compte qu'Elliot et moi, on aurait pu se débrouiller sans faire ce cinéma ? C'est grotesque et ça dépasse l'entendement. Elle me force à me lever et m'éloigne de la scène. Les portes qui mènent au couloir sont grandes ouvertes, et quand on les traverse, mes mains se mettent à trembler. J'entends Jason hurler et soudain, le bruit d'un corps qu'on jette au sol.
Mes jambes m'ordonnent de me retourner mais la peur m'en empêche et me force à suivre Stacy contre mon gré.
On entre dans les toilettes. Une pauvre fille a le malheur de sortir d'une cabine au même moment et de regarder un peu trop longtemps mon haut taché.
— Tu veux sa photo ? Casse-toi !
Lorsqu'on est seules, elle attrape du papier au distributeur et le mouille sous le robinet. Elle se donne du mal à frotter mais on sait toutes les deux que des tâches
comme ça ne s'enlèveront pas. Pas plus que la honte que j'éprouve. C'est dans l'adversité qu'on apprend à se connaître, et ce que je vois me plaît de moins en moins. Je pensais que j'avais changé pour le mieux, mais mon courage, je ne l'ai que quand les gens ont le dos tourné. J'abandonne mes principes pour protéger
mon ego fragile.
— Merde, ça veut pas partir !, s'énerve-t-elle, frustrée.
— C'est pas grave, t'embête pas.
— Quel crétin celui-là, je te jure !
— C'est moi qui lui ai rentré dedans.
Elle rit mais c'est teinté de supériorité.
— Tina, tu es beaucoup trop naïve, tu le sais ça ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ?, demandé-je, en relevant un sourcil.
— Je veux dire qu'Elliot te tourne autour depuis des semaines, et toi, t'es bien la seule à ne pas le voir.
Je secoue la tête et réajuste mon t-shirt devant le miroir.
— Tu vas pas commencer à te faire des films comme ton frère ?
Quelque chose dans son regard change et j'ai du mal à rester de marbre.
— Tu es en train de rougir ?! Est-ce que ses longs cheveux te font fondre ?, demande-t-elle avec une malice déplacée.
— Arrête !, m'écrié-je, mais mes joues prennent effectivement une teinte rosée.
— Oh, Tina, le prends pas comme ça ! Je plaisante, c'est tout. Je sais bien qu'il t'intéresse pas.
Eh bien si, il m'intéresse. C'est bien là tout le problème, tu vois. Elle rit. Pour elle, ce n'est qu'un jeu, mais moi je n'ai pas envie de jouer.
— Eh bah, la prochaine fois, pense à être drôle quand tu fais une blague !, dis-je en serrant les dents par peur de devenir méchante.
— Putain, mais c'est quoi ton problème en ce moment ?, s'exclame-t-elle face à mon attitude changeante.
Je souffle pour me calmer. Ce n'est pas le moment de me disputer avec toutes mes amies.
— Je suis désolée, Stacy. Ok ?
— Ouais... Je sais. Ça fait des semaines que t'es désolée après chacun de tes sauts d'humeur !
Elle attrape son sac à ses pieds et ouvre la porte d'un geste vif. Elle baisse les yeux un bref instant.
— Tu pars en couille grave, Tina..., soupire-t-elle, presque désespérée avant de quitter la pièce.
Moi je pars en couille ? Celle-là, elle est bonne ! Comme quoi, tu peux être drôle quand tu veux, Stacy.
Après l'incident de la cafétéria, j'assiste aux cours sans vraiment les suivre. J'ai des nœuds plein la tête et l'estomac. Tout s'emmêle et je sais plus comment mettre de l'ordre. « Tu pars en couille grave. » T'as sûrement raison, en fin de compte, sauf que ce n'est pas pour celles que tu crois. En fin de journée, Stacy a déjà oublié qu'on s'est disputées. Faut lui rendre ça, elle n'est pas souvent rancunière. Moi, je commence à le devenir, mais c'est pas à elle que j'en veux le plus.
Quand la dernière sonnerie retentit, on traverse la cour pour s'en aller. Rebecca nous raconte un truc mais derrière le gymnase, mon regard est attiré par une silhouette solitaire, assise sur un banc. Ashley. Elle est seule. Je mesure ce qu'elle a perdu. Tout ce qu'elle a construit, son statut, ses amies, si on peut appeler ça comme ça. Sa couronne a perdu ses diamants, pourtant elle orne toujours sa tête de sa fierté, les épaules plus hautes que jamais.
