Interlude 1 : Des brebis égarées
Les bras en croix, Son Excellence Alexander regardait Amnésia s’agiter en contrebas de la colline. Sur les eaux des canaux, les lumières des chopes ondulaient de manière presque provoquante, invitant à la débauche et à la dépravation. Le roi imaginait les enfants courir pour découvrir le monde, partir à l’aventure, échapper à leur corvée ou tout simplement pour aller effrayer quelques passants à l’air pincé. Les adolescents, eux, préféraient sûrement se cacher du regard de leurs ainés pour s’essayer au jeu de la séduction ou, pour les plus heureux, se bécoter un peu.
Son Excellence se souvenait du temps où lui était enfant. Amnésia, alors, était en guerre. Il avait grandi à l’époque où les leçons de combat n’avaient rien d’un jeu ou du moins n’avait aucun rapport avec l’Etiquette. Il faisait encore ce cauchemar où, âgé d’à peine dix ans, il marchait dans les champs du sud, une épée à la main, baignant dans le sang jusqu’au genou. L’odeur pestilentielle d’excréments flottait dans l’air et côtoyait celle de décomposition et de pourriture. Il entendait encore les râles des blessés qui agonisaient dans l’Infirmerie. Ils étaient si nombreux qu’il n’y avait pas assez de lit. Mais Alexander se souvenait surtout du corps de sa mère, clouté sur un piquet de bois, comme un vulgaire trophée.
La Bataille Sanglante. Cet ultime conflit avait fait des ravages dans tous les camps. Poussés par la faim, les royaumes au bord de l’implosion avaient déversé leur colère sur leur voisin. La haine et la souffrance qui régnaient à cette époque l’avait marqué au fer rouge. Oui, Alexander était un enfant de la guerre.
Quelqu’un frappa à la porte et Alexander sortit de ses songes.
- Entrez !
Sa voix claqua mais le Consul n’en prit pas mouche. Habillé de blanc jusqu’à la pointe de ses cheveux, il entra à pas de souris, s’excusant, presque, de faire son travail avant d’incliner la tête comme le protocole l’exigeait
- Votre Excellence…
Alexander leva la main et les derniers mots du vieil homme moururent dans sa bouche. De toute façon, Son Excellence savait parfaitement ce qu’il s’apprêtait à lui dire. Fort de son expérience, le Consul n’insista pas. Alexander appréciait le vieil homme parce qu’il savait pertinemment où était sa place et ne dérogeait jamais aux règles établit dans la Cité.
- Depuis combien de temps êtes-vous au service de Enfants de Tellusa, Consul ? demanda Alexander, en reprenant l’inspection de la vue.
Le palais avait été conçu de sorte que chaque pièce donne sur l’extérieur par une grande baie vitrée. Celles réservées au roi permettaient un panorama sur Amnésia, en contrebas de la colline. C’était son souhait. Ainsi, il ne pouvait pas oublier ce pourquoi il avait tout sacrifié.
- Cela fait cinquante ans, Votre Excellence.
- Cinquante ans… Alors vous n’avez pas pu connaître la Bataille Sanglante.
- En Effet, Excellence. Mais mon grand-père m’en parlait souvent. Il était enfant à l’époque. C’était une période horrible durant laquelle ceux qui ne mourraient pas de faim, mourraient sur le champ de bataille. Il y a plus d’un siècle maintenant que vous avez su laisser cette horreur derrière nous en proclamant une nouvelle ère, Excellence. Les tellusiens vous en seront à jamais reconnaissant.
Le vieil homme parlait doucement. Il portait un pantalon en lin blanc, sur lequel une grande tunique de la même couleur tombait. Alexander fit l’inventaire de toutes les images du Consul qu’il avait en souvenir avant de l’inspecter méticuleusement, en passant par ses cheveux très court, ses pupilles grises et ses marques de Baptême : une brulure immonde en forme de main à la base de son cou et l’autre au creux de son poignet.
En cinquante ans, il avait vieilli, ses traits avait d’abord perdu leur rondeur avant de s’affaisser un peu. Cinquante ans, ce n’était rien pour les Enfants de Tellusa, tel qu’Alexander. A contrario, pour les Prudes, c’était tout une vie. Il se demandait bien ce qu’il pouvait rester pour eux de cette période sanglante sinon des témoignages et des histoires abstraites.
- Vous n’avez jamais eu d’enfants, Consul, n’est-ce pas ? demanda Alexander du but en blanc.
