Chapitre 21
Depuis les vestiaires, on peut sentir les gradins qui tremblent à faire vibrer le métal des casiers. À quelques minutes de la finale du championnat de basket régional, tout le monde est survolté. C'est valable pour les spectateurs qui s'amassent dans le gymnase autant que pour nous. Notre coach nous rappelle les règles de sécurité pour notre enchaînement tandis que j'enfile fébrilement ma tenue. Ses mots sont couverts par le grésillement des pompons qui scintillent et les rires qu'on échange pour masquer le trac.
À ma droite, Rachel se change silencieusement. C'est comme ça depuis notre dispute. Je devrais y être habituée mais chaque jour, je vois son regard se vider davantage. Peut-être que c'est ma culpabilité qui m'incite à y voir autre chose que notre dispute, mais je peux pas m'empêcher d'imaginer le pire. Furtivement, je m'approche d'elle comme si je pouvais m'attendre à ce qu'elle accepte miraculeusement de me parler.
— Rachel, est-ce que ça va ?, dis-je, la voix hésitante.
Elle sursaute brièvement, surprise par l'intrusion qui s'est glissée au milieu de ses pensées, mais témoigne rapidement sa froideur en ajustant sa manche sans me regarder. Pendant un bref instant, j'ai cru voir le regard de quelqu'un qui se sent coupable, mais j'ignore de quoi.
— Ça va, dit-elle sobrement.
Je sais pas ce que j'espérais, surtout maintenant, cela dit, au moins elle m'a répondu. Je mordille mes lèvres en attendant de savoir que dire de plus. Ça a beau être le pire endroit pour faire ça, je veux qu'elle sache que je suis là, si seulement elle veut encore de moi.
— Je m'inquiète pour toi... murmuré-je discrètement.
Je pose ma main sur son avant-bras pour l'empêcher de se refermer et la rapidité avec laquelle elle se dégage me fait reculer.
— C'est pas tes affaires, ok ? Laisse-moi tranquille, lance-t-elle en plissant les yeux avant de se retourner.
J'ai sûrement été trop ambitieuse. Galvanisée par le match qui approche, Stacy intervient avec toute son énergie. J'ai cru pouvoir rester discrète mais avec elle dans le coin, c'est presque impossible. Depuis qu'elle est capitaine, plus rien ne l'arrête.
— Laisse-la, elle est grognonne aujourd'hui !, s'exclame-t-elle en me donnant une tape sur les fesses. Je m'habillerais plus vite à ta place.
— Tu as peur que je sois en retard ? demandé-je en passant ma jupe.
Elle ricane. Je vois pas ce qu'il y a de si drôle.
— Oh non, je m'en fais pas pour ça.
Un sourire en coin prend forme sur ses lèvres et Rebecca lui lance un regard complice avant de glousser à son tour. Je devine à leurs regards pétillants de malice que leurs oreilles indiscrètes ont déterré le ragot de l'année. Je pourrais rester indifférente et jouer avec leur frustration mais je décide de les libérer de ce secret qu'elles ne peuvent plus garder.
— Eh bien quoi alors ?
Stacy agrippe Rebecca par le bras pour la rapprocher de nous, et se penche pour chuchoter :
— Il paraît qu'on a une gouine dans l'équipe.
Les deux filles reculent pour contempler ma réaction avant de rire à nouveau. C'est un rire mesquin et effroyablement mauvais qui me paralyse. Elles croient que mon silence est une bonne chose.
— Oh putain, ça me dégoûte, surenchérit Rebecca qui ne masque pas son aversion. T'imagines, on se change alors qu'elle est peut-être pas loin.
— C'est clair. Je suis sûre qu'elle nous mate dans les vestiaires !, ponctue Stacy qui fait semblant de vomir.
Moi aussi mon corps est secoué d'un haut-le-cœur, mais le dégoût qui m'anime n'est en rien celui qui agite les deux filles. Devant elles, je demeure figée tant je suis sidérée par l'échange auquel j'assiste. Dans leur monde parfait, il y a elles, et puis le reste. Qu'il soit barjot ou gouine, c'est du pareil au même ; ce qui est différent n'est pas normal. L'étroitesse d'esprit de mes amies n'a rien de nouveau, ça fait un moment que je regarde la réalité dans les yeux. Ce qui est nouveau, c'est mon incapacité à me taire. Elles sont là à s'autocongratuler pour leurs blagues sordides, tandis que moi, je serre les dents à m'en faire saigner les gencives. Soudain, c'est la blague de trop.
