Interlude 5 : Son Excellence Alexander

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Par-delà la baie vitrée, la lune pointait lentement derrière l’horizon. Alexander regardait l’astre poursuivre son ascension, dans un certain détachement. Il faisait encore bien jour et le soleil orangé projetait des ombres gigantesques dans le bâtiment qu’il avait réquisitionné en omettant de demander la permission.

C’était un vieil entrepôt reculé où les rongeurs avaient tout le loisir de vivre en paix depuis que les Hommes avaient fini de se lasser des alcôves sombres et des couloirs glauques. Ici, les souvenirs avaient le goût de la luxure, la drogue, les expériences peu glorieuses. Mais la seule trace qu’il restait de cette dépravation n’était que quelques graffitis colorés et quelques meubles abandonnés.

Les Hommes, songea-t-il, avait un certain talent pour oublier. Alexander savait ce que ça faisait d’effacer les souvenirs. Il était l’héritier de la sixième lignée, celle des mnésiques. Il lui suffisait d’entrer dans une pièce pour que les réminiscences du passé prennent vie sous ses yeux. D’un simple contact, il pouvait avoir accès à l’intime des personnes présentes autour de lui et lorsque les esprits étaient relativement faibles, il était même capable d’influencer leur vérité, de la façonner selon son souhait. Il était seulement incapable d’agir sur les siens.

Alors, il était un peu jaloux de la liberté avec laquelle les Hommes arrivent à mettre de côté la souffrance, le deuil, à lâcher prise, à retrouver leur innocence. D’abord, ils se laissent submerger jusqu’à l’épuisement. Et puis, ils s’endorment sur leur histoire comme on reboot une machine en panne, pour s’autoriser de nouveau à rire, à aimer, à espérer.

Alexander étudia un moment la pièce trop grande et vide dans laquelle il se trouvait, en se rabrouant un peu de se laisser aller à tant de mièvrerie. Au fond de lui, il se sentait aussi seul que son bureau laissé là, comme un déchet, une ordure, au milieu de la poussière et des toiles d’araignées. D’un autre côté, il se glorifiait de savoir que ce n’était rien comparé à l’isolement de Thomas : il avait été banni trente-cinq ans plus tôt et un Enfant de Tellusa était perdu sans son royaume. C’était plus vrai encore pour les hypersensibles qui, par définition, ne vivaient qu’à travers les autres. C’était une piètre vengeance face à la douleur qu’avait causé sa trahison, mais c’était suffisant pour redonner à Alexander un peu de force et de vitalité.

En songeant à lui, à la manière dont Thomas était entré dans son bureau pour implorer le pardon de sa sœur (bassesse qu’elle-même avait eu la bienséance de ne pas commettre) il lui revint les notes de cette musique à laquelle Alexander s’interdisait formellement de repenser. La Lune et le Soleil. Thomas l’avait composé en leurs noms, alors qu’il n’était encore que des enfants. Alexander l’avait chérie comme un cadeau, une promesse solennelle, un miracle. La désillusion n’en n’avait été que plus violente. A présent, elle n’évoquait rien d’autre pour lui que le mensonge, l’hypocrisie et l’infidélité.

Le soleil pour le mnésique télépathe et la lune pour l’hypersensible. Alexander n’avait jamais compris cette image. Thomas avait toujours été le plus puissant des deux. Il aurait dû être le Président, seulement il avait refusé, jugeant qu’il n’avait pas l’étoffe d’un leader. C’était pourtant bien lui qui avait eu l’idée d’une confédération unie des sept royaumes. Chacune de leurs rencontres clandestines dans les souterrains de Tellusa avaient été l’occasion d’exposer son savant plan qui consistait à réunir les deux camps autour d’un mariage. Alexander l’avait mis en pratique, oui, mais il n’était qu’un visage au service d’une cause qui leur tenait à cœur à tous les deux. Et il se demandait, sans cesse, où ils en serraient si Thomas avait accepté les dorures de la Présidence, si les choses avaient étés différentes, si le destin ne les avaient pas séparés.

- J’ai une bonne nouvelle ! claqua la voix d’Amé.

Alexander sursauta avant d’adresser un regard noir à l’intrus, calmement installé en tailleur sur le rebord de sa fenêtre. Le vent s’engouffra avec violence dans la pièce, apportant un petit air glacé qui fit frissonner le roi. Mais l’autre, que ce genre de détails n’atteignaient jamais, ne bougea pas jusqu’à ce qu’un autre courant d’air agite ses cheveux presque bleus. Alexander releva malgré lui le fait qu’il ne les avait pas coiffés avec du gel. Tout comme il remarqua qu’Amé portait un pantalon à carreaux blancs et noirs auquel il avait assortit un t-shirt sombre et une veste immaculée. Cette tenue était pour le moins étrange sur le renégat.