- Les Prudes du palais sont tous un peu mes enfants, répondit-il en secouant la tête.
Alexander pouffa en imaginant toute cette armée de tellusiens s’agiter derrière le vieil homme.
- Mon pauvre Consul, je vous plains ! Les enfants sont une source d’ennuis perpétuels.
- Vous servir n’est pas de tout repos, non plus, Excellence.
Alexander tourna brusquement la tête. En réponse à quoi le Consul, homme avisé, disparut dans sa toge immaculée. Les Prudes se vêtaient traditionnellement de blanc, signe de leur engagement sincère et profond. C’est vrai que le blanc était signe de pureté mais Alexander ne comprenait pas vraiment cette lubie que certains de ces ancêtres avaient réussi à faire passer en loi. Parce que pour lui, c’est ce que c’était, rien de plus.
- Consul ! cria Alexander
- Votre Excellence ?
Le vieil homme releva le menton, péniblement. Alexander s’impatienta mais en croisant son regard à la fois fébrile et résolu, il eut un pincement au cœur. Peu d’hommes étaient prêts à le défier, tout en acceptant d’en payer le prix. Le Consul était de cela et rien que pour ça, il avait tout le respect d’Alexander. Au lieu de le réprimander comme il l’aurait dû, il balaya l’air de sa main en soufflant bruyamment.
- Ils sont là ?
- Oui, Excellence. Ils vous attendent dans le hall.
Le Consul l’aida à passer sa toge rouge brodées de fils d’or sur ses épaules et à la nouer autour de son cou, sans mots dire. Les lumières baissantes donnaient cette atmosphère sereine qu’Alexander aimait tant. La poussière voletait légèrement dans les airs avant de venir se poser en douceur sur le bureau en acajou qui trônait au milieu de la pièce, ou sur la table basse. Le satin des rideaux luisait comme une étoile naissante à la fin du jour et le velours des différents fauteuils se teintait d’une couleur inconnue.
Une fois vêtu de ses habits royaux, Alexander se pavana fièrement dans la bâtisse, le torse bondé et la tête haute. Il fit un détour par l’aile est puis nord, sans jamais répondre aux salutations des Prudes, ni à leurs courbettes. Pourtant, il examina chacune de leur expression qui se reflétait dans les vitres lustrées ou sur le sol en verre poli. Ce qu’il y voyait n’avait rien à voir avec le respect. C’était de la peur. Et ce n’était pas si mal. Parce que, comme son père lui répétait sans cesse enfant, même si elle pouvait conduire à la folie, le plus souvent la peur paralysait les gens. Personne ici n’oserait s’en prendre à lui ou remettre ouvertement en causes ses décisions.
Quand enfin, il atteignit le double escalier, il vit ses invités en contrebas, dans leur tenue noire de combat, s’essuyant énergiquement leurs cheveux pour qu’ils cessent de dégouliner sur le carrelage en damier du vestibule. Dehors, le soleil s’inclinait doucement face à la lune, dans un ciel parfaitement dégagé.
- Ils viennent tout juste de traverser ? demanda Alexander d’un ton tranchant.
- Ou…oui, balbutia le Consul.
Son Excellence serra les dents pour mieux étouffer sa fureur, enfouit ses mains dans ses poches pour ne pas être tenté de les envoyer valser à travers les grandes portes de l’entrée et entreprit de descendre les marches quatre à quatre. S’ils s’étaient précipités ici, ce n’était pas pour lui porter une bonne nouvelle. Des individus ignobles, tels que les jumeaux, se serraient empressés d’arroser une victoire dans le premier troquet du coin.
- Au rapport, lâcha-t-il, cinglant.
La fille, Amélia, en perdit sa serviette tandis que son frère sursauta en lâchant un petit cri de frayeur. Il fallait bien les connaître pour savoir de qui il s’agissait. Dessous leurs chevelures rousses, seul leur nez aquilin était intact. Leur visage boursoufflé et tailladé ne ressemblait plus à rien. Si tenté qu’il ait ressemblait à quelque chose un jour.
- Nous l’avons retrouvé, Votre Excellence, dit Mickaël précipitamment.
Alexander ouvrit la bouche de stupéfaction alors qu’Amélia fit claquer sa langue.
- Enfin, nous étions sur le point de le retrouver quand votre fils nous est tombé dessus, précisa-t-elle.
Les bras du roi tombèrent. Amélia s’apprêtait à ajouter quelques informations mais Alexander la fit taire, par un simple regard. Il leur intima l’ordre de le suivre dans la salle du Conseil, la seule où les murs n’avaient pas d’oreilles.