— Et alors ?, demandé-je en réaction à leur annonce.
Stacy hausse un sourcil, presque déstabilisé par l'audace de ma question.
— Pardon ?
Il serait tentant de me retourner et de faire comme si je n'avais rien dit, mais je m'y refuse et l'affronte. Sans vaciller, je réaffirme ma position en insistant sur chaque mot.
— Et alors ?
Lorsque je me répète, elles sont figées de stupéfaction. Elles ne s'attendaient pas à ce que quelqu'un discute leur opinion. J'ai même l'impression que l'idée d'une possible divergence sur le sujet n'a jamais traversé leurs cerveaux étriqués. Rebecca s'approche pour me raisonner.
— Tina, c'est contre-nature tout simplement !
— Oui, je crois qu'il y a un passage dessus dans la Bible !, ajoute Stacy qui hoche la tête pour approuver les dires de son amie.
Je ris avec cynisme. Oser citer la Bible, c'est le comble de l'hypocrisie, Stacy.
— Ah ouais ? Je crois qu'il y a aussi un passage dans la Bible, à propos de ce que t'as fait y a deux semaines sur la banquette arrière de Cody !
Mes mots la frappent comme un uppercut, et lorsque les filles se tournent vers Stacy, l'euphorie d'avant-match disparaît. Personne ne sait comment réagir, à commencer par Stacy qui doit hésiter entre garder son sang-froid et ne pas perdre la face. Finalement, elle tranche pour la première.
— Tina, c'est pas le moment pour ce genre de débat, dit-elle avec un sourire forcé.
Elle s'avance vers moi et joue la carte "capitaine" qui fait passer son équipe avant toute chose. C'est en partie vrai... sauf pour celle qui s'avère lesbienne.
— Ça t'arrange bien, dis-je en croisant les bras.
Rebecca secoue la tête, incrédule.
— Pourquoi tu la défends, Tina ? C'est contre-nature, point final !, dit-elle d'un ton catégorique pour mettre fin à ce débat qui pourrait mal tourner.
Stacy m'affronte du regard. Elle aimerait que je baisse les yeux mais c'est impossible. Autour de nous les filles chuchotent et finalement, Rachel, d'une voix fluette, met fin à cette querelle.
— Peu importe, Stacy a raison. C'est pas le moment pour ça.
Je sais pas de quel côté elle est. Peut-être qu'elle veut juste qu'on arrête de soulever de la merde. Son intervention a suffi à Stacy pour se détacher de moi et
lorsque notre coach entre pour nous appeler, les filles se dispersent pour entrer dans le gymnase. Quand j'y pénètre, l'immensité du hall m'engloutit. Les gradins sont remplis et je sens le parquet trembler sous mes pieds tandis qu'on est accueilli par des cris. Mes amies sont à nouveau galvanisées mais moi j'arrive pas à me sortir ces mots de la tête. Le suicide de Mary ne leur a rien appris.
Quand je prends place au centre du terrain avec mes coéquipières, je sens que je risque de flancher. Je suis pas concentrée. Ça va encore me retomber sur le coin de la tronche cette histoire. J'observe Rachel devant moi qui ajuste encore une fois ses manches. Elle est nerveuse. Qu'a-t-elle pensé de tout ça ? Bien avant qu'on se dispute, il y a toujours eu une part d'elle que je ne parvenais pas à déchiffrer. C'est peut-être parce qu'elle parle peu, mais parfois, je me demande si elle ne se tait pas par peur de se montrer.
Lorsque la musique démarre, je suis pas prête, alors je regarde les autres et mon corps se souvient des bons gestes. Guidée par Stacy, on enchaîne les pirouettes sous l'œil de notre public en liesse. Les filles sont gracieuses, tandis que moi, je suis rigide. Voilà ce que ça me coûte de m'énerver avant un match. Je voudrais pas faire tache, alors je m'applique à sourire, mais je sens mes zygomatiques se crisper à force de tirer dessus. Je crois que j'ai l'air de pas savoir ce que je fous là. Je me rassure, de toute façon, de loin, on remarque que les pompons et les sequins qui brillent... J'espère.
