Corps en scène

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Il ne dit presque rien pendant le trajet. Juste sa main sur ma cuisse nue, par-dessus cette robe transparente qui me colle à la peau. Je sens le cuir glacé du siège contre mes jambes, mais c’est à peine si je frissonne. Les pilules agissent. Tout est flou, mais trop intense à la fois. Mon souffle est lent, et pourtant, je sens mon cœur cogner, étouffé sous un oreiller invisible.

Sergio conduit vite. Trop vite. Il garde ses lunettes, comme un masque, et je devine ce sourire discret qu’il garde pour ce genre de soirées. Les soirs où je deviens utile.

On s’arrête dans une rue calme, chic, presque vide. Une villa grise, moderne. Pas tape-à-l’œil, mais intimidante. Il descend, contourne la voiture, m’ouvre. Je n’ai même pas le temps de réfléchir. Je sors. Le vent me glace l’intérieur des cuisses. Mes talons claquent. Je n’ai pas de manteau. Je suis nue dessous.

La porte s’ouvre aussitôt. Un homme nous attend. Costume impeccable, montre dorée, sourire maîtrisé. Il regarde d’abord Sergio, lui serre la main sans lâcher tout de suite. Un accord. Puis il me fixe, et je sens ce regard comme un scanner.

— Bonsoir. Je vous attendais.
Sa voix est posée. Bien trop douce. Je tente un sourire, ou peut-être juste une mimique. J’ouvre à peine la bouche, mais Sergio se penche derrière moi, ses lèvres près de mon oreille, sa main sur mes fesses.

— Rappelle-toi. Tu es ici parce que tu veux apprendre. Et faire honneur à notre confiance.

Je hoche la tête. Je n’ai plus envie de fuir. Mais je ne veux pas être là non plus. Je flotte entre les deux. Je suis Marta, une autre. Une qui arrête de penser, qui souffle une liberté.

À l’intérieur, tout est froid. Design. Parfaitement mis en scène. Des coupes de champagne nous attendent sur une table basse. L’homme me fait signe de m’asseoir. Je m’exécute, comme si j’étais déjà chez lui.

— Je suis un ami de longue date de Sergio, dit-il. Il m’a parlé de toi. Que tu danses. Que tu es une déesse de la scène. C’est rare, aujourd’hui, très rare, ce genre de beauté. Et tu es si belle avec ce que tu portes.

Je baisse les yeux. J’ai envie de parler, de dire que ce n’est pas moi. Mais rien ne sort. Mes mains tremblent. Je n’ose pas toucher le verre, je me sens sale. Difficile de ne plus réfléchir.

Sergio, toujours en retrait, pose enfin les premiers mots :

— Sers-toi. Bois une gorgée.

Je tends la main, mécaniquement. Une gorgée, c’est déjà bien Le liquide est acide. Trop frais. Mon corps s’abandonne doucement. Tout va basculer, je le sais. Mais ce soir, j’ai trop peur pour dire non. Et trop de silence en moi pour crier. Il me contrôle et j’aurais dû insister pour en savoir plus sur ces pilules.

Le client désire donc que je danse pour voir s’il peut me louer pour une soirée privée. Mais nue ? Plus je bois, plus les couleurs sont vives, plus je ne peux bien distingué les futurs échanges sur mon prix. Envie de fuir nue, rentrer dans les bras de Roberto hors…

Je sens à peine mes jambes quand je me lève. Le verre de champagne encore à moitié plein repose entre mes doigts tremblants. Je n’ai même pas bu assez pour être ivre, mais les pilules me ramollissent. Tout est ralenti, sauf ma conscience qui cogne, qui tape à l’intérieur.

Le client se lève aussi, puis tire légèrement sur une télécommande. Les lumières changent. Une musique feutrée s’élève, un rythme lent, presque trop doux. Une scène est tracée dans le salon, juste un carré vide, délimité par le tapis épais et les regards.

— Danse. Montre-moi comment tu vis à travers ton corps.

Il s’est assis de nouveau, jambes croisées, mains jointes. Son regard me traverse. Il ne me voit pas vraiment. Pas comme une personne. Je ne réponds rien. Sergio ne dit rien non plus. Il sait que je vais m’exécuter.

Alors je pose le verre. Je respire un instant. Mes pieds glissent sur le tapis, maladroitement d’abord. Je sens la robe remonter à chacun de mes gestes. Pas de sous-vêtements. Pas de protection. Mon corps devient spectacle.

Mes bras s’élèvent, mécaniques. Je tourne, j’essaie de retrouver une once de grâce, une routine ancienne, quelque chose d’avant. Mais tout est flou. Mon reflet dans la vitre me fait peur.

Et pendant que je danse, pendant que j’offre cette version de moi désincarnée, les deux hommes parlent.

— Elle est jeune, c’est vrai, mais surtout docile, glisse Sergio calmement.
— Et combien ?
— Pour la nuit ? Ou pour la garder une semaine ?
— Non, juste ce soir. Pour le moment. J’ai une réception privée. Discrète. Je veux qu’elle soit là. Qu’elle existe dans l’espace. Pas forcément qu’elle parle. Juste... qu’elle soit là.

Je vacille. Je crois que j’ai raté un pas. Ils ne s’en rendent même pas compte. Sergio se penche vers lui.


— Alors ce sera quinze mille. En liquide. Et elle reste sous mon nom.

L’homme acquiesce. Il regarde de nouveau vers moi. Je le sens peser mon corps du regard, comme s’il jaugeait un objet rare.

— Parfait. Mais je la veux maquillée différemment. Et qu’elle ne parle pas, sauf si on lui parle.
— C’est compris. Elle sait obéir. Et elle est propre.

Je m’arrête enfin. Mes bras tombent le long de mon corps. Je n’ai même pas conscience de la honte. Tout est trop lointain. La musique s’arrête comme elle a commencé.

— Tu vois, ma chérie ? Ce n’est pas difficile. Ce n’est que le début, souffle Sergio en s’approchant.

Il caresse mon dos, là où les marques sont encore fraîches. Je ferme les yeux. Je ne suis plus Marta. Juste la fille en robe transparente qu’on vient de louer.

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