Chapitre 24

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Rachel et moi continuons notre virée au centre commercial. On flâne entre les boutiques, admirant des vêtements qu'on ne pourra jamais s'offrir. Rachel me fait essayer toutes les teintes de rouges à lèvres possibles sous l'œil méfiant des vendeuses qui nous surveillent comme des voleuses. Nous sommes convenues que le rose n'était pas ma couleur, mais tant pis, je me sens revivre un peu. Pendant quelques heures, j'oublie, et elle aussi. Mais quoi ? Peu importe. Pour le moment, on soigne nos plaies, le reste est passé sous silence. On enlèvera les pansements plus tard.

Épuisées d'avoir trop marché, mais le cœur léger, nous décidons de nous rendre chez moi. Aucune voiture dans l'allée. En rentrant, mon regard se pose immédiatement sur le téléphone. La lumière rouge clignote et indique un message. J'empoigne le combiné et écoute. « Bonjour Mme Moore. C'est Christelle, du secrétariat du lycée d'Oakridge, blablabla. » Je roule les yeux, puis je jette un regard espiègle à mon amie en imitant la pauvre secrétaire. Il me suffit de presser sur le bon bouton et voilà la trace de mon méfait supprimée. J'espère que Rachel n'aura pas d'ennuis par ma faute, mais elle ne semble pas s'en inquiéter.

C'est la première fois qu'elle vient chez moi, alors elle regarde partout. Je l'invite à me suivre à l'étage. J'appréhende un peu de lui présenter le capharnaüm qui me sert de chambre. Finalement, ça n'a pas l'air de la déranger plus que ça. Elle s'étale sur mon lit, les bras en croix comme si elle était chez elle. Lorsqu'elle tourne la tête et aperçoit les photos de Mary au mur, elle oublie sa fatigue pour y jeter un œil.

« C'est Mary et toi ? » demande-t-elle en pointant une vieille photo.

Je hoche la tête et, face à son intérêt, je commence à lui raconter les anecdotes et souvenirs que ces clichés renferment. D'habitude, il n'y a qu'avec Elliot que j'en parle, alors maintenant, je suis trop heureuse pour pouvoir m'arrêter. Je lui raconte l'été dernier, lorsque Mary et moi sommes parties en douce pour voir Bon Jovi. Ses yeux pétillent en découvrant une Mary qui lui est étrangère. « J'aurais aimé la connaître mieux », me dit-elle à voix basse. Il est trop tard, et je lis le regret sur son visage qui s'affaisse un peu. On ne peut pas refaire le passé, mais le présent nous appartient, alors je m'ouvre. Je lui parle de David Lee Roth et d'Eddie van Halen. Je lui montre les vinyles que je cache. Ses sourcils s'élancent plus haut que possible devant les maquillages outranciers de Kiss et Mötley Crüe. À son tour, elle se confie et me parle de son amour pour Conan le barbare. Elle me dit qu'elle écrit un livre avec une guerrière rousse qui manie l'épée comme personne dans son royaume imaginaire. Je crois que c'est elle, cette héroïne en armure.

De retour sur mon lit, on fait des blagues nulles qu'on n'aurait jamais osé faire devant les autres. On réapprend à se connaître, à se connaître vraiment. Si demain un autre drame survient, on n'aura pas à regretter de ne pas avoir écouté, ou de découvrir trop tard à quel point celle en face de nous était chouette. J'attrape quelques magazines et on se met à les feuilleter pour affûter notre sens de la mode. Entre deux pages, on se goinfre. Une main tourne les pages, l'autre se sert dans le paquet de M&Ms posé entre nous. Rachel se sent soudain l'âme d'une styliste et ouvre mon armoire pour nous assembler des tenues que même Cyndi Lauper n'oserait pas porter. Agenouillées devant les étagères, on fouille entre les vêtements pour dénicher LA pièce qui viendrait parfaire ses chefs-d'œuvre. À force de creuser toujours plus loin, elle met la main sur un trésor.

Quand ses doigts tirent sur le tissu froid et rugueux pour l'exposer, elle comprend ce qu'elle vient de trouver. Cette veste en cuir qu'elle tient dans ses mains, je devais la rendre à Elliot, mais je ne l'ai jamais fait. Cet idiot a passé une semaine sans veste, après quoi il s'est décidé à en prendre une autre. « De toute façon, elle est abîmée », lui ai-je dit. Parfois, le soir, je l'enfile et me blottis dedans avant de dormir. Rachel détourne les yeux. Moi aussi j'évite de la regarder. Je n'ai pas envie qu'on se dispute à nouveau, pas maintenant, alors on se terre dans le silence.

J'espère qu'elle parlera la première, mais je crois qu'elle en fait de même. Ses lèvres tressaillent dans une lutte pour museler sa curiosité qui risquerait de tout gâcher. Elle pose son regard sur les photos de Mary. Elle repense à toutes ces histoires que je lui ai racontées, et je crois qu'elle a envie de me faire confiance. Ou peut-être pas. On dirait que même elle l'ignore. Ça semble se bousculer dans sa tête, alors je me risque à y mettre de l'ordre.