J'ai pas de scrupule d'avoir fait ce que j'ai fait... À force de mentir aux autres, je crois que je peux me mentir à moi-même. Elle l'a bien cherché, nan ? Je regarde Rachel, et je sais qu'à quelques secrets et mensonges près, ce serait moi qui serais assise là. Eh puis merde. Quand je change de direction, Stacy demande où je vais. Je réponds pas, j'ai rien de logique à dire pour me justifier. Lorsque j'arrive à sa hauteur, elle me toise avec sa cigarette au bec. Depuis quand elle fume ? Je prends une grande inspiration. Quitte à toucher le fond, autant le faire avec panache.
— Je peux m'asseoir ?, demandé-je d'une voix que j'espère assurée.
— Si tu viens te foutre de moi, tu peux faire la queue, rétorque-t-elle sèchement en désignant les quelques élèves qui ricanent plus loin.
Okay. Ça commence bien. Je hausse les épaules. Pourquoi j'abandonne ma fierté comme ça ?
— Je viens pas me foutre de toi.
— Ah ouais ? Alors c'est quoi ? T'as besoin que mon père te fasse une réduction sur ton prochain canapé ?
C'est moi ou la façon qu'elle a de tenir sa cigarette et de se cacher derrière des lunettes de soleil lui donne l'air encore plus arrogante ? Sa voix suinte le sarcasme, mais je décèle une pointe de douleur.
— Tu t'es jamais dit que les gens peuvent être juste gentils ? je lance, un peu agacée. Tout le monde ne se comporte pas toujours comme une infâme saloperie.
Ouais, en disant ça, je pense surtout à moi, à toutes les fois où j'ai laissé mes amies se moquer d'elle. Je pense à Elliot, à Jimmy et les autres qui chaque jour viennent grossir la liste. Je pense à toutes les fois où j'ai fait passer ma popularité avant mon intégrité. Je t'en veux pas de refuser la main que je te tends, après tout, c'est aussi celle qui t'a frappée il n'y a pas si longtemps.
— Tu préfères rester seule ? Ça me va !
Je m'apprête à me lever, lassée de cette conversation qui ne mène à rien, mais la voix d'Ashley me retient.
— C'est bon... Fais ce que tu veux, je m'en fiche.
Je me rassois lentement, un peu surprise. À ta place, je sais pas si j'aurais accepté. Pendant quelques instants, on reste là, côte à côte, sans rien dire. Le silence entre nous est lourd de nos rancœurs passées. Finalement, c'est elle qui décide de le briser.
— Tu veux une clope ?
J'en suis là dans ma vie donc, à fumer des clopes en fin de journée avec Ashley devant le lycée. La vie aime se moquer de moi, voilà ce que je crois. Tu dois te dire la même chose, nan ? C'est plus une vie, c'est un glissement de terrain, et chaque jour, je vois les fondations de ce que je suis être charriées un peu plus loin par la boue. Je sors une cigarette du paquet qu'elle me tend et prends le briquet qui traîne sur le banc. T'es pas surprise que je fume aussi ?
— Si tu viens nettoyer ta conscience, je sais que c'est pas toi qui as orchestré tout ça.
Je tire sur ma cigarette et mon regard lui demande des explications. Elle pouffe.
— T'as pas le cran pour ce genre de choses, toi.
Pendant deux secondes, je pensais qu'elle serait gentille, mais c'est d'Ashley qu'on parle. Je la laisse continuer son monologue, je lui dois bien ça.
— De toute façon, je m'en fiche maintenant. Elle s'arrête et se tourne vers moi. Tu connais les philosophes stoïciens ?
— Hum, plus ou moins.
— Ce qui doit arriver, arrivera. J'ai pas envie de me prendre la tête avec des choses que je ne peux pas maîtriser. Je m'aime trop pour pas me faire ce cadeau.
Elle se lève et jette son mégot qu'elle écrase avec ses petites chaussures, puis remonte ses lunettes sur son nez.
— Tu devrais faire pareil, Tina.
Elle s'en va comme si ce qui venait de se passer était normal. Merci, Ashley, pour ce cours de philosophie improvisé. Je pensais que ma vie avait atteint le sommet de la bizarrerie le soir où je l'avais frappée, mais non. Le moment le plus étrange, c'est ici qu'il s'est joué et quelqu'un là-haut me devra bientôt des explications.
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