Chapitre 10 (1/2) : Jumeaux
Tout le week-end j’avais ruminé notre conversation dans l’espoir d’en tirer deux ou trois indices. Mais rien de nouveau. Naïwenn était belle et bien ma mère, Joseph mon frère. Et j’avais partagé son souvenir quand il m’avait soignée. Et ça, jusqu'à preuve du contraire, ce n’était pas normal. Soit dit en passant, soigner les gens en les embrassant, ça ne l’était pas vraiment non plus.
J’étais sur mon lit, attendant qu’une idée jaillisse, une sorte d’explication logique, tout en observant les dizaines d’affiches que j’avais pris soin d’appliquer sur tout les murs de ma chambre, cachant ainsi l’horrible tapisserie vieillotte qui y avait été posée. Tous des vampires. Des dessins de Trent pour la plupart. J’avais toujours aimé ces créatures irréelles. D’une certaine façon, j’avais l’impression de porter la même solitude qu’elles.
Le réveil sonna, m’indiquant qu’il était l’heure d’aller en examen et une pointe d’excitation m’envahit. J’aimais fouiller dans ma tête, classer mes connaissances, les organiser et les restituer sur le papier. J’étais seule avec moi-même et je m’en sortais plutôt bien. Au moins là, j’avais les réponses !
Je descendis à toutes trombes, avalais en vitesse deux pancakes à la confiture pendant que Cathy déposait avec soin un énorme sandwich dans mon sac à dos, et une grosse boîte de comprimés.
- Tu sais, je peux le faire, j’ai 18 ans.
- Je sais, mais vu ton état tu vas en oublier la moitié.
- La moitié de quoi ? Du sandwich ?
Elle abordait un énorme sourire, comme si mon impatience l’amusait.
- Dépêche-toi ! Tu vas être en retard ! me dit-elle, tout en me poussant vers la sortie. Allez ! Et bonne chance !
J’avais marché si vite que j’étais arrivée à l’arrêt de tram en moins de deux. Le ciel était encore bien noir. Je saisis mon cours de biologie pour en faire une dernière lecture transversale, éclairée par les lumières artificielles du lampadaire.
La ram était quasiment déserte en cette heure si matinale, sans compter que ce n’était que le second arrêt. Deux hommes étaient assis, chacun à une extrémité. Peu concentrée sur les composants d’une cellule eucaryote, mon attention se porta d’abord sur celui qui se tenait juste en face de moi. C’était un homme aux cheveux blancs, à la pupille grise et aux rides extrêmement profondes.
- Il ne peut en sauver qu’un, marmonnait-il.
- Pardon ?
- Un des deux seulement pourra être sauvé. Ou pour les deux se sera la fin.
Ces paroles n’avaient pas de sens. Les diffamations d’un vieillard, sans doute. Il semblait me regarder sans me voir. Il me fallut quelques secondes pour comprendre que son attention était ailleurs. Je suivais son regard. Il fixait ouvertement le second homme, assis derrière nous.
Celui-ci tenait un journal, dont il tournait les pages à une allure impressionnante. Il était évident qu’il ne lisait pas vraiment. Bien que son visage soit entièrement caché par les énormes pages, sa silhouette me semblait familière. Il était grand, vraiment très grand. Et il portait une bague en acier comme personne d’autre que lui n’en portait.
Je me levais d’un bon pour aller m’assoir à ses côtés.
- Salut Jo! lançais-je, ravie de le revoir.
- Je t’ai dit de ne plus nous approcher, grommela-t-il.
- On n’est pas de bonne humeur ce matin. C’est à cause des exams ?
Il ne répondait pas, alors je repris :
- C’est toi qui me harcèle !
- Je ne te harcèle pas, je prends le tramway.
Ses yeux se détournèrent du journal un instant pour me lancer un regard agacé, avant de s’y reposer. Il s’était arrêté sur un article politique.
- J’aimerais juste savoir qui tu es, ce que tu aimes ou pas…
L’excitation se percevait à travers ma voix, plus aigüe qu’à l’accoutumée.
- Ça fait beaucoup de questions pour une fille qui ne doit pas s’en poser.
- Je veux seulement que tu me parles de toi !
- Et quelle loi m’y oblige ?
- Heu…aucune je suppose, avais-je répondu, déconfite par la question.
- Alors, c’est réglé ! Si tu permets, j’aimerais lire tranquillement.
Alors qu’il était déjà en train de se lever, je lui pris le poignet et le tira. Il s’affala comme un gros sac au fond du siège. Une jeune femme avec deux enfants et qui venait d’entrer, me fusilla du regard. L’air de rien, Joseph se replongea dans sa lecture.
