Chapitre 1 : Une mauvaise rencontre

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Le jour où tout commença, Lacrimosa de Mozart me tira du sommeil en plein milieu d’un rêve dont je ne me souvenais déjà plus. Par habitude, je tirai la couette sous ma tête, pour en faire un oreiller confortable et je refermai les yeux, laissant mon esprit s’envoler au rythme de la mélodie.

J’en profitai pour organiser la journée qui s’annonçait : j’avais une heure avant d’aller en cours. Me doucher, m’habiller et me maquiller me prendrait déjà plus de la moitié du temps qui m’était imparti. Puis il faudrait que j’aille manger le bon petit-déjeuner bien trop copieux que Cathy m’aurait préparé. Ensuite, je devrais courir pour récupérer le tramway et je commencerais une journée de cours par deux heures de biologie cellulaire, suivies de deux heures de maths, une heure de chimie et deux heures de géologie.

Cela faisait deux mois que le monde merveilleux de l’université s’était ouvert à moi, pourtant je ressentais encore l’angoisse des premiers jours. J’avais une barre au milieu du ventre à l’idée de croiser le regard des gens, d’y lire leurs pensées, de me perdre dans les couloirs tristes et ternes des bâtiments et d’être obligée d’aller leur parler. « Phobie sociale » disait mon père. Cathy, elle, parlait de timidité exacerbée et je préférais ce terme. Il me donnait moins l’impression d’être malade, que socialement maladroite ; il me laissait des possibilités alors que l’autre sonnait comme une sentence irrévocable. Certes, il existait des traitements mais les résultats étaient trop mitigés pour que l’on puisse parler de réussite.

Ce n’est pas que je n’aimais pas les autres. Au contraire. J’étais seulement de ces gens qui ont le regard distrait sur les boulevards, qui marche seul en enfouissant leur visage dans le ciel obscure ou qui se perdent dans la lumière d’un feu follet. J’avais souvent l’impression de percevoir le monde différemment.

Le plus dur, c’était de ne pas me laisser envahir par mes émotions quand je croisais quelqu’un dans la rue. Un jour, aux abords du lycée, j’avais croisé un homme et une fille trop jeune pour lui, bras-dessus bras-dessous. Quelque chose en lui m’avait effrayée. J’avais ameuté les passants avec mes cris mais ils m’avaient pris pour une folle. N’empêche que deux jours après, on l’avait retrouvée morte, la fille. Depuis, je priais le ciel, bien que je ne fusse pas croyante, pour ne jamais revivre une telle scène et je sortais le moins possible.

A l’abri, ici, je n’avais pas à m’inquiéter de mes réactions. Je vivais seule avec Cathy depuis des années, depuis que mon père avait ranger son costume et l’attirail du parfait homme d’affaires pour aller traquer les plus vils secrets humains aux quatre coins du monde. Cathy avait troqué son rôle de fille au pair contre celui de gouvernante de fortune à peu près à cette époque et ce n’était pas pour me déplaire. La solitude m’allait très bien, la plupart du temps. A l’instar du silence, elle avait une apparente facilité. Mais dans cette maison remplit de fantômes, le sourire chaleureux de Cathy me réchauffait et ses yeux remplis d’amour faisaient taire mes peurs.

J’avais entrepris de prendre mon temps dans la salle de bain, histoire d’être suffisamment alerte pour affronter Cathy et son énergie débordante. Mais c’était sans compter sur mon aversion pour l’eau et je finissais, comme toujours, par opter pour une douche expéditive ; ce qui ne me réveillait pas franchement. J’enfilais un T-shirt blanc à la hâte, un sweet à capuche trop grand pour moi, de sorte que mes mains disparaissaient dans ses manches et un jean à ceinture.

Au milieu du couloir, les pieds nus, les cheveux dégoulinants dans les yeux, je grognais sur cette satanée boucle de ceinture grippée quand une sensation étrange appela mon attention. Je soufflais pour chasser les mèches rebelles de mon visage et osais un regard par-dessus mon épaule. La porte adjacente à celle de ma chambre était entrouverte et je percevais des bruits à l’intérieur. La bizarrerie tenait du fait que personne n’était entré dans cette pièce depuis le départ de ma mère, quelques semaines après la mort d’Elisa. J’avais six ans.

- Cathy? hasardais-je.

Mais seul le silence me répondit. Un silence nouveau, pesant, écrasant.

Sur la porte, un petit panonceau indiquait « chambre d’Elisa ». Il avait été taillé dans le bois et chaque lettre avait été peinte d’une couleur différente. La lumière provenant du couloir apportait un peu de clarté dans la pièce et l’on pouvait y deviner quelques meubles. Mais je n’en avais pas besoin. Je n’y étais plus entrée depuis mes six ans, pourtant je me souvenais de chaque détail : en face de la porte, il y avait le lit de bébé, sur un tapis bleu, au milieu de la pièce. Malgré ses six ans, Elisa refusait de dormir dans un « lit de grand ». Ce souvenir me pesa sur la poitrine.

Dès notre naissance, ma mère s’était attelée à nous différencier un maximum afin que l’on puisse s’épanouir dans notre individualité et qu’on développe notre autonomie. Ainsi, nous ne dormions pas dans la même chambre, n’étions jamais coiffées de la même manière et ne portions pas les mêmes vêtements, hormis lors d’évènements particuliers, comme la photo de famille par exemple.