Pour Mickaël, c’était un honneur. Il fallait assister les rois et reines pour avoir la chance d’y pénétrer un jour. Ses yeux dévoraient la pièce : sa table ronde, les petites accroches au mur qui diffusaient une lumière feutrée, les murs et le sol en verre poli, le reflet du roi qui désapprouvait visiblement sa curiosité. Quand son regard croisa le sien, Mickaël se ressaisit ; il était clairement terrorisé et pour être honnête, Alexander en ressentait une certaine fierté.
Quand la porte en bois massif se referma sur eux, Alexander ne leur laissa pas le loisir de s’assoir.
- Où se trouve-t-il ? demanda-t-il.
Il n’était jamais très affable, mais quelque chose dans sa posture avait changé, le rendant plus menaçant encore que d’ordinaire.
- Dans la maison de…de…, hésita Mickaël.
- De Sa Majesté Naïwenn. Enfin, votre ex-femme.
- Naïwenn, grinça le roi.
Amélia avait la force de ceux qui sont sûr d’œuvrer pour la bonne cause et le courage des meilleurs combattants. Mickaël n’avait pas le sang-froid de sa sœur et tremblait comme un vieillard malade.
- Après sa fuite, elle semble s’être mariée et avoir enfanté.
- Son Excellence est déjà au courant, intervint le Consul d’une voix posée. La fille a été tué, il y a maintenant seize ans avant que Sa Majesté Naï…
Alexander pivota lentement vers le Consul. Naïwenn avait commis un acte de trahison pour lequel elle avait été jugée. Ainsi, elle avait mis fin à leur mariage et avait, par la même, perdue son titre de noblesse. Alexander ne supportait pas le fait que tout le monde autour de lui semble l’oublier.
- Je veux dire, avant que Naïwenn ne se laisse mourir de chagrin.
- Cette piste ne mène à rien, décréta le Président
Amélia fit tourner un poignard au creux de sa main, l’air conquis.
- Elles étaient deux, Votre Excellence, susurra-t-elle, dans un sourire carnassier.
Le Consul lâcha un râle de stupéfaction alors que le roi resta de marbre. Il n’était pas très doué pour jouer la comédie. Il examina les deux Prudes combattant de la tête aux pieds, en se demandant lequel il exécuterait en premier s’il en avait l’occasion. Amélia était sans doute la plus dangereuse des deux mais elle serait aussi la plus délicate à maîtriser.
- Deux ? répéta Alexander en tirant une chaise avant de se laisser choir de manière peu royale.
Le Consul lui lança un regard de coin qu’Alexander ignora de manière spectaculaire. Il s’affala contre le dossier en bois et croisa les jambes sur la table uniquement pour agacer le vieux Prude qui lui rappelait sans cesse l’importance de l’Etiquette. Même s’il avait assez de bienséance pour ne jamais faire ce genre de remarque en public.
- Des hybrides, siffla Mickaël, comme si ce n’était que de l’acide lui brûlant la langue. Des monstres.
Alexander lui lança un regard noir et le garçon se figea.
- Vous avez pu l’atteindre ?
- Non, votre Excellence, avoua le garçon. C’est à ce moment-là que votre fils nous est tombé dessus. Depuis, Louis et lui nous pourchassent jours et nuits. Hier encore, ils ont contré nos plans. Nous ne pouvons approcher la fille à moins de dix mètres.
Le roi se mit à pianoter nerveusement la table. Dans les secondes qui suivirent, la tension dans la salle grimpa d’un cran. Amélia ne le quittait pas des yeux, sur ses gardes. Son frère cherchait désespérément un signe de soutien auprès du Consul et le vieil homme, lui, marmonnait quelque mantra pour le calmer.
- Pourquoi n’en ai-je pas entendu parler plus tôt ? Qui vous a donné l’ordre d’intervenir ?
Les deux jumeaux échangèrent un regard circonspect.
- Nous pensions que…commença Amélia qui avait perdu son assurance.
- Ils pensent maintenant ! cria Alexander à destination du Consul avant de s’adresser de nouveau à Amélia. Qui vous a donné l’ordre d’intervenir ?
- Personne, avoua Mickaël, l’air penaud.
- C’est une hybride, renchérit Amélia de manière trop méprisante pour Alexander.
A bout de nerf, il se redressa brutalement. Il agita l’index, arrachant les deux insignes en forme de soleil qui étaient accrochés à la poitrine des deux jeunes gens.
