Chapitre 17 : Une perte sans égal

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J’étais descendue à la cuisine alors qu’il faisait encore nuit noire. Mes pas avaient résonnés dans le silence froid de La Citadelle et la symphonie des ronflements. Tout était calme, si bien que j’avais du mal à envisager le danger qui pesait sur moi.

Une tasse de thé à la main, je regardais l’obscurité disparaître sous les premiers rayons de soleil, derrière la buée qui s’évaporait au creux de mes doigts. L’hiver était bien installé, une épaisse couche de givre recouvrait l’herbe courte qui entourée la bâtisse. La pointe des sapins perçait de la brume, qui donnait à la forêt avoisinante des allures de scène d’horreur.

- Tu devrais te reposer, dit Joseph dans un bâillement.

Les cheveux hirsutes, les yeux encore gonflés de sommeil, il se tenait sur le seuil de la porte en pyjama à rayures bleues et blanches. Il attrapa une tasse sur le bord de levier et se servit un peu de café, d’un air distrait, avant de s’assoir à côté de moi.

- Tu étais où ? Je t’ai cherché partout mais tu avais tout bonnement disparu.

Mon ton était agressif et il fronça les yeux. Il n’avait visiblement pas l’habitude qu’on se fâche contre lui.

- Un ami m’a appelé en renfort. J’ai fait au plus vite. J’étais à Kyoto, au Japon.

- Je sais où se situe Kyoto, merci ! Et je suis ravie de constater que tu es un ami si loyal !

Il fit claquer sa tasse contre la table, si bien que du café éclaboussa sa chemise, mais il n’en prit pas note. Dans un grincement strident, il tourna sur son tabouret, saisit le miens et m’obligea à lui faire face.

- Qu’est-ce que j’ai fait, encore, pour te mettre dans un état pareil ?

- Rien, c’est ça le problème. Tu me demande de me souvenir mais tu t’enfuies au lieu de m’aider !

- Ce sont tes souvenirs, pas les miens, se défendit-il, en fronçant les sourcils.

- Ceux de ma mère, rétorquais-je. Comme si je pouvais y avoir accès…

- Tu t’y prends mal, répondit simplement Joseph alors je lui lançais un regard noir.

Il secoua la tête en grognant, se redressa brusquement, attrapa nos deux tasse et les balança dans levier où elles explosèrent en mille morceaux. Il agrippa mes doigts et sans me demander mon reste, me traîna de force jusqu’au salon. Cette pièce était majestueuse, et gigantesque. Joseph avait besoin d’espace pour mieux se concentrer. Enfin, c’est ce qu’il avait dit.

Nous pénétrions dans cette grande pièce dont tous les murs étaient recouverts de tableaux. Mais Joseph ne me laissait pas le temps de les contempler. Il nous enferma pour que nous ne soyons dérangés par personne et il m’obligea à l’aider à faire de la place. C’est comme ça que nous poussions tous les fauteuils, et c’est dire qu’il y en avait tout un tas, vers les trois entrées possibles. Il était certain que personne ne pourrait plus entrer mais je me demandais s’il ne faisait pas ça, surtout, pour que moi, je ne puisse pas sortir.

Nous nous tenions assis en tailleur, l’un en face de l’autre, séparés par une simple bougie. La flamme dansait sur son visage et lui donnait des airs de fantôme, à la peau translucide et aux lèvres violettes. Un bref instant, il me fit peur.

- Ferme les yeux et visualise la lumière de la bougie, comme un point lumineux. C’est un repère, un point de départ.

A travers mes paupières fermées, je ne voyais rien ; je ne comprenais même pas ce que j’étais censée voir. Alors, comme pour répondre à mes interrogations, que je n’avais pas formulées à haute voix, je sentis Joseph s’emparer de la bougie et la faire tourner devant mes yeux.

- Maintenant, tu vois ?

Après que j’eusse hoché la tête d’approbation, il m’expliqua la démarche à suivre. Je devais me focaliser sur cette légère, vraiment très légère différence de lumière, tout en me concentrant sur le visage de ma mère. C’était déjà sacrément compliqué. Puis je devais laisser mon esprit remonter le fil de mes souvenirs. Je m’exécutai, et, à ma grande surprise, les souvenirs semblaient moins agressifs que la première fois.

