Chapitre 19

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J'ai toujours trouvé que faire la vaisselle était thérapeutique. Je sais pas si c'est l'eau chaude ou le clapotis des couverts, mais ça me détend. Pas suffisamment, pourtant. Je n'ai pas dit un mot pendant le repas mais mes parents ne s'en inquiètent pas. Mon mutisme est une habitude qui ne les surprend plus. Quand ma mère qui donne encore sa purée à Suzy me demande de sortir la poubelle, je peux pas m'empêcher de soupirer.

Je sors les mains de l'évier et attrape le sac, les mains encore mouillées. Dehors, l'air frais encore chargé de l'humidité d'une averse passée me lèche le visage. Je marche jusqu'au trottoir où m'attend la benne. Le sac fermement maintenu entre mes doigts, je crois que rien de pire ne pourrait arriver, lorsque soudain, je sens le plastique glisser et céder. Impuissante, je l'observe se déchirer et cracher son contenu à mes pieds.

Je me précipite par terre pour rassembler l'avalanche de détritus qui vient de se former, mais je suis rapidement débordée. Incapable de remplir le sachet, il rejette par l'autre côté ce que j'essaie d'y insérer. Le désespoir m'envahit et je me rends à l'évidence, s'il déborde, c'est qu'il en a besoin. Moi aussi, alors je le rejoins. À genoux devant le miroir de mon existence, je me mets à pleurer. Encore. Même moi je commence à me lasser.

Le sac-poubelle éventré à côté de ma cuisse, j'évacue ce que je continue de garder enfoui. Les larmes coulent sans retenue, chaudes et salées sur ma peau déshydratée. Les déchets qui s'entassent devant moi et ne veulent pas rentrer dans leur boîte, c'est autant de secrets que je ne peux plus garder. La réalité vole en éclats et si rien ne change, moi aussi je finirai par céder sous la pression.

À ce moment-là, une main timide se pose sur mon épaule qui chavire. Je sursaute et pose mes yeux sur Nath qui me regarde l'air préoccupé. Il ne dit rien. Ça ne servirait à rien, il sait que je ne vais pas bien. Il s'installe sur le bitume froid avec moi et m'aide à ramasser les déchets sans me juger. Son silence me donne le droit de me montrer vulnérable. Mes pleurs s'épuisent et finissent par se tarir. On vient à bout du désordre. Il se redresse pour me tendre sa main et m'aider à me relever. Un sourire aux lèvres, il me propose :

— Tu veux sortir ? On va à l'arcade ce soir avec des amis. Il marque une pause avant de reprendre. Tu te souviens, quand t'étais au collège, on y allait souvent.

C'est vrai qu'on faisait ça, à l'époque. On économisait ce qu'on pouvait la semaine et vendredi soir, on faisait les poches de tous nos jeans pour rassembler les dernières pièces qu'on irait claquer dans ces machines qui nous nargueraient à coup de game over. Je me rappelle pas des défaites, pourtant, ce qu'elles furent nombreuses. Dans ma mémoire, j'ai gardé que les rires et les victoires. C'est quand que la vie a arrêté d'être simple comme elle l'était ? Je ne réponds pas immédiatement. Il pense que j'hésite alors qu'en fait, je médite.

— T'es toujours punie ?

Je secoue la tête, et pour la première fois depuis que je suis rentrée, je réponds.

— Tu me laisses le temps de prévenir mes parents ?

Il me dit oui, alors je m'empresse de rentrer et demander l'autorisation. Je leur dis que c'est juste une soirée à l'arcade avec Nath et certainement Justin. Mon père proteste un peu, mais après m'avoir « injustement » forcée à rester cloîtrée à la maison, il se dit que ce ne serait pas juste de m'interdire de sortir. Ma mère, quant à elle, donne sa bénédiction sans que j'aie besoin de négocier.

Je retrouve mon voisin qui m'attend toujours à côté de la poubelle pleine et on marche sous la bruine. En chemin, on ne dit pas grand-chose. Ça ne me gêne pas, je peux admirer les néons qui clignotent sous la pluie et se reflètent dans les flaques comme des feux d'artifice. Cette atmosphère, je la trouve magique car elle a le pouvoir de me ramener en arrière. Lorsqu'on arrive devant l'arcade, Nath pousse les portes vitrées et la nostalgie frappe encore mes sens.