- Si ce que vous dites est vrai, elle est la seule piste que nous ayons.
Il avait martelé chaque mot avec soin, en les marquant d’un petit coup sur la table. Sa voix, grave et puissante, résonnait dans la salle du Conseil et faisait trembler les Prudes. Il se joua de son effet, fit une enjambée et agrippa fermement Amélia à l’épaule. Alexander sonda sa mémoire à la recherche des informations qu’elle tentait de lui dissimuler. Comme si elle pouvait lui cacher quoique ce soit !
- Je n’attends qu’une chose de vous, lui susurra-t-il à l’oreille.
Elle se tortilla pour se libérer de son étreinte mais Alexander resserra sa prise.
- Retrouver le Collier des Lamentations…
A cette réponse, il s’esclaffa à gorge déployée, laissant les deux jeunes gens étourdis. Puis il cessa brusquement et recula d’un pas en leur présentant leurs deux insignes dorés. Alors, le Consul, comme s’il savait que c’était fichu, ferma les yeux pour implorer la clémence de Tellus.
- Si vous tenez à votre vie, alors, trouvez-le !
Là-dessus, Alexander leva la main d’un geste brusque et les jumeaux volèrent dans les airs. Ils s’écrasèrent contre la porte avant de glisser lourdement au sol. Mais Alexander ne leur laissa pas le loisir de se relever. Il fit un autre geste de poignet pour les propulser au milieu du hall, leur balança leurs insignes et par un autre mouvement, il referma les portes.
- Votre Excellence a fait preuve de contrôle, cette fois-ci, ironisa le Consul.
- Je peux encore casser cette salle, rétorqua-t-il. Une feuille !
- Je n’en doute pas, Excellence, ronchonna le Consul en s’éloignant.
Alexander passa une main dans ses cheveux pour discipliner ses pensées pendant que le vieil homme sortit pour chercher un bout de papier et un crayon.
Amélia et Mickaël n’arriveraient à rien, même en ramenant la fille. Il n’y avait fichtrement rien dans sa cervelle, il le savait très bien, il l’avait fouillée en long et en large. Joseph seul avait la clé qui donnait accès à ses souvenirs. Il fallait lui donner envie de s’en servir. Mais Amélia et son abruti de frère n’étaient pas connus pour leur intelligence fulgurante.
Au moment même où le Consul entra dans la pièce et lui tendit un bout de feuille, Alexander se redressa vivement, ferma les yeux un instant pour se remémorer tous les noms qu’il avait aperçu dans les souvenirs d’Amélia avant de les inscrire dessus. Puis il l’examina rapidement. Il devait en avoir le cœur net.
Il barra nerveusement le nom de ceux qui étaient déjà morts. Pourtant, il n’avait jamais entendu parler de ces hybride-là. Du moins, ils n’avaient pas été recensés officiellement. Si l’Escorte agissait sans son consort, alors cela voulait dire qu’elle obéissait à quelqu’un d’autre.
- Faites parvenir cela à Amé et dites-lui d’agir au plus vite.
Le Consul fit des yeux ronds.
- Pardonnez-moi Excellence, mais vous ne devriez pas faire cela.
Alexander lança un regard lourd de sens vers le Consul. Personne d’autre ne pouvait lui parler ainsi, il ne le permettait pas. Mais le vieil homme le servait depuis le début de sa carrière. Il avait assisté aux derniers moments de bonheur de l’homme au corps d’Apollon qui se tenait devant lui, « le Sauveur de la Cité » comme on le surnommait parmi les tellusiens. Il avait été là aussi aux pires moments.
Quarante ans que Naïwenn avait trahi son époux en disparaissant avec le Collier des Lamentations. Quarante ans qu’il la pourchassait, inlassablement. Certes, les Enfants de Tellusa sont immortels alors quarante ans pour eux, ce n’était rien qu’une petite goutte dans la grande jarre de leur vie mais pour le Consul, c’était assez pour pouvoir dire que personne ne connaissait mieux le roi que lui :
- Les Enfants de Tellusa ne doivent pas laisser de traces sur Terre. La chasse aux hybrides a été votée par le Conseil des rois ; elle est la chasse gardée de l’Escorte.
Son Excellence plongea son magnifique regard vert émeraude dans les prunelles grises du Consul. Et il ne put plus bouger. Sa respiration saccadée soulevait ses poumons dans une course effrénée et son cœur eut quelques ratés.