Je la visualisais hurlant, l’air affaibli, des cernes gigantesques et la peau bleuâtre. Je l’entendais crier de tout son corps, en balançant contre les murs les assiettes que Cathy s’obstinait à lui monter, afin qu’elle se nourrisse un peu. Puis, doucement, le temps semblait rebrousser chemin. Je la visualisais maintenant, souriante et apaisante alors qu’elle s’inquiétait de mon rhume. Et puis je nous revoyais, assises toutes les trois, Elisa, maman et moi, jouant dans cette chambre où trônait encore un lit de bébé sur un immonde tapis bleu.

Une pointe me transperça la poitrine et j’haletai de plus en plus. La douleur était atroce et en discordance avec les images qui frappaient mon esprit, des images si agréables, où Elisa riait de toutes ses forces alors que maman la chatouillait.

- Calme-toi, souffla Joseph, à mes côtés. Tu t’égards.

Mais je ne me souvenais plus où je me trouvais. Les images s’emballèrent, et repassèrent en boucle, de plus en plus violemment. La douleur était insupportable. Je n’arrivais plus à respirer, comme si je me noyais. J’étais toujours prisonnière de ces souvenirs, tous de plus en plus douloureux : le rire d’Elisa ; les hurlements de ma mère ; les larmes de mon père et de Cathy aussi, qui tentait de me les cacher….

- Respire, Jessy. Respire.

Joseph avait plaqué un sac en papier sur ma bouche. Je l’avais d’abord repoussé, me sentant étouffer davantage. Mais le garçon m’avait plaquée contre lui avant de replacer l’objet sur ma bouche, en le tenant tant bien que mal, alors qu’il s’efforçait de me maintenir immobile.

- Calme-toi. Ça va aller.

Alors qu’il me tenait de toutes ses forces, je me concentrais sur sa voix et suivis le rythme de ses « doucement, doucement » pour y caler ma respiration. La douleur disparut au fur et à mesure que je revenais à la réalité, que mes yeux se posaient sur les objets qui m’entouraient et que je me remémorais où je me trouvais. Je sentais le rythme de son cœur à travers sa poitrine, irrégulier et relativement lent. Ce son, mélodieux, finit de me calmer complètement. Je respirais son parfum fruité, un peu âcre, qui agissait sur moi avec plus de puissance que toutes les drogues du monde.

Après avoir retiré le sac, il voulut se dégager mais je m’accrochais à lui, comme un naufragé à son radeau.

- D’accord, je reste là, avait-il seulement soufflé. Je serais toujours là, je te le promets.

Après avoir balancé le sac, il se coucha sur le carrelage glacé, laissant ma tête posée contre son torse. Je le sentis tortiller une de mes mèches autour de ses doigts et nous sommes restés comme ça, immobiles et silencieux. Alors, je m’endormis rapidement, constatant que même au milieu de l’enfer, je me sentais plus en sécurité que jamais parce que Joseph était là, que j’étais dans ses bras. Avant de sombrer dans les bras de Morphée, je me dis que la mélodie de son cœur me suivrait, même au pays des rêves.

Finalement, je m’étais réveillé dans ses bras, au milieu de la matinée. Je l’avais observé les yeux mi-clos, avant de constater qu’il n’avait pas dormi du tout et qu’il continuer de faire rouler mes cheveux dans ses doigts.

- Dors, m’avait-il soufflé, en laissant ses doigts descendre le long de mon épaule.

Une décharge électrique me piqua la peau à l’endroit même où ses doigts m’avaient touchée. Je me redressais, mal à l’aise et m’extirpa de son étreinte. Il me dévisagea un moment et ce fut comme si on me frappait fort dans la poitrine. Au prix d’un effort évident, il s’éloigna de moi avant de m’ordonner de le suivre jusque dans ma chambre. J’hésitais un moment, en proie à une sensation étrange mais selon Joseph, cette atmosphère me convenait mieux. Il y avait moins de risque qu’une nouvelle crise d’angoisse vienne jouer les trouble-fête.

J’avais repris où j’en étais, en gardant le contrôle cette fois-ci. J’avais réussi à remonter à une période légèrement plus ancienne, celle où je ne marchais pas encore. Mais mes pensées restaient floues. Ce n’était pas le plus important, il fallait continuer. Mais je n’arrivais pas à atteindre de souvenirs antérieurs à ma naissance. Et j’avais fini par perdre patience.

- On dirait que tu n’es pas vraiment motivée. Tu n’as pas envie de rentrer chez toi ? avait demandé Joseph, d’un ton faussement ironique.