Pas loin de l'entrée, il y a du pop-corn qui vient d'être préparé, mais ce qui me marque le plus, ce sont les flashs de couleurs et les sons que je ne peux pas décrire car ce ne sont que des bips qui se déclinent. Dans cette mosaïque, j'ai vite fait de me laisser distraire, alors je suis mon guide qui cherche ses amis. Rapidement, on voit que la foule s'entasse derrière une borne, et des acclamations attirent notre attention. On se hâte pour trouver la source de cet attroupement. La borne en question, c'est Dragon's Lair. Je n'y ai jamais joué, mais j'ai déjà entendu Justin pester sur la machine quand je l'ai surpris à discuter au lycée.

Nath attrape ma main et m'aide à me frayer un chemin à travers la masse de spectateurs agglutinés. C'est alors que je le vois. Plongé dans son jeu, il souffle sur ses cheveux trop longs qui risquent de le déranger dans un moment critique. Avec force et courage, il s'empare de l'épée virtuelle et fait face au terrible dragon qui attend depuis trop longtemps d'être terrassé. Son visage est plus concentré que jamais et moi, j'admire ses doigts experts qui ne ratent aucune touche.

Près du but, les encouragements fusent entre les cliquetis du joystick. «Elli ! Elli ! Elli ! », s'exclament ceux qui le connaissent. Plus rien ne semble pouvoir l'arrêter... Sauf le destin, qui décide de le faire tourner les yeux dans ma direction. Nos regards se croisent une seconde et mon cœur fait un bond. C'est une seconde de trop. Dans un bref éclair de lucidité, il se tourne à nouveau sur l'écran mais il découvre alors le prix de son inattention. Il tente de reprendre le contrôle mais le dragon crache son souffle brûlant sur le pauvre chevalier.

— Non, non, non ! s'écrie Elliot en même temps que la foule de curieux.

Il serre les poings et laisse sa frustration éclater sur la borne lorsqu'il découvre la triste cinématique du héros calciné.

— Saloperie de jeu de merde !

Un murmure de déception parcourt tout le monde tandis que l'écran de défaite s'impose parmi les pixels. L'attroupement se dissipe et Elliot reste atterré devant son jeu. Ce ne sera pas lui, le héros de la soirée. Justin, qui regardait depuis avant, se précipite vers lui pour le soutenir moralement.

— La prochaine fois, ce sera la bonne mec !, dit-il en guise d'encouragement.

Elliot préfère grogner.

— Ouais... Si j'ai pas éclaté cette machine à la con d'ici là !

Justin jette son bras autour des épaules d'Elliot et plaisante dans ma direction.

— T'es sûr que le problème vient de la machine ?

Je fais de mon mieux pour masquer mon embarras mais mes joues ont vite fait de se réchauffer. Elliot lève un sourcil et fixe le garçon dans une tentative de l'impressionner. Ce n'est pas utile, tout le monde voit qu'il est déstabilisé. Sans rebondir sur la remarque de son ami, il se tourne vers Nath et s'approche de nous, les mains dans les poches.

— Tu nous as ramené du monde, Miller, dit-il avec aplomb.

— Ouais. J'ai pas besoin de vous présenter je crois.

J'arrive pas à savoir s'il fait allusion à l'histoire du vélo ou s'il sait plus qu'il ne veut bien l'admettre.

— Finement observé !, répond Elliot qui ne se laisse pas ébranler une seconde fois.

Il nous tourne le dos et s'en va retrouver son ami qui l'attend avec une bière. La silhouette que je vois accoudée au bar à lui tendre une boisson, j'ai peur de la reconnaître. Il se tourne et retire mes doutes.

— Yo les morveux ! s'exclame-t-il en faisant des cornes avec ses doigts, geste auquel les garçons répondent aussitôt. Il tourne la tête vers moi et force un sourire enjôleur à mon intention.

— Tina, ma cliente préférée, dit-il avant de saisir ma main pour l'embrasser.

David. LE David. Celui qui me soutire toutes sortes d'arrangements en échange de vinyles collector. Alors c'est lui le fameux disquaire qui te fait les meilleurs prix en ville ? Va falloir qu'on discute toi et moi, David.

