Quelque part

10 minutes de lecture

Je me réveille en sursaut, le cœur battant trop fort et un mal de tête… Je reste là, immobile, quelques secondes. Il fait encore sombre dans la pièce, mais la lumière du jour perce à travers les rideaux épais. Je sens aussitôt que quelque chose ne va pas. Mon corps me fait mal. Mes cuisses, mon dos, ma nuque… tout est tendu, engourdi, froissé.

Je bouge à peine que mes côtes protestent. J’ai dû tomber. Ou on m’a poussée. Ou pire.
J’essaie de me rappeler. Le client, sa main sur ma taille. La musique trop forte. Le goût du champagne. Sergio qui m’ordonne de sourire. Un canapé. Des mots que je ne veux pas me redire. Des bruits dans la pièce d’à côté. Et moi, qui ris pour oublier.

Je repousse les draps. Mes vêtements sont là, pliés comme dans un hôtel, sur une chaise. Le collier est toujours autour de mon cou. Ce détail me fout la nausée.

Je cherche mon téléphone. Il est sur la table basse. 10h27. Mon cœur rate un battement. Dix appels de Carmen. Trois de Roberto. Deux d’Adela.
"On t’a attendue ce matin. T’as même pas prévenu."

Je reste là, téléphone en main. Vide. Que répondre ?

Dans la salle de bain, je me fais peur. Mon reflet… c’est pas moi. Mascara coulé, cernes violacés, trace rouge au niveau de la clavicule. Je passe les doigts dessus, puis je détourne les yeux. J’ai envie de pleurer mais je peux même pas. Je me contente de faire couler l’eau. Froide. Longtemps. Très longtemps. Quand je sors, il est là. Sergio. Parfait comme toujours. Chemise légèrement ouverte, tasse à la main, comme si de rien n’était.

— Tu t’es bien débrouillée hier. Le client était ravi. Il veut te revoir.

Je dis rien. J’ai pas la force. J’ai juste envie de disparaître. Alors je murmure :

— Je vais pas en cours.

Il arque un sourcil. Il adore faire semblant de ne pas comprendre.

— Tu crois que c’est une bonne idée ? Ta sœur commence à poser des questions.

— C’est quoi le piège ? Toi qui voulais que je ne revienne pas ?

Il me regarde sans ciller. Puis, d’un ton glacial :

— Tu m’appartiens oui.

Il s’approche. Pose une main sur mon épaule. Je frissonne malgré moi. Il le sent. Il le savoure.

— Alors, reste ici. Repose-toi. Ce soir, tu dois être prête à 20h. J’ai un autre contact. Plus discret cette fois.

Je ferme les yeux. J’ai envie de le gifler. D’hurler. De partir. Mais tout est flou. Je murmure :

— Tu veux que je m’effondre, c’est ça ? Je suis fatiguée….

Il m’offre un sourire doux, presque attendri. Tellement….hypocrite.

— Tu sais ce que tu es capable d’endurer ? C’est si fascinant ma petite chérie. C’est ce qui m’attire chez toi.

Il m’embrasse dans le cou, mordille mon oreille, une douce réparation comme si j’étais un objet fragile qu’il venait d’acheter. J’ai la nausée. Mais je dis rien. Comme toujours.

— Je te laisse ici, je te gardes sous cloche pour abîmer ta fraicheur. 20 h, tu prends ce que j’aurais déposé sur la table basse, tu mettras ce que j’ai décidé sur le lit. Je t’aime, pas de bêtise.

Un dernier baiser et il s’en va, le café pris et la porte qui se referme. C’est la première fois que je suis seule, chez lui. J’ai envie de fouiner sauf que je me doute qu’il a bien cacher ce qui pourrait le rendre vulnérable.

Mon corps se détache avec lui, j’apprends à jouer et teste mes limites. Adela a bien raison, ma vie intime lui est offerte, il s’en sert et…puis je vraiment adorer être docile ? Pour le moment, je suis dans l’ignorance voir plus le déni. Sergio est une bête à double tranchant hors, il a forcément des failles.

Le dénoncer pour des coups ne sera pas suffisant, ni même quand il a besoin de mes services. Le temps que je réfléchisse sur le canapé à trouver des solutions pour le faire tomber, je finis par m’endormir. Le midi, je mange rien, pas faim, ni la force d’avaler une pomme. Alors, j’observe, hypnotiser, les aiguilles de l’horloge derrière la TV.

…..

Je tourne en rond dans la salle des profs. Roberto est parti en pause déjeuner. Il n’a pas dit un mot depuis ce matin, se doutant qu’elle ne sera pas là aujourd’hui. Je finis par craquer après Je prends mon téléphone et je lui écris :
"Dis-moi que t’es juste malade. Dis-moi que t’es pas avec lui."

Rien. Les deux coches restent grises. Elle lit même plus mes messages, j’en suis persuadée.