Ses mots me frappèrent avec violence. Il avait réussi à me faire peur sans même me crier dessus. Et c’est probablement pour ça que cela avait été si horrible. Je préférais quand les gens hurlaient, quand c’était la colère qui parlait. Les hurlements donnent de la puissance aux discours, c’est vrai, mais beaucoup moins de poids. Je ramenais mes jambes contre ma poitrine et enfouis ma tête dans mes bras pour disparaître.

- Ellie me manque…. râlais-je

Il hoqueta de surprise.

- Je ne vois vraiment pas ce que tu lui trouves, à cette fille. Elle a un mauvais caractère, elle est têtue et elle veut toujours tout contrôler, dit-il en réajustant les bougies autour de nous.

Je relevais la tête, déconfite. Etait-il sérieux ? Je me réinstallais en tailleur et je me penchais vers lui

- Elle n’est pas sans me rappeler quelqu’un, insinuai-je.

Joseph recula comme si mes mots l’avaient heurté de plein fouet. Il se renfrogna.

- Je ne suis pas du tout comme ça. Moi je suis exigent, sûr de moi et efficace, grogna-t-il.

- Tu oublis égocentrique et imbu de ta personne.

Il me lança son regard le plus froid. Je hochais la tête et rajouta dans un haussement d’épaule :

- J’aime m’entourer de gens insupportables.

Il me dévisagea quelques secondes alors je lui adressai mon visage boudeur, tordant ma bouche. Il tenta de se contrôler et de garder son air impassible avant de finir par éclater de rire. Son rire était criard, comme celui d’un enfant, comme celui d’Elisa dans mes souvenirs. Mais l’entendre rire ainsi n’avait rien de douloureux, au contraire.

- Bon je vais essayer autre chose, avait-il fini par dire, après s’être calmé. Je vais te guider.

Il saisit mes doigts, et me poussa à revivre, encore une fois, tous ces souvenirs. Mais tout se passa beaucoup, beaucoup plus vite. Au point où, même moi, je ne comprenais pas ce que je voyais.

- Joseph ? haletai-je

- Laisse-moi faire. Concentre-toi.

Je m’exécutais comme je le pouvais, sentant les doigts se refermer violemment sur les miens. Les images arrivaient à une telle vitesse qu’elles restaient floues. Elles étaient liées à tout un tas d’émotions diverses et variées : la plénitude, la peur, l’excitation, la douleur…Tout était mélangé et je sentais que je perdais le contrôle à nouveau. Puis, comme s’il avait appuyé sur pause, je restais focalisée sur le médaillon que Naïwenn portait autour du cou. J’essayais bien de passer à autre chose, d’avancer encore, mais j’étais bloquée.

Joseph pressa ma main, de plus en plus fort. C’était à son tour de perdre le contrôle, m’entraînant avec lui et plus il sombrer, plus il enfonçait ses doigts dans ma peaux. Je serrais les dents pour ne pas hurler, quand il y eut un maelstrom rougeoyant. Puis la vision changea, pour me retrouver dans cette chambre, des années plus tôt.

Je me retrouvais installé sur une chaise, une assiette sur les genoux.

Naïwenn était allongée, se tordant et râlant de douleur. Elle était méconnaissable. Elle avait dû perdre une dizaine de kilos. On ne lui voyait plus que les os. Et elle, qui avait été si belle autrefois, ressemblait déjà à un cadavre, la peau bleuâtre, les yeux jaunes.

J’approchais la cuillère de sa bouche, mais dans un élan de force, elle la repoussa, m’incendiant d’injures que je n’écoutais même plus. Bien qu’elle s’acharnait encore et toujours, ses mots avaient depuis longtemps perdu le pouvoir de me blesser. Mais elle semblait ne pas l’avoir remarqué. J’attendais qu’elle finisse de jeter son venin avant de retenter une approche. Elle la repoussa de nouveau, bousculant par la même occasion l’assiette remplie de bouillie.

C’est vrai que ce n’était pas très appétissant, mais elle n’avait pas la force de mâcher. Alors, qu’est-ce que je pouvais faire de mieux ?

- Tu as tout gagné…sifflai-je, tout en ramassant la nourriture étalée au sol. Je suis bon pour retourner en cuisine maintenant. Les Prudes vont encore râler. As-tu seulement idée du mal que tu leur donnes ?

- Laisse-moi, avait-elle réussi à prononcer le regard empli de colère.

- Ça, c’est hors de question. Je ne te laisserais pas t’en tirer si facilement. Tu dois y retourner, Jessy t’attends.

