Chapitre 8 : L'ombre de l'inquiétude
J’étais secouée de toute part dans la petite 106 verte d’Ellie. Le moteur grondait si fort que l’on avait du mal à s’entendre. Je la regardais, qui, tout en conduisant, se tortillait sur une drôle de musique qui passait à la radio. Aux premières notes de la mélodie, elle avait monté le son si fort, qu’elle couvrait le bruit du moteur. Ellie remuait la tête de part et d’autre, si bien que je me demandais comment elle pouvait y voir quelque chose.
- Merci d’être venu me chercher, lui criais-je pour être sûre qu’elle m’entende.
- Il n’y a pas de quoi, Jessy !
Elle avait parlé si doucement qu’il avait fallu que je me concentre pour la comprendre.
- Ça devait être mon père, mais une affaire urgente…
En guise de réponse, mon amie agita la main. Le véhicule se déporta alors sur l’autre voie. Dans un mouvement brusque, Ellie ramena la voiture vers la droite, manquant de monter sur le trottoir et d’écraser une femme qui poussait une poussette à quatre places, remplie de petits. Après quelques à-coups à gauche et à droite, Ellie avait fini par reprendre le contrôle du véhicule. Je la vis gonfler les joues et éteindre la radio.
- Pff, c’était moins une !
Je la regardais de coin, espérant qu’elle ne voit pas mon corps trembler de toute part.
« Mais quel est le cinglé qui lui a filé le permis ?! »
- Je peux te poser une question ? avait-elle demandé alors qu’elle doublait une grosse voiture noire aux vitres tintées, franchissant une ligne blanche et grillant un feu rouge.
- Si ça peut m’aider à arriver en vie, je t’en prie.
Elle éclata de rire en se tournant vers moi, alors que j’étais agrippée à la poignée par les deux mains. Elle détourna la tête, la voiture fut de nouveau secouée de toutes parts et mon cœur se souleva. Je fermais les yeux, c’était moins angoissant.
- Qu’est-ce qui s’est passé avec Joseph ?
- Qui ?
- Oh arrête, tu sais bien de qui je parle !
Je sentis la voiture tourner sévèrement à gauche, et je fus projetée contre la vitre. Je serrais plus fort les yeux, jusqu'à y enfoncer mes paupières. Il me fallut quelques secondes pour récupérer ma voix.
- Il ne s’est rien passé du tout, je ne lui ai jamais parlé, dis-je enfin, la voix tremblante.
J’espérais qu’elle ne remarque pas mon mensonge. D’ailleurs, je n’étais même pas sûre que cela en soit un. Je tentais de me remémorer la scène de l’hôpital : Joseph soignant mon mal. Mais j’avais moi-même beaucoup de mal à y croire. Ce n’était probablement qu’un rêve, rien de plus.
- Vraiment ? Pourtant c’est bien lui qui t’a ramené quand tu as fait un malaise au milieu de l’amphithéâtre. Trent s’est proposé, mais il n’a pas voulu qu’on s’en charge.
- Oui je sais, Cathy me l’a dit. Mais elle le connait, apparemment. Ce qui est bizarre, c’est qu’elle est convaincue que je le connais aussi !
Ellie me lança un regard de coin, avant de tenter une autre approche :
- Jessy, tu sais que tu peux tout me dire ?
La seconde suivante, elle pila. Le mouvement fut si brusque que ma tête cogna le tableau de bord. Mon amie ne s’emblait rien avoir remarqué : elle se tortillait sur le siège, attendant désespérément que le feu passe au vert. Refoulant la douleur, je repris :
- Pourquoi veux-tu à tout prix qu’il se soit passé quelque chose ?
- Tu n’arrêtais pas de l’appeler, à l’hôpital, quand tu délirais.
Son visage tout entier se tordit, comme lorsqu’elle allait vomir. « Je devais vraiment être affreuse, » pensais-je, jugeant qu’il était préférable de garder ma réflexion pour moi.
- C’était des hallucinations, Ellie. Des rêves étranges dont je ne suis même pas certaine de me rappeler.
- Tu ne comprends pas, Jessy. Tu n’étais plus toi-même, tu pleurais, hurlais, te débattais. J’ai vraiment eu peur pour toi, j’ai cru que tu allais y rester et puis Joseph est arrivé, nous a enfermés dehors et quand il est sorti de ta chambre, tu allais mieux, comme par magie. Ce gars est louche, Jessy. Il a un effet sur toi que je n’explique pas.
Elle serra les dents pour ne pas laisser le chagrin et la peur la consumer. J’avais envie de l’éteindre pour la rassurer. Alors, à défaut de pouvoir le faire, je posais ma tête sur son épaule. Quand elle m’ébouriffa les cheveux, la voiture fit une nouvelle chapardée.
- Je suis désolée, Ellie.
- Je sais, dit-elle, acide. C’est un mauvais gars qui trafique un truc pas net. Tu es toujours attirée par les mauvais garçons !
- Je ne vois pas pourquoi tu dis ça, grommelais-je, en m’enfonçant dans le siège, les bras croisés.
- Ah oui, vraiment ? Et ce mec-là, Allan, ce n’était pas un Junkie ?
