Louis m’avait abandonnée et j’avais décidé de rejoindre ma chambre. Mais en cours de route il me semblait évident qu’au vu de ce qui venait de se passer, je n’allais pas réussir à fermer l’œil avant des heures. J’avais finalement pris la direction de la bibliothèque, histoire de me changer les idées.

Les ouvrages que j’avais étudiés un peu plus tôt n’avaient pas bougé d’un pouce. Je saisis alors le vieux livre afin d’essayer de comprendre un peu mieux comment les Enfants de Tellusa en étaient arrivés au point où la moitié d’entre eux se retrouvait hors-la-loi. Mais Ce n’était pas chose simple. Très peu d’ouvrage relataient les différents conflits dont Thomas m’avait parlée. Et, après avoir relu la même phrase une dizaine de fois sans rien comprendre, il me semblait évident que mon esprit était bien trop perturbé pour se concentrer sur quoi que ce soit.

Je m’imaginais de nouveau dans ce jardin, et plus rien n’avait d’importance que sa chaleur, son parfum si délicieux, sa peau magnifique : Joseph. Comment quelqu’un pouvait-il vous faire cet effet-là ? Comment votre propre frère, celui partageant votre sang, pouvait vous faire cet effet-là ?

Dans un gémissement, je laissais ma tête s’écraser contre la table, espérant que cela le fasse en sortir. Le choc ne fut pas assez violent pour me faire mal, alors je recommençais de plus belle, jusqu'à ce qu’un des livres finisse par glisser et se dirige dangereusement vers le sol. Je le rattrapai à la volée, comme je le pus et m’attarda sur la double page entrouverte.

Alec. C’était toujours Alec.

Je le scrutai de nouveau, poussée, cette fois-ci, par une sorte de curiosité scientifique, à l’affût de détails que je ne connaissais pas encore.

Rien. Il était tel que dans mes souvenirs.

En jouant avec mon nouveau pendentif, je ne pus m’empêcher de penser à quel point ces deux-là se ressemblaient. Alec et Jo. Le père et le fils. En y réfléchissant bien, il n’y avait rien de très surprenant, mais ça me sautait aux yeux dorénavant. Ils avaient le même nez, les mêmes yeux ronds, la même mâchoire carrée, la même forme de lèvres. Seuls les cheveux étaient différents. Comme la couleur des yeux ou de la bouche. Mais, à part ces infimes détails, ils étaient identiques. Ils me laissaient la même sensation de force, de puissance et de courage, la même brûlure au touché, la même idée fantasmatique qu’ils ne laisseraient rien de mal m’arriver.

J’écrasais de plus belle ma tête contre la table, et tout en mordant la jolie fleur de lys qui pendait à mon cou, je laissais mon esprit se perdre dans le néant des émotions diverses et variées.

Joseph…et le pendentif. Alec. Alec, Joseph et le pendentif.

J’ouvris les yeux, désorientée. J’avais rêvé. Il y avait Louis et des hommes à nos trousses. J’étais dans l’eau. Non pas moi, Naïwenn. Louis lui avait donné une boite, celle de l’affreux médaillon à la pierre verte. Et elle se noyait…Les images étaient sombres et avaient un goût amer.

Mais oui ! C’était ça ! Sous l’excitation, je bondis. J’avais enfin compris. Depuis le début, c’était là.

Il fallait d’abord que je trouve Joseph.

En quelques enjambées, j’atteignis le grand escalier et escaladai à toutes vitesses les marches qui montaient au dernier étage. Je m’engageais dans un long couloir, pris à gauche, puis à droite et m’arrêtais devant la dernière porte.

Après avoir repris mon souffle, je m’apprêtais à frapper quand la porte s’ouvrit. Joseph se tenait devant moi, torse nu, le visage en feu et les cheveux ébouriffés. Une jeune fille enroulée dans un drap blanc passa sous son bras et disparut à toutes vitesses dans le couloir.

- Qu’est-ce que tu fais ici ?

En guise de réponse je lui adressai un regard assassin. Il m’avait finalement abandonné au plein milieu de la nuit pour une fille, qui, visiblement, était de bien meilleure compagnie.

- Comment as-tu trouvé ma chambre ? demanda-t-il, les yeux fixés sur la moquette.

Il empestait la honte à plus d’un kilomètre à la ronde.

- L’intuition !

J’avais répondu plus sèchement que je l’aurais voulu. Qu’est-ce qui m’arrivait ? Était-ce de la jalousie ? Je ne pouvais pas être jalouse. Je ne le voulais pas. Je secouais la tête pour chasser ces idées saugrenues, et tentai de me rappeler la raison de ma venue. Ah oui, mon pendentif !

Mais finalement cela me semblait un peu trop évident. Et je ne faisais pas confiance à mes rêves. Pourtant il n’y avait pas d’explication logique. Alec m’avait demandé de le faire, et je l’avais fait. Comme ça. Sans raison. Juste parce qu’il le voulait. Je n’avais même pas pris la peine de lui demander la signification.