Elle se mit à grogner des mots insaisissables. Je récupérai l’assiette et la cuillère, et tout en me dirigeant vers la porte, je soufflais désespéré. Comment pouvait-elle recommencer encore ? Comment une femme comme elle faisait-elle pour toujours se retrouver à fuir ?

Mon esprit se focalisa sur cette petite princesse. Je me demandais à quoi elle pouvait bien ressembler aujourd’hui. Est-ce qu’elle tenait toujours autant de Naïwenn ou un peu plus de cet Homo Sapiens terrien qui lui servait de père. Et dans quel état était-elle maintenant ? J’étais déjà passé par là moi-même, mais pour être franc, je ne m’en souvenais pas vraiment.

Ça faisait déjà un mois que Naïwenn était là, et malgré mes efforts, elle ne semblait pas aller mieux. Les choses avaient empirés, même.

- Je te déteste. C’est de ta faute ! Tout est de ta faute ! Avait-elle réussi à cracher avant que je n’atteigne le seuil. Ils l’ont tué à cause de toi ! Elisa, mon bébé…

Elle pleurait et son chagrin me serra le cœur. Je grognais, pour m’empêcher de pleurer. Sans même me retourner, je lui balançais par-dessus l’épaule :

- Je sais. Mais c’est à Jessy que tu le fais payer

Dans le couloir, en face de moi, Louis me regarda, l’air dégouté :

« Elle a mal mais elle ne te déteste pas. »

« Bien sûr que si, lui répondis-je en pensée ».

« Jo… »

Je n’y prêtais pas attention et je continuais. Il ne pouvait pas comprendre, je le savais. Personne ne le pouvait.

Nous avions fini par nous installer dans le salon. Cette pièce était majestueuse, et gigantesque.

Joseph avait besoin d’espace pour mieux se concentrer. Enfin, c’est ce qu’il avait dit. Mais j’avais très vite compris que, tout comme Shin, l’idée de rester des heures dans la chambre de Naïwenn ne l’attirait pas vraiment. Je me demandais ce qu’il avait bien pu s’y passer. Mais après réflexion, je ne préférais pas savoir. Sinon, je risquais moi aussi d’être sujette à quelques réticences.

Nous avions donc décidé de descendre. Nous avions pénétré dans cette grande pièce dont tous les murs étaient recouverts de tableaux. Mais Joseph ne m’avait pas laissé le temps de les contempler. Il nous avait enfermés pour que nous ne soyons dérangés par personne et il m’avait forcée à l’aider à faire de la place. C’est comme ça que nous avons poussé tous les fauteuils, et c’est dire qu’il y en avait tout un tas, vers les trois entrées possibles. Il était certain que personne ne pourrait plus entrer mais je me demandais s’il ne faisait pas ça, surtout, pour que moi, je ne puisse pas sortir.

Nous nous tenions assis en tailleur, l’un en face de l’autre, séparés par une simple bougie, la lumière encore allumée.

- Tu dois visualiser la lumière de la bougie, comme un point lumineux. C’est un repère, un point de départ.

A travers mes paupières fermées, je ne voyais rien ; je ne comprenais même pas ce que j’étais censée voir. Alors, comme pour répondre à mes interrogations, que je n’avais pas formulées à haute voix, je sentis Joseph s’emparer de la bougie et la faire tourner devant mes yeux.

- Maintenant, tu vois ?

Après que j’eusse hoché la tête d’approbation, il m’expliqua la démarche à suivre. Je devais me focaliser sur cette légère, vraiment très légère différence de lumière, tout en me concentrant sur le visage de ma mère. C’était déjà sacrément compliqué. Puis je devais laisser mon esprit remonter le fil de mes souvenirs. Je m’exécutai, et, à ma grande surprise, les souvenirs semblaient moins agressifs que la première fois.

Je la visualisais hurlant, l’air affaibli, des cernes gigantesques et la peau bleuâtre. Je l’entendais crier de tout son corps, en balançant contre les murs les assiettes que Cathy s’obstinait à lui monter, afin qu’elle se nourrisse un peu. Puis, doucement, le temps semblait rebrousser chemin. Je la visualisais maintenant, souriante et apaisante alors qu’elle s’inquiétait de mon rhume. Et puis je nous revoyais, assises toutes les trois, Elisa, maman et moi, jouant dans cette chambre où trônait encore un lit de bébé sur un immonde tapis bleu.