Il était suspendu à son journal, le visage sans expression. Je m’attardais sur ses cheveux blancs qui n’avaient rien d’ordinaire mais qui ne semblaient choquer personne. C’était une part de lui, et ça lui allait à merveille, tout comme ses yeux bleus presque irréels qui laissaient entrevoir une cicatrice indélébile. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais il émanait de lui une sorte de lumière apaisante, faible, mais qui semblait me réchauffer quand même, me rassurer. C’était une sensation particulière, inexplicable.
Et ses pensées au sujet de Naïwenn me revenaient : « Elle n’avait pas changé d’un pouce en deux décennies »
Mon père m’avait souvent raconté comment un jeune garçon d’une vingtaine d’années m’avait sauvée in extremis, il y avait maintenant plus de seize ans. C’était lui, Joseph. Je le savais dorénavant. Il était là, juste à côté de moi, impassible et rassurant, l’air d’un enfant. Lui non plus ne semblait pas avoir beaucoup évolué en deux décennies.
Puisqu’il ne voulait pas me parler de lui, je tentais une autre approche :
- Tu as quoi, une quarantaine d’années ? Et regarde toi, on dirait un ado sur le tard !
- Merci ! S’esclaffa-t-il dans un sourire
- Ce n’était pas un compliment, lui lançais-je, agacée par son comportement. Ce n’est pas normal et je dois savoir, avais-je continué en murmurant après que la jeune femme m’ai regardée comme si j’étais folle. C’est ce que je suis, en partie.
Mon ton avait changé, devenant une supplication. Joseph s’est alors tourné vers moi, après avoir précautionneusement plié son journal en quatre. Il m’adressa un léger sourire de coin à peine visible.
- Jessy…
- Oui ?
- Tu es arrivée.
Il se tourna vers la vitre afin d’admirer les étudiants qui jouaient des épaules pour se frayer un chemin.
- Et toi, tu ne descends pas ? lui avais-je sifflé.
Il ne m’adressa pas même un regard. J’attrapais mon sac, sortis à toute allure, les joues rouges de colère.
Nous nous étions assis, Trent, Ellie et moi, par terre au pied de la salle d’examen, en plein milieu de centaines d’étudiants. Alors que mes amis s’interrogeaient mutuellement sur le contenu de l’épreuve qui venait de se terminer, je me tordais le cou pour tenter d’apercevoir Joseph.
- Qu’est-ce qui t’arrive ? avait demandé Trent. Qui est-ce que tu cherches ?
- Joseph ! avais sifflé mon amie, sans même lever les yeux du sol.
- Tu ne sais pas où ils sont ? C’est bizarre qu’ils ne soient pas là ? avais-je demandé à mon tour, minant de ne pas avoir entendu la réflexion d’Ellie.
- Ils ne sont pas venus en cours depuis quinze jours. A mon avis c’est mort, tu ne les reverras plus, repris le jeune homme. Pourquoi tu les cherches ?
- Parce qu’elle a des vues sur lui !
- Oh Ellie, arrête !
Sentant l’agressivité en moi augmenter dangereusement, je soufflais un bon coup et tout en tortillant mes doigts, je repris :
- Je voulais juste lui dire merci de m’avoir ramenée quand…enfin tu sais.
Je ne pouvais pas leur dire que Joseph était mon frère. Cela aurait soulevé trop de questions, auxquelles même moi je ne pourrais pas répondre. Sans compter que je n’étais pas d’humeur à supporter une nouvelle inquisition de mon amie.
- C’est ça oui ! avait rétorqué la jeune fille.
- Mais merde à la fin ! Et qu’est ce qui te dérange autant chez ces types ?
Mon visage était en feu. Ellie, vexée, se redressa, déposa ses grosses lunettes rouges sur le sol et m’adressa un regard furieux. Trent, quant à lui, bloqué entre nous deux, se cacha derrière des feuilles qu’il avait prises à l’envers et se tassa contre le mur.
- Ils dégagent un truc pas net !
Je refoulai un rire bien que la situation ne fût pas vraiment drôle.
- Et puis tu as vu ses yeux ! Des yeux verts comme ça, ce n’est pas normal !
Il me fallut l’espace d’une seconde pour comprendre qu’elle parlait de Thomas.
- Tout le monde peut mettre des lentilles ! avait osé dire le jeune anglais, dans un sourire éclatant, tout en nous montrant ses propres pupilles.
Ellie le fusilla du regard. Trent replongea dans ses cours et se laissa glisser au sol.
- Ce n’est pas si rare comme couleur, ma mère…
Mes pensées se bousculèrent, comme les mots dans ma bouche qui ne voulaient plus sortir. Ma mère ! Comment je n’avais pas pu y penser avant ? La ressemblance me frappait dorénavant. Thomas et ma mère. Ils avaient les mêmes cheveux noirs volumineux, les mêmes yeux verts, les mêmes cils longs. Le même visage.
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