J’aimerais partir en courant. Aller frapper à la porte, secouer Sergio, hurler qu’il ne la détruira pas comme il a failli me détruire moi. Mais je peux pas. Pas encore. Et puis, je ne sais même pas l’adresse.

Je dois attendre le bon moment, un signe. Et ça me tue.

…..

Je m’habille finalement, lentement. Comme un automate. Une robe noire, moulante. Il l’aime bien. Il m’a dit une fois que j’étais plus belle quand je faisais l’effort de cacher ma marque.

Une fois prête, je m'assois sur le canapé et pendant les trois plus longues minutes de mon existence, je pense à l’école, à Roberto et ma sœur qui ont dû voir mon absence, se poser des questions.

En parlant d’elle, j’ai perdu l’envie de lui répondre. À quoi bon…elle ne peut plus me récupérer, je suis déjà irrécupérable. Si je reviens, ma maladie reviendra, mes psychoses, mes douleurs, les questions et les regards….

…..

Je me suis faufilée dans les vestiaires entre deux cours. J’ai besoin d’un endroit sans regards. Sans attentes.

Je m’assois sur le banc, là où elle s’asseyait toujours avant les échauffements. Il y a encore une vieille bouteille d’eau à elle dans le casier. Je la serre contre moi, c’est aussi ridicule que le moment d’avant, où dans sa chambre, je serrer mon ancien doudou….

J’accroche mon reflet dans le miroir. Je me demande ce que je verrais si c’était elle en face. Est-ce qu’elle me parlerait encore ? Est-ce qu’elle me dirait qu’elle a mal ?

Ou est-ce qu’elle me traiterait de lâche, parce que je l’ai laissée y retourner ? Que je mériterais cette lame pour l’avoir abandonné deux fois ? Qu’elle est bien mieux sans moi ?

…..

Je suis enfin debout près de la porte, figée. Ma robe colle à ma peau, j’ai mis trop de parfum pour masquer ce qu’il reste de la veille. Les pilules bleues commencent à faire effet : je flotte à moitié, comme anesthésiée.

Il entre sans un mot, les clés tintent. Il porte un costume noir, pas celui du club. Plus discret, plus chic. Il a cette odeur de tabac froid et de menthe qui me retourne l’estomac.

— T’es prête ? il demande.

Je hoche la tête. Il m’observe un instant. Il approche, ajuste mon collier, caresse mes cheveux.

— Ce sera rapide ce soir. Juste une conversation. Tu restes souriante, attentive. Pas un mot de travers.

Je réponds pas. Je ne veux pas savoir qui c’est. Ni pourquoi. Je le suis. Comme une ombre. Comme une marionnette.

…..

Tout le monde est enfin parti. J’ai traîné exprès. Les néons grésillent au-dessus de moi. Je reste là, au milieu du couloir, le cœur en sang.

Je sais qu’elle ne reviendra pas ce soir non plus, ni demain. Une intuition viscérale. Si elle reste, je compte finalement reprendre la route. Glanée tous les indices sur l’historique de Marta, ces derniers mois. Aucune piste ne sera laissé de côté mais avant :

Je sors mon téléphone. J’ouvre l’enregistrement audio. Ma voix tremble un peu quand je tiens à l’avertir.

"Marta. Je vais pas te supplier. Mais tu me manques. Pas juste toi, ta présence. Ta voix. Ton rire, ta gentillesse. Même quand tu faisais tout pour me faire sortir de mes gonds. Je sais que t’es en train de couler. Et si tu veux pas qu’on te sauve, d’accord. Moi je reste là. Je bougerai pas. Le jour où tu voudras revenir… je t’attendrai."

J’appuie sur "envoyer". Puis je reste plantée là, seule dans le silence. Et je pleure.

……

Le lieu est différent. Trop propre. Trop silencieux. Un salon en hauteur, moquette épaisse, des œuvres d’arts abstraites aux murs. Le "contact" est déjà là. Une femme, cette fois. Cinquantaine bien tassée, tailleur beige, regard dur. Elle porte une rose noire comme bague. La même que sur mon collier, je délire ou alors ça ressemble à une secte…

Sergio s’efface à peine la présentation terminée. Il me laisse seule avec elle. L’endroit sent la bourgeoisie. Qui est-cette femme ? Elle ne travaille quand même pas dans un bordel ?!

La femme croise les jambes, me regarde comme un produit rare. Oui…c’est ma plus grande crainte. Tenir un entretien sous drogue, dire ce qu’ils veulent entendre…

— On m’a dit que tu étais… obéissante.

Je me contente de sourire. Je veux juste que ça passe vite. Qu’elle m’achève. Qu’elle s’en aille et nous aussi. J’étouffe ici.

Mais dans sa voix, je reconnais une tonalité que je connais trop bien. Froide. Un sosie de Sergio. Elle sait des choses sur moi. Et je comprends que ce soir, c’est pas une simple conversation. C’est un test, pas un entretien, je me suis trompée….