Les dernières notes résonnent, nos pompons s'immobilisent autour de Stacy et des applaudissements nourris saluent notre prestation tandis que je reprends mon souffle. J'ai le même sourire forcé qui me colle aux lèvres depuis avant et quand enfin les projecteurs s'éteignent, c'est une délivrance de le retirer. Je suis le groupe et m'installe sur le banc pour suivre le début du match. La fanfare de l'école se donne du mal pour mettre en scène l'entrée des joueurs sur le terrain. Quand c'est le tour de Jason de venir se pavaner comme un coq, les filles gloussent, moi, je tourne la tête. Il a le culot de me sourire et je préfère pas le voir faire.
Je sonde les gradins en face de moi et aperçois Ashley. Tout le monde lui a tourné le dos, alors je ne vois pas pourquoi elle s'inflige encore ça. Elle n'a plus
personne à venir encourager. Un peu plus loin, mon regard se fixe sur la silhouette d'Elliot avachi sur son siège. Si ça peut te rassurer, on est deux à être heureux
d'être là. Ça l'ennuie, mais il est bien là, rien que pour moi. Il se redresse soudain. J'ai l'impression qu'il me voit et c'est suffisant pour donner à mes lèvres l'envie de s'étirer à nouveau, sans forcer cette fois. Rebecca, assise à côté de moi met un coup dans mon épaule.
— Je t'ai rarement vue aussi crispée Tina.
Sa remarque amuse Stacy qui rajoute une couche.
— Nan mais carrément. On aurait dit que t'avais un balai dans le cul sans déconner.
Hilarant venant de celle qui cite la Bible pour se justifier d'être coincée... Excédée, je me lève. La voix de Stacy bourdonne comme un acouphène dans mes oreilles.
— Oh te vexe pas Tina, c'est une blague.
Non, je ne me vexe pas. Ton avis, c'est la dernière chose qui m'importe pour être franche. Je suis plus à ma place, alors je préfère m'en aller. J'ai plus le cœur de faire semblant pour ce soir. Je trouve refuge dans le calme des vestiaires désertés. La porte claque derrière moi et j'inspire profondément avant de laisser mon
corps glisser contre le métal froid de mon casier, ma tête perdue quelque part entre frustration et désenchantement. On sous-estime les bienfaits du silence dans ces moments.
Assise sur le carrelage froid, je rumine encore ma conversation avec Rebecca et Stacy. J'entends leurs voix hypocrites, leurs rires fielleux lorsqu'elles ont craché leur écœurement sur celle qui est sans doute notre amie ; le même écœurement que leur inspirerait sans conteste mon idylle cachée. Peut-être que ça me libèrerait si tout le monde savait, mais à quel prix ? Je serais "la fille qui", une bête de foire qu'on montre du doigt avec la bénédiction d'une majorité silencieuse qui a trop peur d'être la prochaine à l'affiche du cirque. Je le sais car la majorité silencieuse, c'est moi, du moins je l'étais, mais ça devient compliqué de le rester. Au milieu de ces questionnements sans fin, j'entends la porte du fond s'ouvrir. Mon corps se raidit en attendant de voir qui est à l'origine de cette intrusion. Pas toi, Stacy, j'aurais plus la force de t'affronter. Finalement, je souffle lorsque j'aperçois la touffe de cheveux d'Elliot au détour d'un casier.
— Si tu cherches les vestiaires des garçons, c'est de l'autre côté, dis-je avec amusement.
Ses yeux me dévorent et ce ne sont pas les paillettes de mon uniforme qui l'empêchent de voir clair.
— Tout compte fait, le vestiaire des filles me semble pas mal.
Il s'approche et je pose ma main sur son torse pour l'empêcher de venir trop près.
— Tu es lubrique, dis-je avec un sourire en coin.
Il est soudain un peu gêné et son regard fait des allers-retours avant de parler.
— Bon, hum, je sais pas ce que ça veut dire. Mais t'as pas l'air énervée, alors je vais le prendre comme un compliment.
Son ignorance me désarme. Je voulais rire mais il en profite pour me voler un baiser. Il se détache et fait un pas en arrière pour m'étudier. Il n'est pas dupe.
— Tu voulais pas voir le match ? demande-t-il en replaçant ses cheveux. T'es partie tellement vite.
Je regarde mes pieds. Elles sont impeccables, mes chaussures...
— Je... je suis un peu sur les nerfs... avoué-je en me laissant tomber sur le banc derrière moi. Elles sont tellement odieuses parfois, tu sais.
— Ouais... Tes "amies", dit-il en insistant sur les guillemets, peuvent être des putains de pestes. Il s'installe à côté de moi et hausse les épaules. Mais c'est pas
nouveau, nan ?