- Ce ne sont que des brebis égarées, répondit sèchement Alexander. Il ne respecte plus la couronne.
- Faites-en des exemples mais ne trahissez pas les lois sur lesquelles est bâti le respect de vos sujets.
- Mes sujets ne me respectent pas ; ils ont peur. Hélas, je crains qu’ils ne craignent plus mon courroux.
Il se tourna brusquement, les poings fermés et les sourcils froncés. Le Consul récupéra le contrôle de son corps plus rapidement que prévu. La pesanteur lui donna le vertige. Il se rattrapa à la table in extrémis avant de masser son torse pour chasser la douleur. Alexander fulminait trop pour se préoccuper des plaintes du vieillard à ses côtés. Il marchait d’un pas rapide, décrivant des cercles de plus en plus petits. Voir son inquiétude transparaître à ce point était une chose rare ; Alexander se méfiait trop du commun des mortels pour leur laisser voir ses faiblesses.
- Votre Excellence ? s’enquis le Consul.
En guise de réponse, Alexander se stoppa, un rictus nerveux sur les lèvres.
Les bras en croix, Son Excellence Alexander regardait Amnésia s’agitait en contrebas de la colline. Sur les eaux des canaux, les lumières des chopes ondulaient de manière presque provoquante, invitant à la débauche et à la dépravation. Le roi imaginait les enfants courir pour découvrir le monde, partir à l’aventure, échapper à leur corvée ou tout simplement pour aller effrayer quelques passants à l’air pincé. Les adolescents, eux, préféraient sûrement se cacher du regard de leurs ainés pour s’essayer au jeu de la séduction ou, pour les plus heureux, se bécoter un peu.
Son Excellence se souvenait du temps où lui était enfant. Amnésia, alors, étaient en guerre. Il avait grandi à l’époque où les leçons de combat n’avaient rien d’un jeu ou du moins n’avait aucun rapport avec l’Etiquette. Il faisait encore ce cauchemar où, âgé d’à peine dix ans, il marchait dans les champs du sud, une épée à la main, baignant dans le sang jusqu’au genou. L’odeur pestilentielle d’excréments flottait dans l’air et côtoyait celle de décomposition et de pourriture. Il entendait encore les râles des blessés qui agonisaient dans l’Infirmerie. Ils étaient si nombreux qu’il n’y avait pas assez de lit. Mais Alexander se souvenait surtout du corps de sa mère, clouté sur un piquet de bois, comme un vulgaire trophée.
La Bataille Sanglante. Cet ultime conflit avait fait des ravages dans tous les camps. Poussés par la faim, les royaumes au bord de l’implosion avaient déversé leur colère sur leur voisin. La haine et la souffrance qui régnait à cette époque l’avait marqué au fer rouge. Oui, Alexander était un enfant de la guerre.
Quelqu’un frappa à la porte et Alexander sortit de ses songes.
- Entrez !
Sa voix claqua mais le Consul n’en prit pas mouche. Il entra à pas de souris, s’excusant, presque, de faire son travail avant d’incliner la tête comme le protocole l’exigeait
- Votre Excellence…
Alexander leva la main et les derniers mots du vieil homme moururent dans sa bouche. De toute façon, Son Excellence savait parfaitement ce qu’il s’apprêtait à lui dire. Fort de son expérience, le Consul n’insista pas. Alexander appréciait le vieil homme parce qu’il savait pertinemment où était sa place et ne dérogeait jamais aux règles établit dans la Cité.
- Depuis combien de temps êtes-vous au service de Enfants de Tellusa, Consul ? avait demandé Alexander, en reprenant l’inspection de la vue.
Le palais avait été conçu de sorte que chaque pièce donne sur l’extérieur par une grande baie vitrée. Celles réservées au roi permettaient un panorama sur Amnésia, en contrebas de la colline. C’était son souhait. Ainsi, il ne pouvait pas oublier ce pourquoi il avait tout sacrifié.
- Cela fait cinquante ans, Votre Excellence.
- Cinquante ans… Alors vous n’avez pas pu connaître la Bataille Sanglante.
- En Effet, Excellence. Mais mon grand-père m’en parlait souvent. Il était enfant à l’époque. C’était une période horrible durant laquelle ceux qui ne mourraient pas de faim, mourraient sur le champ de bataille. Il y a plus d’un siècle maintenant que vous avez su laisser cette horreur derrière nous en proclamant une nouvelle ère, Excellence. Les tellusiens vous en seront à jamais reconnaissant.