Elle me regarde comme si elle disséquait quelque chose. Je reste droite, jambes croisées, mains posées sur mes genoux comme il m’a appris.

— Tu sais pourquoi tu es là, Marta ?

Je secoue doucement la tête négativement.

— Tu représentes un investissement. Sergio pense que tu peux aller loin… si tu comprends les règles.

— Les règles ? Vous travaillez pour qui ?

Elle me tend un petit boîtier noir. Un enregistreur.

— C’est moi qui pose les questions. Dis-moi quelque chose que tu n’as jamais dit à personne. Maintenant.

Mon cœur s’emballe. Ce n’est plus un test, c’est une confession déguisée. Je suis censée livrer une part de moi, pour prouver ma soumission.

— Sergio connait tout de moi, pourquoi me posez-vous la question ?

— Rebelle, ça commence très mal. Répond ou tu connais très bien les conséquences.

Un œil sur le loup Sergio et je déglutis pour avouer :

— J’ai voulu mourir. Plusieurs fois. Et je ne l’ai jamais dit. Parce qu’on m’aurait crue folle, et on m’aurait enfermée. Je préférais danser, mentir, sourire. C’est ce que j’ai toujours su faire.

Elle appuie sur "stop". Son sourire est glacial.

— C’est noté.

…..

Je suis devant un bâtiment sans enseigne, vitres opaques, entrée gardée par un type en noir. L’adresse, je l’ai trouvée dans un vieux dossier sur l’ordinateur de Marta, laissé à l’école. Elle l’avait effacé. Mais pas assez. Un fichier avec quelques noms de clubs, pas grand-chose mais suffisamment pour me trouver devant ma première piste : Un club de poker.

Je respire un grand coup et j’entre. L’intérieur sent la cigarette, le cuir, l’argent sale. Des hommes autour de tables, verres pleins, regards suspicieux. Je m’approche du bar. Commande un whisky que je ne bois pas. J’observe. J’attends.

Une femme en robe rouge me repère. Elle s’approche. Trente-cinq ans, maquillée voir peinturer et c’est d’une voix éraillée qu’elle me dit cash :

— T’es pas d’ici, toi.

Je souris assez fier d’avoir tapé dans l’œil d’une première cible.

— Je cherche quelqu’un. Sergio. Il m’a été recommandé.

Elle rit. Un rire sans joie.

— Tu ne vas pas trouver mieux. Ni pire. Il t’a fait quoi, à toi ?

— Il a quelque chose qui m’appartient.

Elle me fixe, un peu plus sérieuse.

— Tu veux des infos, tu m’invites à boire ailleurs. Ici, tout le monde écoute.

Je hoche la tête. Ce soir, je commence à remonter la bête. Et je jure de pas m’arrêter avant de lui arracher ma sœur.

…..

On est rentrés. Il ne m’a pas parlé dans la voiture. Il était concentré, nerveux même. J’ai vu ses doigts trembler. Il verrouille la porte. Me pousse doucement vers la chambre.

— Tu devais rien dire de travers, tu m’as déçue !

— Sergio…pardonnes moi, tu voulais que je dise quoi ?

— En position ! À mes pieds ! Mains devant, pas un mot ! Tu subis, tu réfléchis et je reviendrais au bon moment pour écouter ta vrai réponse !

Je me place en larme, si lente qui perd patience. Il déchire ma robe, se saisit du fouet et j’encaisse. Il m’a perdu…

La femme en rouge s’appelle Lara. Elle a bossé dans le deuxième club de Sergio, une sorte de boîte louche réservée aux membres. Je n’ai pas le nom mais ça se saurait trop tarder. Elle y a vu passer des choses qu’elle préfère oublier. Elle a couché avec lui, une fois. Elle regrette.

— Il a une façon de te faire croire que t’es unique. Puis il t’efface, comme une trace sur un miroir. Mais certaines filles ont disparu. Littéralement.

Je lui montre une photo de Marta. Elle pâlit, je ne dis rien. Je mène la danse exactement comme dans mon métier.

— Elle… je l’ai vue, quelques fois. Elle avait l’air… absente. Vide. Et ce collier noir, là. C’est sa marque. À lui.

Je serre le poing sous la table. Je suis sur la bonne piste. Et maintenant, je veux tout savoir.

— Sa marque ?

— Il était venu avec quelques filles avant elle avec le même symbole. Pose pas plus de questions, je n’en sais rien.

— Le nom du club ? De cette boîte ?

— Le Marbre. Voici l’adresse, je dois aller reprendre le travail.

Elle note sur la serviette avec son rouge à lèvre et file en me laissant payer. Plus qu’à découvrir le club. Sergio ne m’en jamais parlé des trois qu’ils possèdent et ce nom ne fût pas écrit par Marta…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Lapasseused'histoires 2 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0