— Tout ce qu'on raconte sur lui... Tout ça, c'est faux, tu sais, dis-je difficilement.

Son regard reste figé sur le mur de souvenirs, et pas un son ne sort de sa bouche. À quoi tu penses ? J'ai beau la regarder, je suis incapable de lire dans ses pensées. J'ai la bouche pâteuse quand je cherche quoi dire pour nous sortir de l'impasse. Je me rappelle les mots sur le tableau, et combien ça me fait mal.

— J'aurais voulu que ce soit quelqu'un d'autre. N'importe qui, mais pas lui, dis-je, avec une voix qui craque sous le poids des mots. Mais c'est arrivé.

Elle baisse la tête. Est-ce qu'elle m'en veut toujours ? J'ai l'impression qu'elle veut fuir mais que quelque chose la paralyse. Je t'en supplie, ne te referme pas. Je pose ma main sur la sienne. Elle tremble. Pourquoi tu trembles ? J'ai des larmes aux coins des yeux qui menacent de couler si je continue de parler mais tant pis, il faut qu'elle sache.

— C'est plus fort que moi, Rachel... Quand je ferme les yeux, il n'y a que lui que je vois.

Elle baisse encore la tête, et cette fois, c'est tout son corps qui s'affaisse. Dans un soupir qui vient masquer un sanglot, elle se confesse.

— Tina, je suis lesbienne.

Sa voix se brise sur le dernier mot et des larmes coulent sur ses joues avant de tomber sur nos mains encore liées. Ça y est, c'est sorti, et ce n'est pas ce à quoi je m'attendais. Elle l'a avoué comme on avoue une grosse bêtise à ses parents. La honte et la douleur déforment son visage qu'elle essaie de cacher sous sa frange. Je reste un instant figée, abasourdie par sa révélation. Je me rappelle des mots de Stacy, « sale gouine ».

— Ne me déteste pas s'il te plaît... Je me dégoûte, Tina...

Je refuse de l'entendre dire ça. Lorsque je reviens à moi, je me penche pour la prendre dans mes bras et lui offrir la seule chose que j'ai : des épaules pour pleurer. Ses sanglots redoublent contre moi tandis que je lui caresse les cheveux.

— Chut... Calme-toi, Rachel. Tout va bien, je suis là, murmurai-je à son oreille.

Elle s'agrippe à moi comme si sa vie en dépendait. Sa douleur me déchire de l'intérieur. J'ai l'impression qu'on me broie le cœur, alors je la serre plus fort, assez pour que jamais elle n'oublie cette étreinte. Pour que chaque fois qu'elle se sentira seule, elle en conserve la compagnie, et que jamais elle ne puisse oublier que je suis son amie. Après de longues minutes, ses pleurs finissent par se tarir. Elle s'écarte, le visage ravagé et gonflé par les larmes.

— Pardonne-moi, Tina... Je sais que ce n'est pas normal... mais je n'y peux rien.

Ses aveux font écho à mes propres tourments. Doucement, je prends son visage en coupe et ancre mon regard dans le sien.

— Rachel, ne t'excuse jamais d'aimer qui que ce soit.

Ses yeux s'écarquillent et une lueur d'espoir y renaît.

— Alors... Tu ne me détestes pas ? Tu ne me trouves pas… « Bizarre » ?

C'est douloureux de l'entendre dire ça. Je ne veux plus qu'elle pleure, alors je fais tout pour la faire rire et chasser ses pensées qui ne devraient même pas exister.

— Mais non, t'es pas bizarre, m'exclamé-je en retirant ma chaussette. Regarde, moi, j'ai les pieds palmés. Ça, c'est bizarre ! Toi, t'as rien de bizarre, dis-je en agitant mes orteils dans l'espoir de la faire rire.

Un petit rire s'échappe de ses lèvres en voyant mes pieds disgracieux. Ses yeux s'illuminent à nouveau et mon cœur bondit de joie quand je vois ses taches de rousseur s'étirer dans un sourire.

— Si ! Regarde, j'ai un doigt difforme, lance-t-elle en montrant la bosse sur son index droit.

Je ris à la vue de son doigt déformé par ses heures de rédaction acharnée. On est toutes les deux un peu « bizarres » à notre façon. Mais ces bizarreries que l'on cache, c'est ce qui nous rend uniques.

Épuisées mais apaisées, on s'allonge côte à côte sur le lit. Blotties l'une contre l'autre, les battements de nos cœurs se synchronisent et je sens un lien unique se nouer. Celui que je ne pensais plus jamais connaître quand Mary est morte. L'amitié, la vraie. Celle qui accepte, qui console et qui fortifie. Celle qui porte en elle la promesse qu'avec l'autre, nos secrets seront bien gardés, jusqu'au jour où l'on sera assez fortes pour s'aimer soi-même et ne plus rien avoir à cacher.

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