Un point me transperça la poitrine et j’haletai de plus en plus. La douleur était atroce et en discordance avec les images qui frappaient mon esprit, des images si agréables, où Elisa riait de toutes ses forces alors que maman la chatouillait.

- Calme-toi, souffla Joseph, à mes côtés. Calme-toi. Tu t’égards.

Mais je ne me souvenais même plus où je me trouvais. Les images s’emballèrent, et repassèrent en boucle, de plus en plus violemment. La douleur était insupportable. Je n’arrivais plus à respirer, comme si je me noyais. J’étais toujours prisonnière de ces souvenirs, tous de plus en plus douloureux : le rire d’Elisa ; les hurlements de ma mère ; les larmes de mon père et de Cathy aussi, qui tentait de me les cacher….

- Tiens, respire là-dedans. Doucement.

Joseph avait plaqué un sac en papier sur ma bouche. Je l’avais d’abord repoussé, me sentant étouffer davantage. Mais le garçon m’avait plaquée contre lui avant de replacer l’objet sur ma bouche, en le tenant tant bien que mal, alors qu’il s’efforçait de me maintenir immobile.

- Calme-toi. Ça va aller. Respire doucement. Ça va aller…

Alors qu’il me tenait de toutes ses forces, je me concentrais sur sa voix et suivis le rythme des ses « doucement, doucement » pour y caler ma respiration. La douleur disparut au fur et à mesure que je revenais à la réalité, que mes yeux se posaient sur les objets qui m’entouraient et que je me remémorais où je me trouvais. Je sentais le rythme de son cœur à travers sa poitrine, régulier et relativement lent. Ce son, mélodieux, finit de me calmer complètement. Je respirais son parfum fruité, un peu âcre, qui agissait sur moi avec plus de puissance que toutes les huiles essentielles que j’avais bien pu essayer.

Après avoir retiré le sac, il voulut se dégager mais je m’accrochais à lui. Je voulais entendre ce son et sentir cette odeur pour le reste des temps. Je ne voulais plus bouger, plus jamais.

- D’accord, je reste là, avait-il seulement soufflé.

Après avoir balancé le sac, il se coucha sur le carrelage glacé, laissant ma tête posée contre son torse. Je le sentis tortiller une de mes mèches autour de ses doigts et nous sommes restés comme ça, immobiles et silencieux. Le temps semblait s’être suspendu.

Finalement, nous avions rejoint la chambre. Selon Joseph, cette atmosphère me convenait mieux. Il y avait moins de risque qu’une nouvelle crise d’angoisse vienne jouer les trouble fête.

J’avais repris où j’en étais, en gardant le contrôle cette fois-ci. J’avais réussi à remonter à une période légèrement plus ancienne, celle où je ne marchais pas encore. Mais mes pensées restaient floues. Ce n’était pas le plus important, il fallait continuer. Mais je n’arrivais pas à atteindre de souvenirs antérieurs à ma naissance. Et j’avais fini par perdre patience.

- On dirait que tu n’es pas vraiment motivée. Tu n’as pas envie de rentrer chez toi ? avait demandé Joseph, d’un ton faussement ironique.

Ses mots me frappèrent avec violence. Il avait réussi à me faire peur sans même me crier dessus. Et c’est probablement pour ça que cela avait été si horrible. Je préférais quand les gens hurlaient, quand c’était la colère qui parlait. Les hurlements donnent de la puissance aux discours, c’est vrai, mais beaucoup moins de poids. Je ramenais mes jambes contre ma poitrine et enfouis ma tête dans mes bras pour disparaître.

- Ellie me manque…. râlais-je

Il hoqueta de surprise.

- Je ne vois vraiment pas ce que tu lui trouves, à cette fille. Elle a un mauvais caractère, elle est têtue et elle veut toujours tout contrôler, dit-il en réajustant les bougies autour de nous.

Je relevais la tête, déconfite. Etait-il sérieux ? Je me réinstallais en tailleur et je me penchais vers lui

- Elle n’est pas sans me rappeler quelqu’un, insinuai-je.

Joseph recula comme si mes mots l’avaient heurté de plein fouet. Il se renfrogna.

- Je ne suis pas du tout comme ça. Moi je suis exigent, sûr de moi et efficace, grogna-t-il.

- Tu oublis égocentrique et imbu de ta personne.

Il me lança son regard le plus froid. Je hochais la tête et rajouta dans un haussement d’épaule :

- J’aime m’entourer de gens insupportables.