Le président ne se laissa pas tromper par son apparence juvénile. Il fit un geste vif de la main pour faire claquer la porte : la simple présence d’Amé suffisait à l’agacer et quand il s’énervait, les choses devaient claquer.

- Qu’est-ce que tu fais là ? grinça-t-il, puisqu’il ne pouvait malheureusement pas hurler sans avertir Mickaël et Amélia de la présence du renégat. Comment nous as-tu trouvés ?

Amé lui adressa une moue contrariée.

- Voyons, Al, tu oublies à qui tu as à faire. Je suis Amé, le plus célèbre des renégats.

- Si les jumeaux découvrent ta présence…, lui répondit-il d’un ton cinglant

- Ne t’inquiète pas pour ça, le coupa Amé dans un sourire. Ils sont trop occupés à chasser des éléphants roses. Un petit cadeau de ma part ; ne me remercie pas.

Alexander laissa le silence s’installer alors qu’Amé sauta à l’intérieur du bureau avec l’élégance d’un félin. Il se surprit à penser que le destin était adroit. Il s’amusait à réunir des gens qui n’avaient pourtant rien à faire ensemble.

Quand des renégats sous contrat avaient assassinés son père, Alexander était entré dans une rage folle. Emporté par le chagrin et la peur, il avait organisé une véritable croisade. A la tête de son armée, il avait franchi la frontière, avait pénétré les Terres Sauvages et avait chassé, torturé, exterminé le moindre renégat en vie. Aux yeux des tellusiens, c’était un appel divin. Lui, avait eu l’impression étrange d’être à la fois le bourreau et la victime de ses propres crimes. Si Thomas ne l’avait pas recueilli à cette époque, Amé aurait probablement connu le même sort tragique que tous les enfants de son âge.

Le destin était malin car c’est par cette sauvagerie qu’Amé et Thomas avaient créés des liens si forts. Amé était prêt à mourir pour Thomas, comme Alexander l’aurait fait quelques décennies plus tôt. Sans rien espérer en retour. Pourtant, il n’hésitait pas à le manipuler pour le bien de la Cité et il n’y avait personne qui pouvait appréhender le déchirement que c’était autant qu’Alexander. Alors, même s’il était emplit de certitudes et malgré tout le sang versé, la haine millénaire qui pouvait les séparer, Alexander savait que, sans pour autant avoir foi en lui, Amé ne trahirai pas la Cité. « Soit proche de tes amis et plus encore de tes ennemies », lui répétait toujours son père.

- Pourquoi es-tu là ?

- Toujours aussi pressant ! s’exclama Amé en tournant sur lui-même. Tu manqueras toujours le moment présent, à courir après le suivant.

Il tira une chaise, la positionna en face d’Alexander et s’y posa en douceur. Il enroula ses jambes avant de les poser sur le bureau et de se raviser en faisant une moue désapprobatrice. Apparemment, cette position n’était pas assez affriolante pour lui.

- Le Collier des Lamentations est encore chez la fille.

Alexander bondit.

- Par Tellusa, pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ?

- Parce que tu t’amuses à jouer à cache-cache ! s’indigna Amé.

En croisant le regard noir du Président, Amé perdit de sa contenance légendaire. Positionné ainsi, il était à sa merci. Un petit regard et le renégat perdait le contrôle de son corps. Un simple contact et Alexander pouvait avoir accès à ses pires souvenirs. Ou les plus gênants. Et Tellus seule savait qu’Amé en avait un nombre certain ! Il se racla la gorge, mal à l’aise, avant de reprendre plus sérieusement :

- Joseph m’a demandé conseil pour lui choisir un collier. Il a traversé la planète pour être certain de lui faire plaisir.

- Pourquoi ?

- Noël ?

Alexander le fixa, interdit.

- Sérieusement ? s’esclaffa Amé. Pour un homme qui s’intéresse de près à la vie des terriens, tu ne connais rien à leur coutumes…Noël, c’est un peu comme la fête du Grand Froid. Sauf que c’est tous les ans. A la même date. Qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il fasse un beau soleil. Une histoire d’enfant divin…

- Amé ! claqua la voix du Président, alors Amé se frotta l’oreille qui, visiblement, lui faisait mal. Pourquoi te demander cela ?

- Malgré le fait que tu veuille l’oublier, Al, je suis plutôt de bon conseil en matière de flatterie.