Si cela avait eu l’effet escompté sur Elisa, à contrario, cela n’avait fait qu’accroître en moi un sentiment d’insécurité. Il n’était alors par rare que notre mère me retrouve au matin couchée dans le lit de ma jumelle, emmitouflée dans sa chaleur. Et lorsque notre mère nous jugea suffisamment grandes pour changer de lit, je n’avais pas osé lui avouer que tout cet espace me terrorisait. J’avais l’impression que les ténèbres allaient m’engloutir. A l’époque, je n’osais jamais exprimer ni mes sentiments, ni mes pensées si cela allait à l’encontre de ce qu’on attendait de moi. Mais, sans que je n’eusse besoin de lui dire quoique ce soit, Elisa avait su lire en moi. C’était pour moi qu’elle avait piqué une colère, refusant de se séparer de son lit à barreaux, pour que je puisse l’y rejoindre et m’y sentir en sécurité.

Elle avait toujours été ainsi, prévenante et maternelle à mon égard. Je n’étais que son ombre. Je me demandais bien comment j’avais pu survivre à sa disparition. Les ombres n’ont-elles pas besoin de lumière pour exister ?

A droite, dans sa chambre, il y avait des jouets par terre : des poupées mais aussi des puzzles et autres petites voitures. A gauche, il y avait une commode où étaient rangés ses vêtements, qui, j’en étais persuadée, devaient encore s’y trouver. Sur le meuble trônait une photo prise le jour de nos trois ans, où l’on voyait deux petites filles blondes, coiffées de deux tresses et habillées d’une même robe rose. L’une était debout, tirant la langue, et tenant la main d’une femme élégante. L’autre, plus timide, dans les bras du père, un homme grand en costume qui arborait un sourire éclatant.

Une pointe me transperça la poitrine à ce souvenir et l’air devenait de plus en plus insupportable dans mes poumons. Il me brûlait. J’haletais avec peine quand un craquement me fit sursauter. Je jetai un bref coup d’œil en me faufilant à l’intérieur, enivrée par une audace nouvelle. Les tiroirs étaient grands ouverts, les affaires jonchaient à même le sol. Le lit était défait, les couvertures éparpillées par terre. La fenêtre était grande ouverte.

A l’autre bout de la pièce, entre la lumière et la pénombre, une ombre glissa le long du mur. Je me précipitais vers l’interrupteur, mais avant que je n’aie pu allumer la lumière, elle avait glissé par la fenêtre, avec une rapidité et une agilité hors pair.

Je fis demi-tour, cherchant à tâtons les coins de meubles pour ne pas m’y cogner et m’assommai à la fenêtre, bien décidée à démasquer cet intrus. Mais dans la nuit noire je n’aperçus que sa silhouette fluette et son rire immonde, semblable à un sifflement de serpent. Il bondit par-dessus la haie où son complice l’attendait. L’autre était à peine plus petit ; c’est tout ce que je pus remarquer avant qu’ils ne disparaissent dans la rue.

Je soufflais, sans trop savoir s’il s’agissait de soulagement, de colère, d’effroi ou d’amertume. C’était probablement un peu de tout ça. Je n’eus toutefois pas le temps de m’y attarder : un frisson remonta le long de mon échine. Quelque chose n’allait pas.

Je fis volte-face aussi vite qu’une nouvelle ombre se mouvait près de moi. Je me jetai en direction du couloir mais mon pied se prit dans un jouet et je m’écroulai au sol. L’individu s’approcha de moi dans un pas lourd avant de s’accroupir pour mieux me regarder. Tétanisée, je n’arrivais pas à crier et le fixai, éberluée. Entièrement vêtu de noir, il portait une casquette, ce qui m’empêchait de deviner les traits de son visage et ne laissait que filer les pointes blanches de sa fine chevelure. Il tendit sa main mais se ravisa.

- Ne sors pas de chez toi, dit-il, d’un ton tranchant.

- Sinon quoi ?

Je n’aurais probablement pas dû me montrer si teigneuse face à cet intrus, mais je me sentais pousser des ailes. L’adrénaline faisait battre mes veines avec violence tandis qu’un picotement me traversait en long et en large. Lui, pas du tout surpris de mon audace, m’adressa un sourire amer que j’entrevis à peine. Puis, il fila à son tour par la fenêtre.

Prenant soudain conscience de ce qu’il venait de se passer, je me relevais extrêmement lentement. Mes jambes pesaient des tonnes, mes mains tremblaient, comme le reste de mon corps et mon cœur frappait avec violence contre ma poitrine. Malgré l’angoisse, je refermai la porte délicatement avant de me laisser glisser sur le sol. Des sueurs froides entremêlées de larmes dégoulinaient sur mon visage. Pour mieux dissimuler ma panique, j’enfouis ma tête entre mes bras.

Mon corps était encore sous l’emprise de spasmes lorsque du bruit au rez-de-chaussée me fit sursauter. J’entendis Cathy me héler mais je ne lui répondis pas, étouffée par la peur qui se dissipait lentement en éclaircissant mes idées.

Une fois calmée, je retournais dans la chambre de ma sœur en m’efforçant de ne pas imaginer ce qu’il y avait dehors, pour effacer toute trace de cette rencontre malvenue, comme si cela m’aiderait à oublier. Ou par respect pour Elisa dont l’espace devait rester ordonné et soigné pour qu’elle puisse reposer en paix. Cette idée ne me quittait pas tandis que je m’attelais à la tâche avec rapidité, en sursautant toutes les trois secondes. Puis, une fois le labeur terminé, je dévalai l’escalier sous le regard interrogateur de Cathy et me précipitai dehors.

Je n’en parlerai pas. A quoi bon ? Ils étaient partis, n’avaient rien emporté et ne m’avaient pas blessée. Ce n’était pas la peine d’épiloguer davantage sur le sujet.

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