Pendant que je me rendais compte à quel point j’avais été une fille stupide, Jo n’arrêter pas de brailler des « Hé ho ! Qu’est-ce qu’il y a ? Tu m’entends ? Parle-moi ! ». Mais je n’avais pas du tout envie de parler. Il fallait lui montrer. Il comprendrait bien plus vite. Alors sans réfléchir, j’ôtais mon pull et mon T-shirt.

- Arrête, dit-il les dents serrées.

La surprise me stoppa et je le vis détourner les yeux.

- Combien de fois me ferras-tu ce coup-là ? souffla-t-il, la voix écorchée par une souffrance apparente que je ne comprenais pas. Je suis ton frère, Jessy. Ton frère. Maintenant, tu sais ce que ça veut dire…

- Qu’est-ce que tu racontes ?

Je lui pris les mains avec lesquelles il cachait son visage.

- Regarde mon dos, lui ordonnais-je

Il le regarda à peine.

- Oui eh bien, c’est plutôt un joli dos…

Je roulais des yeux, comme je savais si bien le faire et lui indiqua le dessin sur mon omoplate. Cette fois, il l’examina avec attention.

- Je suis censé comprendre quelque chose ?

- C’est une fleur de lys !

- En fait, c’est une fleur de lys, un iris, un hellébore d’hiver, du muguet, de la gentiane et de l’oseille sauvage entrelacés avec une liane.

Ma mâchoire tomba de surprise. Il était peut-être nul en expression, mais c’était un expert des plantes.

- Si tu veux. Bref, c’est A…

Je m’arrêtai avant d’en dire trop. Il ne fallait pas que Joseph sache pour Alec et moi, surtout pas. A l’idée de lui apprendre ma relation plutôt ambigüe avec son propre père, un frisson parcourut mon corps tout entier. Je mordais ma lèvre pour me reprendre.

- Je l’ai fait après l’avoir vu dans un rêve sur l’horrible médaillon de Naïwenn. Son médaillon que toi aussi tu as en horreur, d’ailleurs.

En réalité, Alec m’avait intimé l’ordre de faire ce tatouage et comme il avait le même, j’avais trouvé cette idée très romantique. C’est d’ailleurs pour cela qu’il m’avait emmené en Thaïlande. Apparemment, pour être réussi, il fallait utiliser une technique spéciale à base de grosses aiguilles et d’encre qui m’avait brûlé la peau. Après ça, j’étais resté cloué quatre jours au lit avec fièvre et vomissement. Le lendemain de mon rétablissement, il m’avait abandonnée, seule, avec cette horreur sur l’épaule.

- Il est moche et tu te l’ais tatoué sur la peau. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Intelligent ?

Pendant que je tentai, en vain, de construire un mensonge qui serait suffisamment convainquant, il me dévisagea impatient, les sourcils levés. Rien d’intelligent ne me venait. J’optais pour la seconde solution.

- Un souvenir ! m’écriai-je

Joseph eût un léger sursaut. Il me regarda, dubitatif.

- Un souvenir ? Vraiment ?

- Oui ! La nuit où elle s’est enfuie.

Il resta silencieux un moment.

- Ecoute, c’est léger comme preuve, siffla-t-il. Alors tu penses que le Collier des Lamentations c’est ce vieux truc pourri ?

- Oui. C’est logique.

Bon, il n’y avait rien de vraiment logique mais il avait fini par accepté l’idée c’était une victoire. Qui plus est, je n’avais pas eu besoin de dévoilé quoique ce soit au sujet d’Alec et ça, ça n’avait pas de prix.

- Non, ça ne peut pas être ça. C’est forcément autre chose.

Le ton tranchant de sa voix écrasa mon excitation comme un moustique qu’on aplatit au cœur de la nuit. C’était brutal et sans appel.

- Jo ! Fais-moi confiance !

Joseph n’était pas convaincu mais sous le poids de mon regard insistant, il plia. Il soupira, récupéra mes affaires qui jonchaient sur le sol et me les balança. A peine mon T-shirt enfilé, il me tira dans les couloirs de la grande bâtisse, sans dire un mot. Il marchait si vite que je devais quasiment courir derrière. Je titubai une première fois, puis une seconde et encore et encore. Il ne prenait ni le temps de ralentir, ni le temps de me relever.

A l’embranchement de deux ailes, Louis, qui avait revêtu son uniforme en cuir ou je ne sais quelle matière, nous emboîta le pas. Thomas m’adressa un signe de main et un léger sourire. On pouvait lire toute l’inquiétude sur son visage. Alors que j’essayais tant bien que mal de me redresser, je lui souriais à mon tour. Je me demandais si un jour, je le reverrais.

Probablement pas.