Après les examens, j’étais rentrée chez moi à vive allure. J’attrapai à la volée une vieille boîte sur une étagère, qui s’éventra sur le sol. Je ne prenais pas la peine de ramasser les photos en vrac. Je savais qu’elle était là, quelque part ; il fallait que je mette la main dessus.

Trent, qui était fan de photographie, trouvait en tout instant une bonne occasion de faire des clichés. Tout plein de clichés. Et le jour de l’entrée à la fac n’y avait pas échappé.

Il nous avait pris dans l’amphithéâtre alors qu’on attendait le professeur pour notre premier cours de l’année. J’examinais rapidement la photo. Au premier plan, mes amis et moi nous tenions bras-dessus bras-dessous tout en tirant la langue énergiquement. Puis je me focalisais sur l’arrière-plan. Je me souvenais très bien que ce jour-là, les trois garçons –Thomas, Joseph et Louis - s’étaient placés derrière nous.

J’attrapais la photo, courus dans la chambre de mon père et la comparai avec l’énorme cadre suspendu. Identiques. Je ne m’étais donc pas trompée.

Un grand sourire aux lèvres, je rejoignis mon lit sur lequel je m’effondrais. J’étais plutôt heureuse de ma trouvaille, bien que finalement cela ne prenne pas davantage de sens. Au contraire, tout semblait devenir de plus en plus compliqué. Et Ellie avait raison, il y avait quelque chose de pas net chez eux. Ils semblaient ne pas vieillir, figés éternellement dans un corps de vingt ans.

Mon corps se mit à trembler tout entier. J’avais beaucoup d’imagination. Une de mes règles d’or était d’ailleurs de nier l’existence d’aucune créature quelle qu’elle soit, temps que l’on ne m’avait pas apporté la preuve formelle que ce ne fût qu’un mythe. Pourtant à l’idée qu’une telle chose puisse exister, j’en étais toute retournée. Ou peut-être était-ce le fait que je fusse moi-même une de ses choses, en partie tout du moins.

Mais je me ressaisis. Ce n’était pas le moment de s’apitoyer ainsi. Pas encore. Quoi qu’il en soit, il me fallait des preuves, des preuves irréfutables.

La bibliothèque. Je me promenais à l’étage des sciences dans le but de trouver quoi que ce soit : un mémoire, un article, n’importe quel écrit universitaire. Je baladais mes doigts sur les couvertures, toutes plus repoussantes les unes que les autres, quand j’entendis des reniflements à mes côtés. Le garçon était recroquevillé, la tête enfouie quelque part entre ses bras et ses genoux.

- Sylvain ! Qu’est-ce qui ne va pas ? m’étais risquée à demander sans être certaine que ce soit lui.

Le garçon releva la tête et une vague de soulagement m’envahit. C’était bien lui.

Il avait les cheveux foncés, plaqués sur le crâne et séparés en deux par une raie immonde, comme plus personne de sensé ne le faisait. Il avait les yeux injectés de sang, cachés derrière des lunettes noires. A cet instant je me demandais pourquoi, fût un temps, je m’étais amourachée de lui. J’étais bien incapable de dire s’il était beau ou non.

- C’est Holly ! Je l’ai vue avec un autre mec…réussit-il à sortir entre deux sanglots.

Je ne savais pas quoi répondre. « C’est Holly mon vieux, à quoi tu t’attendais ? Et puis regarde toi et regarde là elle, tu ne vois pas un truc qui cloche ? » Finalement ce n’était peut-être pas ce qui lui ferait le plus de bien. Alors, à défaut d’autre chose, je m’assis à ses côtés et lui tapotai la main.

- Je suis désolé, dit Sylvain. Ce n’est pas à toi que je devrais me plaindre, après ce que je t’ai fait.

- T’inquiète ! C’est déjà oublié !

« Enfin presque, » avais-je précisé en pensée.

Il essuya ses larmes sur le revers de sa manche.

- Qu’est-ce que tu fais là? s’était-il enquis, une flamme d’excitation dans les yeux. Ce n’est pas ton genre de venir ici.

Sylvain était ce genre de gars, très intellectuel qui s’émerveillait devant ces vieux bibelots et qui passait tout son temps libre dans des bouquins à enrichir ses connaissances sur tout et n’importe quoi.

- Je ne sais pas trop, en fait ! Je ne sais même pas ce que je fais là ! Je recherche des infos sur quelqu’un.

- Dis toujours, je peux peut-être t’aider.

- Thomas Maillot ?

C’était le nom qui était inscrit sur les listes d’élèves, bien que je doute sincèrement de sa véracité. Après avoir réfléchi quelques minutes, il se leva, attrapa un vieux bouquin immense, caché au fond du rayon et l’étudia.

- Tiens le voilà, Thomas Maillot. Il a écrit une thèse en neuroscience. Un truc sur les émotions. Pourquoi tu t’intéresses à ce type ? Tu travailles sur le sujet ?

- Pour rien. T’occupe. Il y a une photo ?

Sylvain me tendit l’ouvrage, qui ressemblait à un étrange grimoire, recouvert d’un centimètre de poussière. Je soufflai pour la chasser. Ce n’était pas une bonne idée : elle vola jusqu’aux narines du garçon à mes côtés qui se mit à éternuer. Et éternuer encore. Je lui envoyai une moue d’excuse. J’avais la fâcheuse habitude d’oublier son allergie. Sans m’en tenir rigueur, il me rendit un signe de la main et s’éloigna de quelques pas.

Je me plongeai dans le livre. Et bien que j’eusse du mal à y croire, sur la photo, c’était bien lui, Thomas. Je vérifiais la date de la photographie. Elle n’était pas indiquée alors j’examinai avec attention les premières pages. La thèse avait été présentée en 1992. Thomas, quant à lui, était identique à celui que je côtoyais, vingt ans après.

- Ecoute je dois te laisser, avais-je bafouillé, à la fois paniquée et excitée, en lui balançant presque le livre dans les mains au passage. Cathy m’attend. Merci !

- Passe-lui le bonjour, d’accord ? m’avait-il dit dans un sourire splendide, le chagrin déjà oublié ou presque et son souffle entièrement récupéré. De toute façon on se voit à noël, non ?

- Probablement. Ciao !

Je lui adressai un grand signe de main avant de partir.