— David, mon vendeur préféré ! m'exclamé-je avec un sarcasme à peine voilé.

— Vous vous connaissez ? demande Elliot qui hausse un sourcil.

David s'approche et passe son bras autour de mon épaule. Je sursaute, surprise par cette proximité non sollicitée.

— Évidemment qu'on se connait. Pas vrai ma belle ?

À cet instant, rien ne sent plus la bière que son haleine, si ce n'est... une bière, mais outre le fumé fétide, elle en dit long sur la raison de sa soudaine familiarité.

— Oui, enfin, pas tant que ça hein, dis-je en retirant son bras de mon épaule.

Il me vend des disques hors de prix et en échange, je lui donne deux trois infos pour emballer des filles. Ça s'arrête là.

— C'est notre ingé son ! me précise Justin avec un sourire qui révèle toutes ses bagues.

— Ouais, assez bon pour filer du matos mais pas assez pour jouer dans votre groupe miteux, grogne-t-il en buvant une gorgée de sa boisson et en se collant à nouveau à moi.

Elliot veut garder son calme mais ça devient compliqué. Je fais un pas sur la gauche et c'est une fille aux cheveux noirs et hirsutes qui me sauve en se faufilant entre moi et David.

— Attention Putain ! s'exclame David qui s'étrangle avec la mousse qui dégouline de son verre.

— Ça t'apprendra à coller les gens gros débile !, lui dit-elle, en mettant un coup de poing dans son épaule et en renversant un peu plus de bière sur David.

Cette fille, c'est Abby. Je la connais car elle est une classe en dessous de moi. Elle est dans le club de photo du lycée et c'est elle qui a fait les derniers clichés de l'équipe, ceux accrochés dans le bureau de monsieur Hughes.

— Tu devrais pas traîner avec ce mec, il va te briser le cœur !, plaisante David en pointant Elliot du doigt.

Je souris nerveusement sans savoir comment réagir à sa blague.

— Et toi faut vraiment que t'arrêtes de faire peur aux filles, mec, répond Elliot qui m'attire subtilement vers lui par crainte qu'il ne m'approche encore.

— Peur ? Tss, les filles sont folles de moi !

— Ah ouais ? C'est pour ça que t'es toujours seul ?

— Je croyais que t'avais une copine, lance Justin qui en sait visiblement plus qu'il ne devrait.

David attrape le foulard fourré dans la poche arrière du jeune homme et lui colle entre les dents. Si tu voulais que ça reste un secret, il y avait plus discret.

— Le problème, c'est que moi, j'ai trop de copines pour en choisir une, OK ? Et puis, tu peux parler. C'est quand que tu nous présentes ta copine fantôme ?

Elliot se cache derrière sa bière.

— J'ai pas de copine.

Ce n'est pas vraiment un mensonge, au fond... David s'approche de lui comme un cowboy.

— Oh, mais si, et même que je sais qui c'est !

Tout le monde reste pendu à ses lèvres, la respiration coupée par ce qu'il s'apprête à révéler. Il ne sait pas. Il peut pas savoir. Comment pourrait-il ? Un gars comme ça, moins il en sait, mieux c'est. Lorsqu'il a toute l'attention qu'il veut, il lâche la bombe.

— C'est Abby !

C'est bon, je peux souffler.

— Je suis lesbienne putain, grogne-t-elle, agacée par l'humour douteux de son ami.

— Il a les cheveux longs, ça passe, nan ?

Abby roule les yeux et tout le monde se lasse.

— Ta gueule, David. T'es insupportable quand tu as bu, dit-elle en lui retirant sa bière des mains.

Elle saisit ma main et m'emporte avec elle.

— L'écoute pas, il est déjà bourré !La soirée défile et on passe d'une borne à l'autre pour tenter de battre les records. Les cris de joie et les rires caressent mes oreilles de leur musique réconfortante. J'oublie où en est ma vie et me contente de vivre. Avec Elliot, on lutte pour garder nos distances et nous mettre à l'abri des soupçons. Finalement, n'est-ce pas la meilleure façon d'en éveiller ? Je sais pas, mais dans le dos de nos amis, on échange des regards et des clins d'œil.

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