Alexander balaya l’information d’un geste de la main. Il était aussi tendu qu’un arc, prêt à dégainer toute sa colère sur l’autre.

- Joseph voulait lui offrir un cadeau mais il tenait absolument à ce qu’il y ait un lys, continua Amé comme si de rien était. Puisqu’il s’agit de l’emblème de votre lignée, cela peut sembler normal bien que complétement égocentrique, si tu veux mon avis, sauf que la raison est tout autre.

Il se pencha pour attraper une pomme, croqua dedans mais l’acidité du fruit le dégoûta. Alors, il la balança par-dessus son épaule. Alexander, les bras en croix, bouillonnait. Il savait qu’Amé en avait conscience. Seulement, le renégat était du genre à se languir de toute forme d’empressement possible alors le Président prit son mal en patience pour ne pas lui donner se plaisir.

- Qu’est-ce qu’il t’a dit, au juste ?

- Qu’il voulait une fleur de lys, comme celle présente sur le collier que sa mère portait toujours autour du cou. Une histoire de devoir de mémoire ou je ne sais trop qu’elle sottise de ce genre.

Alexander écarta sa toge rouge et dorée pour ne pas s’assoir dessus. Il croisa les bras sur la table et plissa le nez. Même si Amé était plutôt bon pour dénicher des indices, le lien était pauvre.

- Et tu penses qu’il parlait du Collier des Lamentations parce que…

Amé se stoppa quelques seconde, avant de balancer sa tête sur le côté.

- Je ne l’ai jamais vu aussi aigre. grimaça-t-il. Sauf une fois quand…

- Si tu mentionnes vos expériences sexuelles, le mit en garde le Président, je te fais écarteler sur le champ.

Amé était davantage connu pour ses fresques romanesques et sexuelles que pour ses prouesses sur le terrain. Honnêtement, le roi ne comprenait pas ce qu’on pouvait lui trouver. Il se déplaçait de manière très sensuelle sans même sans rendre compte et il pouvait vous charmer de son regard s’il voulait quelque chose, mais comment oublier qu’il était renégat ? Il était né pour voler, mentir, trahir, tuer.

- Tu sais, Al, le véritable problème, c’est que tu ne vois Joseph uniquement que comme la Larme. Mais c’est aussi un jeune homme avec des sentiments et des besoins.

- C’est aussi mon fils. Et le fait qu’il soit tombé dans tes filets suffit à me couvrir de honte.

Amé leva les sourcils.

- Dois-je te rappeler que toi aussi tu as pu être envouté une certaine nuit ? Je dirais même une nuit certaine !

- Si tu tiens à la vie, ne fanfaronne pas à ce sujet !

Amé, visiblement amusé de la réaction du Président, se laissa aller à rire. Un rire voluptueux. Mais le Président détestait voir les gens rire et lui rappela immédiatement. D’un petit geste de poignet, il lui fit fermer son clapet.

- C’est quand ça, Noël ? demanda-t-il, de but en blanc.

En guise de réponse, il n’eut le droit qu’à un grognement étouffé. A contrecœur, donc, il libéra Amé.

- Est-ce que quelqu’un t’as déjà remercié de ça ? demanda-t-il, en se frottant vivement la mâchoire. Parce que ce n’est pas sans me rappeler cette histoire de strangulation. C’était une véritable tigresse, cette femme !

- Amé, tais-toi ! Dis-moi plutôt le temps qu’il nous reste avant que Thomas le découvre.

A l’évocation du roi banni, Amé redevint sérieux et se tendit un peu. Alexander connaissait ce sentiment, cette dévotion, ce lien cruel. Il se demandait souvent si c’était là la raison pour laquelle il ne s’était jamais résolu à tuer le renégat.

- C’est ce soir, souffla le plus jeune.

Alexander se mit à hurler sur Amé, l’insultant de tous les noms d’oiseaux qu’il pouvait connaître. Autour d’eux, des objets se mirent à léviter, avant de tournoyer dangereusement près du visage du garçon. Dans le flux de la colère, et au milieu de ses différents mouvements pour éviter ces armes de fortunes, Amé compris vaguement que le Président lui reprochait le fait d’avoir drogué ses deux meilleurs soldats.

- Holly est déjà en route, réussit-il à répondre entre deux pirouettes. Je l’ai croisée et elle ne s’est pas gênée de me chauffer pour m’extirper les infos…

Sous l’effet de la surprise, le Président laissa les objets s’écrouler au sol dans un vacarme assourdissant. Amé, qui avait l’ouïe particulièrement sensible, entendit un bourdonnement dans ses oreilles de longue minutes après coup.

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