Quand Alec m’avait abandonnée en Thaïlande avec mes sacs, mon billet de retour et à peine de quoi payer le taxi, j’avais perdu l’espoir d’une vie normale. J’avais perdu le semblant de bonheur que j’avais retrouvé à ces côtés. L’idée qu’on pouvait m’aimer pour ce que j’étais fut remplacée par une nouvelle certitude : celle que quoique je fasse, tout le monde finirait par partir. Cela avait été une période difficile, où les ténèbres m’aspiraient toujours un peu plus profondément et j’avais cherché n’importe quel moyen de me sentir en vie. La drogue, en ce qu’elle me permettait de m’oublier, avait semblé être le remède parfait, à l’époque. Heureusement, Ellie m’avait vite rappelée à la raison, avant que les choses ne dégénèrent et que je devienne accro à ce mensonge.
- D’accord, lui je n’en suis pas fière. Mais j’avais quinze ans, il y a prescription !
- Ok. Et Alec ?
A entendre son nom, mon cœur s’emballa dans un cha-cha-cha et mon corps tout entier frémit. C’était un sujet tabou. Ni elle ni moi n’en parlions jamais à moins que le sujet soit suffisamment grave pour cela. Alors, elle jouait la carte de mon amour passé et contrarié sans aucun remord, sachant pertinemment que j’étais incapable de garder un masque de glace sans me trahir. Parfois, je détestais le fait qu’elle me connaisse si bien.
- Ce mec t’a carrément déglinguée et pourtant, vous n’avez jamais dépassé le stade d’amis, renchérit-elle comme si elle avait deviné mes pensées. Excuse-moi du peu !
Le feu était enfin devenu vert, Ellie démarra à toutes trombes et je m’agrippais là où je pouvais, saisissant d’une main mon siège et de l’autre la poignée suspendue.
- Tu oublies Sylvain ! répliquai-je dans un léger sourire, certaine que lui, elle ne le démonterait pas, ce qui mettrait fin à cette conversation plutôt déplaisante.
- Mon frère est un pauvre abruti !
- Pardon?
- Je te signale, au cas où ça t’aurait échappé, qu’il t’a trompée avec cette Holly Van….je sais pas quoi ! Siffla-elle.
- Vanghenven. Holly Vanghenven.
Elle me fusilla du regard.
- Faut avouer qu’elle était plutôt attirante…
Le regard de mon amie se durcit davantage. Si on m’avait dit deux secondes plus tôt que c’était possible, je ne l’aurais jamais cru. Je vis sa mâchoire se serrer : elle n’aimait vraiment pas cette fille !
Attirante n’était pas vraiment le terme adéquat. Dépravée était plus juste. Holly était une de ces bimbos, blonde, aux cheveux qui descendaient bien en dessous des reins, parsemés ici et là de mèches roses. Elle avait un teint halé, reflétant toutes les heures qu’elle devait probablement passer sous les U.V. Eté comme hiver, elle était toujours vêtue d’un minishort ou d’une mini-jupe et de décolletés plongeants qui mettaient en avant ses formes bien plus que généreuses et sa taille fine. Et bien qu’elle fût plutôt élancée, elle se pavanait sans cesse sur des talons d’une quinzaine de centimètres, ruminant son chewing-gum à la fraise, et tortillant une de ses mèches autour de son index. Cette fille était l’incarnation véritable du stéréotype par excellence. C’était à se demander comment quelqu’un comme elle pouvait être en troisième année de médecine !
Soudain je me rendis compte qu’Ellie était en train de brailler. Elle s’excitait sur un couple de petits vieux, qui selon elle, mettaient trop de temps à traverser.
« Pourquoi je n’ai pas pris le tram ? Pourquoi ? »
- Ecoute Ellie, je te promets qu’il ne s’est rien passé avec Joseph. Si c’était le cas, tu le saurais. Tu sais parfaitement bien que je n’arrive pas à te cacher quoique-ce-soit.
- Mouais, d’accord.
Elle restait silencieuse, me jetant des regards perplexes de temps en temps. Nous avions enfin passé le centre-ville et Ellie semblait plus sereine, ce qui se ressentait dans sa conduite.
Sans que je m’en rende compte, mon esprit s’était focalisé sur Joseph, se représentant ses cheveux blancs, ses yeux bleus cristallins, son nez légèrement en trompette et je ne pus m’empêcher de me demander s’il était vraiment venu me voir, si c’était à lui que je devais ma guérison miraculeuse que personne ne s’expliquait, pas même les médecins, tout comme ils ne pouvaient expliquer ma fièvre. Tout avait fini par s’arranger, c’était tout. Et je restais le cas le plus énigmatique du moment. « Moi qui voulais tant donner dans le mystère ! »
- Jessica ?
- Quoi ?
- On est arrivé.
- Oh oui. Encore merci. Salut !
Je ne comprenais pas pourquoi je la remerciais : j’avais encore les jambes qui tremblaient tellement j’avais cru que j’allais y rester. A côté, ma fièvre était presque une partie de plaisir !
Je sortis tant bien que mal de la voiture, saisis mon sac, claquais la porte pour qu’elle ferme malgré le fait qu’elle soit toute cabossée. Et alors que je m’apprêtai à franchir le petit portillon, un grincement strident se fit entendre. Ellie avait ouvert sa vitre et, afin de couvrir le bruit du moteur, elle me cria :
- Au fait, j’ai laissé les cours dans ta chambre. Bon courage !
Dans un vacarme assourdissant, la voiture s’éloigna à toute trombe, le pot d’échappement trainant sur le bitume.
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