Le vieil homme parlait doucement. Il portait un pantalon en lin blanc, sur lequel une grande tunique de la même couleur tombait. Alexander fit l’inventaire de toutes les images du Consul qu’il avait en souvenir avant de l’inspecter méticuleusement, en passant par ses cheveux très court, ses pupilles grises et sa marque de Baptême : une brulure immonde en forme de main à la base de son cou.
En cinquante ans, il avait vieilli, ses traits avait d’abord perdu leur rondeur avant de s’affaisser un peu. Cinquante ans, ce n’était rien pour les Enfants de Tellusa, tel qu’Alexander. A contrario, pour les Prudes, c’était tout une vie. Il se demandait bien ce qu’il pouvait rester pour eux de cette période sanglante sinon des témoignages et des histoires abstraites.
- Vous n’avez jamais eu d’enfants, Consul, n’est-ce pas ? demanda Alexander du but en blanc.
- Les Prudes du palais sont tous un peu mes enfants, répondit-il en secouant la tête.
Alexander pouffa en imaginant toute cette armée de tellusiens s’agitait derrière le vieil homme.
- Mon pauvre Consul, je vous plains ! Les enfants sont une source d’ennuis perpétuels.
- Vous servir n’est pas de tout repos, non plus, Excellence.
Alexander tourna brusquement la tête. En réponse à quoi le Consul, homme avisé, disparut dans sa toge immaculée. Les Prudes se vêtaient traditionnellement de blanc, signe de leur engagement sincère et profond. C’est vrai que le blanc était signe de pureté mais Alexander ne comprenait pas vraiment cette lubie que certains de ces ancêtres avaient réussi à faire passer en loi. Parce que pour lui, c’est ce que c’était rien de plus.
- Consul ! cria Alexander
- Votre Excellence ?
Le vieil homme releva le menton, péniblement. Alexander s’impatienta mais en croisant son regard à la fois fébrile et résolu, il eut un pincement au cœur. Peu d’hommes étaient prêts à le défier, tout en acceptant d’en payer le prix. Le Consul était de cela et rien que pour ça, il avait tout le respect d’Alexander. Au lieu de le réprimander comme il l’aurait dû, il balaya l’air de sa main en soufflant bruyamment.
- Ils sont là ?
- Oui, Excellence. Ils vous attendent dans le hall.
Le Consul l’aida à passer sa toge rouge brodées de fils d’or sur ses épaules et à la nouée autour de son cou, sans mots dire. Les lumières baissantes donnait cette atmosphère sereine qu’Alexander aimait tant. La poussière voletait légèrement dans les airs avant de venir se poser en douceur sur le bureau en acajou qui trônait au milieu de la pièce, ou sur la table basse. Le satin des rideaux luisait comme une étoile naissante à la fin du jour et le velours des différents fauteuils se teintait d’une couleur inconnue.
Une fois vêtu de ses habits royaux, Alexander se pavana fièrement dans la bâtisse, le torse bondé et la tête haute. Il fit un détour par l’aile est puis nord, sans jamais répondre aux salutations des Prudes, ni à leurs courbettes. Pourtant, il examina chacune de leur expression qui se reflétait dans les vitres lustrées ou sur le sol en verre poli. Ce qu’il y voyait n’avait rien à voir avec le respect. C’était de la peur. Et ce n’était pas si mal. Parce que, comme son père lui répétait sans cesse enfant, même si elle pouvait conduire à la folie, le plus souvent la peur paralysait les gens. Personne ici n’oserait s’en prendre à lui ou remettre ouvertement en causes ses décisions.
Quand enfin, il atteignit le double escalier, il vit ses invités en contrebas, dans leur tenue noire de combat, s’essuyant énergiquement leurs cheveux pour qu’ils cessent de dégouliner sur le carrelage en damier du vestibule. Dehors, le soleil s’inclinait doucement face à la lune, dans un ciel parfaitement dégagé.
- Ils viennent tout juste de traverser ? demanda Alexander d’un ton tranchant.
- Ou…oui, balbutia le Consul.
Son Excellence serra les dents pour mieux étouffer sa fureur, enfouie ses mains dans ses poches pour ne pas être tenté de les envoyer valser à travers les grandes portes de l’entrée et entreprit de descendre les marches quatre à quatre. S’ils s’étaient précipités ici, ce n’était pas pour lui porter une bonne nouvelle. Des individus ignobles, tels que les jumeaux, se serraient empressés d’arroser une victoire dans le premier troquet du coin.
- Au rapport, lâcha-t-il, cinglant.