Je secoue la tête et lui explique mon échange avec Rebecca et Stacy. Il n'est pas surpris mais quand je répète leurs mots, il serre les poings. J'imagine qu'il pense à Abby et combien ces insultes lui coûtent au quotidien.
— Quelle bande de pétasses !, lâche-t-il en se retenant de cracher au sol. C'est ça qui te tracasse ?
Je ne dis rien, trop occupée à compter tout ce qui ne va pas. Ça vient juste s'ajouter au reste et renforcer ce que je savais déjà.
— Ecoutes, le prend pas mal mais... Je comprend pas pourquoi tu fais semblant comme ça. Encore plus avec des gens qui partagent pas tes valeurs.
— Ouais. Je le sais.
Je le sais... Il a raison et je l'ai toujours su. Depuis le début, il est la seule évidence parmi mes incertitudes, et si je peux lui faire confiance, peut-être que je pourrais aussi me faire cette faveur. Je m'approche de lui, motivée par une impulsion que je ne désire plus étouffer.
— On avait un marché, tu te souviens ?, dis-je en mordant mes lèvres. Il comprend où je veux l'emmener et il redevient libidineux. Je me penche à son oreille et
murmure, tu es venu, alors je crois que tu as gagné le droit de regarder sous ma jupe.
Il pose sa main sur ma cuisse et ma peau se couvre de frissons lorsqu'il la glisse plus loin. Guidée par mes pulsions, je l'embrasse sans pudeur. Il émet un grognement approbateur et répond avec avidité à mon baiser. Nos langues se mêlent avec passion et ses doigts continuent leurs caresses quand soudain, il s'arrête.
— On risque de se faire choper, tu sais...
Je m'en fous. Pour toute réponse, je m'installe à califourchon sur lui et capture à nouveau ses lèvres.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? D'habitude, c'est moi qui joue les rabat-joie. Je m'arrête brièvement et hésite avant de terminer. Peut-être que je m'en fous... de me faire
choper.
Ses yeux s'écarquillent et il cherche les doutes sur mon visage sans en trouver. Est-ce que c'est la vérité ? Il hésite mais pas moi. Je continue de le titiller et il finit par se rendre.
— Oh et puis merde !, grogne-t-il en agrippant ma nuque.
Sa bouche se glisse dans mon cou et un frisson me parcourt à nouveau lorsque ses dents attrapent un peu de la chair sous mon oreille. Soudain, une porte
claque et on se fige. On tend l'oreille mais seul le silence nous répond. Elliot retire ses mains et les colle au banc, mais avec moi à califourchon sur ses jambes, on parait tout sauf d'innocents.
— On ferait mieux d'y aller, Princesse... souffle-t-il, le regard encore brillant de ce qu'on n'a pas pu terminer. À moins que t'aies très envie de finir ce qu'on a commencé ?
L'air malicieux, il tourne son regard vers le local de rangement mais je sais qu'il n'est pas sérieux... quoique ? Je ne vais pas tenter le diable plus que ça, mon courage s'arrête là pour ce soir. À contrecœur, je quitte le giron chaud de ses jambes.
— Une autre fois, susurré-je langoureusement.
Il proteste un peu, cette simple idée ayant suffi à l'exciter.
— On peut se retrouver après le match si tu veux. Je suis garé derrière le parking.
Je hoche la tête et accepte sa proposition. Quand je m'apprête à partir, sa main effleure brièvement la mienne pour me retenir un dernier instant.
— Tina... Quand tu disais que tu t'en foutais... Tu le pensais ?
— Oui, je le pensais...
Pour autant, est-ce que je suis capable de l'assumer ? Il se retient de sourire trop franchement, il est trop tôt pour penser qu'il a gagné. Il quitte le vestiaire tandis que je retourne dans le gymnase où le vacarme me fait perdre l'équilibre. Je me fais discrète en retournant à ma place mais de toute façon, les gens ne voient que le match. Je m'installe et aperçois un vide laissé par Rachel qui s'est absentée. Sur le tableau, le score indique qu'on mène, alors les filles s'en moquent de savoir qui est là ou pas, mais moi, je remarque qu'elle n'est pas là. Tu m'as abandonnée et je mérite mieux qu'une amitié sous condition, pourtant ça m'importe encore de savoir que tu ailles bien ou pas. J'espère juste que tu ne pleures pas seule dans un coin...
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