Il me dévisagea quelques secondes alors je lui adressai mon visage boudeur, tordant ma bouche. Il éclata de rire. Son rire était criard, comme celui d’un enfant, comme celui d’Elisa dans mes souvenirs. Mais l’entendre rire ainsi n’avait rien de douloureux, au contraire.

- Bon je vais essayer autre chose, avait-il fini par dire, après s’être calmé. Je vais te guider.

Il saisit mes doigts, et me poussa à revivre, encore une fois, tous ces souvenirs. Mais tout se passa beaucoup, beaucoup plus vite. Au point où, même moi, je ne comprenais pas ce que je voyais.

- Joseph ? haletai-je

- Laisse-moi faire. Concentre-toi.

Je m’exécutais comme je le pouvais mais les images arrivaient à une telle vitesse qu’elles restaient floues. Elles étaient liées à tout un tas d’émotions diverses et variées : la plénitude, la peur, l’excitation, la douleur…Tout était mélangé et je sentais que je perdais le contrôle à nouveau. Puis, comme s’il avait appuyé sur pause, je restais focalisée sur le médaillon que Naïwenn portait autour du cou. J’essayais bien de passer à autre chose, d’avancer encore, mais j’étais bloquée.

Joseph pressa ma main, de plus en plus fort. C’était à son tour de perdre le contrôle, m’entraînant avec lui.

Je me retrouvais installé sur une chaise, une assiette sur les genoux.

Naïwenn était allongée, se tordant et râlant de douleur. Elle était méconnaissable. Elle avait dû perdre une dizaine de kilos. On ne lui voyait plus que les os. Et elle, qui avait été si belle autrefois, ressemblait déjà a un cadavre, la peau bleuâtre, les yeux jaunes.

J’approchais la cuillère de sa bouche, mais dans un élan de force, elle la repoussa, m’incendiant d’injures que je n’écoutais même plus. Bien qu’elle s’acharnait encore et toujours, ses mots avaient depuis longtemps perdu le pouvoir de me blesser. Mais elle semblait ne pas l’avoir remarqué. J’attendais qu’elle finisse de jeter son venin avant de retenter une approche. Elle la repoussa de nouveau, bousculant par la même occasion l’assiette remplie de bouillie.

C’est vrai que ce n’était pas très appétissant, mais elle n’avait pas la force de mâcher. Alors, qu’est-ce que je pouvais faire de mieux ?

- Tu as tout gagné…sifflai-je, tout en ramassant la nourriture étalée au sol. Je suis bon pour retourner en cuisine maintenant. Ils vont encore râler en bas.

- Laisse-moi, avait-elle réussi à prononcer le regard empli de colère.

- Ça, c’est hors de question. Je ne te laisserais pas t’en tirer si facilement. Tu dois y retourner, Jessy t’attends.

Elle se mit à grogner des mots insaisissables. Je récupérai l’assiette et la cuillère, et tout en me dirigeant vers la porte, je soufflais désespéré. Comment pouvait-elle recommencer encore ? Comment une femme comme elle faisait-elle pour toujours se retrouver à fuir ?

Mon esprit se focalisa sur cette petite princesse. Je me demandais à quoi elle pouvait bien ressembler aujourd’hui. Est-ce qu’elle tenait toujours autant de Naïwenn ou un peu plus de cet Homo Sapiens terrien qui lui servait de père. Et dans quel état était-elle maintenant ? J’étais déjà passé par là moi-même, mais pour être franc, je ne m’en souvenais pas vraiment.

Ça faisait déjà un mois que Naïwenn était là, et malgré mes efforts, elle ne semblait pas aller mieux. Les choses avaient empirés, même.

- Je te déteste. C’est de ta faute ! Tout est de ta faute ! Avait-elle réussi à cracher avant que je n’atteigne le seuil. Ils l’ont tué à cause de toi ! Elisa, mon bébé…

Elle pleurait et son chagrin me serra le cœur. Je grognais, pour m’empêcher de pleurer. Sans même me retourner, je lui balançais par-dessus l’épaule :

- Je sais. Mais c’est à Jessy que tu le fais payer

Dans le couloir, en face de moi, Louis me regarda, l’air dégouté :

« Elle a mal mais elle ne te déteste pas. »

« Bien sûr que si, lui répondis-je en pensée ».

« Jo… »

Je n’y prêtais pas attention et je continuais. Il ne pouvait pas comprendre, je le savais. Personne ne le pouvait.

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