La fille, Amélia, en perdit sa serviette tandis que son frère sursauta en lâchant un petit cri de frayeur. Il fallait bien les connaître pour savoir de qui il s’agissait. Dessous leurs chevelures rousses, seul leur nez aquilin était intact. Leur visage boursoufflé et tailladé ne ressemblait plus à rien. Si tenté qu’il ait ressemblait à quelque chose un jour.
- Nous l’avons retrouvé, Votre Excellence, dit Mickaël précipitamment.
Alexander ouvrit la bouche de stupéfaction alors qu’Amélia fit claquer sa langue.
- Enfin, nous étions sur le point de le retrouver quand votre fils nous ait tombés dessus, précisa-t-elle.
Les bras du roi tombèrent. Amélia s’apprêtait à ajouter quelques informations mais Alexander la fit taire, par un simple regard. Il leur intima l’ordre de le suivre dans la salle du Conseil, la seule où les murs n’avaient pas d’oreilles.
Pour Mickaël, c’était un honneur. Il fallait assister les rois et reines pour avoir la chance d’y pénétrer un jour. Ses yeux dévoraient la pièce : sa table ronde, les petites accroches au mur qui diffusaient une lumière feutrée, les murs et le sol en verre poli, le reflet du roi qui désapprouvé visiblement sa curiosité. Quand son regard croisa le sien, Mickaël se ressaisit ; il était clairement terrorisé et pour être honnête, Alexander en ressentait une certaine fierté.
Quand la porte en bois massif se referma sur eux, Alexander ne leur laissa pas le loisir de s’assoir.
- Où se trouve-t-il ? demanda-t-il.
Il n’était jamais très affable, mais quelque chose dans sa posture avait changé, le rendant plus menaçant encore que d’ordinaire.
- Dans la maison de…de…, hésita Mickaël.
- De Sa Majesté Naïwenn. Enfin, votre ex-femme.
- Naïwenn, grinça le roi.
Amélia avait la force de ceux qui sont sûr d’œuvrer pour la bonne cause et le courage des meilleurs combattants. Mickaël n’avait pas le sang-froid de sa sœur et tremblait comme un vieillard malade.
- Après sa fuite, elle semble s’être mariée et avoir enfanté.
- Son Excellence est déjà au courant, intervint le Consul d’une voix posée. La fille a été tué, il y a maintenant seize ans avant que Sa Majesté Naï…
Alexander pivota lentement vers le Consul. Naïwenn avait commis un acte de trahison pour lequel elle avait été jugée. Ainsi, elle avait mis fin à leur mariage et avait, par la même, perdue son titre de noblesse. Alexander ne supportait pas le fait que tout le monde autour de lui semble l’oublier.
- Je veux dire, avant que Naïwenn ne se laisse mourir de chagrin.
- Cette piste ne mène à rien, décréta le Président
Amélia fit tourner un poignard au creux de sa main, l’air conquis.
- Elles étaient deux, Votre Excellence, susurra-t-elle, dans un sourire carnassier.
Le Consul lâcha un râle de stupéfaction alors que le roi resta de marbre. Il n’était pas très doué pour jouer la comédie. Il examina les deux Prudes combattant de la tête aux pieds, en se demandant lequel il exécuterait en premier s’il en avait l’occasion. Amélia était sans doute la plus dangereuse des deux mais elle serait aussi la plus délicate à maîtriser.
- Deux ? répéta Alexander en tirant une chaise avant de se laisser choir de manière peu royal.
Le Consul lui lança un regard de coin qu’Alexander ignora de manière spectaculaire. Il s’affala contre le dossier en bois et croisa les jambes sur la table uniquement pour agacer le vieux Prude qui lui rappelait sans cesse l’importance de l’Etiquette. Même s’il avait assez de bienséance pour ne jamais faire ce genre de remarque en public.
- Des hybrides, siffla Mickaël, comme si ce n’était que de l’acide lui brûlant la langue. Des monstres.
Alexander lui lança un regard noir et le garçon se figea.
- Vous avez pu l’atteindre ?
- Non, votre Excellence, avoua le garçon. C’est à ce moment-là que votre fils nous ait tombés dessus. Depuis, Louis et lui nous pourchassent jours et nuits. Hier encore, ils ont contré nos plans. Nous ne pouvons approcher la fille à moins de dix mètres.
Le roi se mit à pianoter nerveusement la table. Dans les secondes qui suivirent, la tension dans la salle grimpa d’un cran. Amélia ne le quittait pas des yeux, sur ses gardes. Son frère cherchait désespérément un signe de soutien auprès du Consul et le vieil homme, lui, marmonnait quelque mantra pour le calme.
- Pourquoi n’en ai-je pas entendu parler plus tôt ? Qui vous a donné l’ordre d’intervenir ?
Les deux jumeaux échangèrent un regard circonspect.
- Nous pensions que…commença Amélia qui avait perdu son assurance.
- Ils pensent maintenant ! cria Alexander à destination du Consul avant de s’adresser de nouveau à Amélia. Qui vous a donné l’ordre d’intervenir ?
- Personne, avoua Mickaël, l’air penaud.
- C’est une hybride, renchérit Amélia de manière trop méprisante pour Alexander.
A bout de nerf, il se redressa brutalement. Il agita l’index, arrachant les deux insignes en forme de soleil qui étaient accrochés à la poitrine des deux jeunes gens.
- Si ce que vous dites est vrai, elle est la seule piste que nous ayons.
Il avait martelé chaque mot avec soin, en les marquant d’un petit cou sur la table. Sa voix, grave et puissante, résonnait dans la salle du Conseil et faisait trembler les Prudes. Il se joua de son effet, fit une enjambé et agrippa fermement Amélia à l’épaule. Alexander sonda sa mémoire à la recherche des informations qu’elle tentait de lui dissimuler. Comme si elle pouvait lui cacher quoique ce soit !
- Je n’attends qu’une chose de vous, lui susurra-t-il à l’oreille.
Elle se tortilla pour se libérer de son étreinte mais Alexander resserra sa prise.
- Retrouver le Collier des Lamentations…
A cette réponse, il s’esclaffa à gorge déployé, laissant les deux jeunes gens étourdis. Puis il cessa brusquement et recula d’un pas en leur présentant leurs deux insignes dorés. Alors, le Consul, comme s’il savait que c’était fichu, ferma les yeux pour implorer la clémence de Tellus.
- Si vous tenais à votre vie, alors, trouvez-le !
Là-dessus, Alexander leva la main d’un geste brusque et les jumeaux volèrent dans les airs. Ils s’écrasèrent contre la porte avant de glisser lourdement au sol. Mais Alexander ne leur laissa pas le loisir de se relever. Il fit un autre geste de poignet pour les propulser au milieu du hall, leur balança leurs insignes et par un autre mouvement, il referma les portes.
- Votre Excellence a fait preuve de contrôle, cette fois-ci, ironisa le Consul.
- Je peux encore casser cette salle, rétorqua-t-il. Une feuille !
- Je n’en doute pas, Excellence, ronchonna le Consul en s’éloignant.
Alexander passa une main dans ses cheveux pour discipliner ses pensées pendant que le vieil homme sortit pour chercher un bout de papier et un crayon.
Amélia et Mickaël n’arriveraient à rien, même en ramenant la fille. Il n’y avait fichtrement rien dans sa cervelle, il le savait très bien, il l’avait fouillé en long et en large. Joseph seul avait la clé qui donnait accès à ses souvenirs. Il fallait lui donné envie de s’en servir. Mais Amélia et son abruti de frère n’étaient pas connus pour leur intelligence fulgurante.
Au moment même où le Consul entra dans la pièce et lui tendit un bout de feuille, Alexander se redressa vivement, ferma les yeux un instant pour se remémorer tous les noms qu’il avait aperçu dans les souvenirs d’Amélia avant de les inscrire dessus. Puis il l’examina rapidement. Il devait en avoir le cœur net.
Il barra nerveusement le nom de ceux qui étaient déjà morts. Pourtant, il n’avait jamais entendu parler de ces hybride-là. Du moins, ils n’avaient pas étaient recensé officiellement. Si l’Escorte agissait sans son consort, alors cela voulait dire qu’elle obéissait à quelqu’un d’autre.
- Faites parvenir cela à Amé et dites-lui d’agir au plus vite.
Le Consul fit des yeux ronds.
- Pardonnez-moi Excellence, mais vous ne devriez pas faire cela.
Alexander lança un regard lourd de sens vers le Consul. Personne d’autre ne pouvait lui parler ainsi, il ne le permettait pas. Mais le vieil homme le servait depuis le début de sa carrière. Il avait assisté aux derniers moments de bonheur de l’homme au corps d’Apollon qui se tenait devant lui, « le sauveur de la Cité » comme on le surnommait parmi les tellusiens. Il avait été là aussi, aux pires moments.
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