Chapitre 25 : Au carrefour des chemins

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- Ça va ? On est venu aussi vite qu’on a pu ! s’excusa Louis, alors qu’il me délivrait de ma prison

- Et on peut savoir ce qui vous a pris tout ce temps ? rétorquai-je.

- On a ramené de l’aide, me répondit Trent. Et on est tombé sur Holly. Elle est plutôt coriace, cette fille. Mais Louis lui a mis une raclée.

Le visage de Louis se tordit, comme s’il se sentait honteux, en même temps que celui de Joseph pâlit.

- Ils arrivent, gémit le blessé.

Après avoir arraché le bout de métal du bras de Jo, Shin avait attrapé mon bout de tissu et en avait fait un garrot pour empêcher le garçon de se vider de son sang. Il était livide et transpirait à grosses gouttes. Resserrant leur prise autour de sa taille, Shin et Trent l’aidaient à se maintenir debout.

- La gare, m’écriai-je.

- Tu ne pourras pas fuir, me fit remarquer Louis. Alexander le suivra, avait-il ajouté en désignant le collier que j’étreignais sans m’en rende compte.

- Ce n’est pas mon idée.

En quelques phrases je leur exposais mon plan, sans rentrer dans les détails. Ils n’étaient pas clairement convaincus mais un bref coup d’œil à Joseph finit de les persuader.

Nous nous engouffrions au milieu des voyageurs. Shin s’éloigna à toute vitesse en direction des guichets, tandis que Trent, Louis, Joseph et moi courrions vers les quais. Le blondinet râla et s’écroula, entrainant avec lui les deux garçons.

- Holly, souffla-t-il.

Louis scruta les horizons à la recherche de la jeune fille.

- Je la vois.

- Les toilettes, hurlais-je.

Je bondis vers la porte à nos côtés, leur ouvrant le passage. Louis aida Trent à déposer Joseph au pied d’un urinoir. Le blondinet grogna des mots que la douleur rendait incompréhensible. Louis s’apprêtait à sortir mais Joseph se tordit, l’air inquiet, et lui attrapa le bras avant de s’évanouir.

- Qu’est ce qui se passe ? lui demanda-t-il

Mais mon frère avait déjà sombré et ne pouvait pas lui répondre. Louis dévisagea alors l’hybride à mes côtés qui remua frénétiquement la tête.

- Il est hors de question que je fasse ça, dit-il.

- On doit savoir. Fais-le

Le jeune anglais déglutit bruyamment et m’adressa un regard suppliant. En guise de réponse, je haussai les épaules. Il se détourna, posa ses mains de chaque côtés du visage de mon frère, toujours inconscient, et souffla. Doucement, il approcha ses lèvres des siennes, et déposa un baiser.

Choquée, j’écarquillai les yeux. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, en tout cas, pas à ça !

- Alors ? demanda Louis.

Le garçon se redressa, s’arrangeant pour ne pas croiser mon regard.

- Ils sont trois. Amélia, Mickael et père. Ils arrivent par les quais.

Il avait prononcé le mot « père » comme s’il s’agissait d’une chose répugnante, et je tentais de calmer ma respiration. J’étais persuadée qu’il ignorait l’identité de son père mais il était évident que je m’étais trompé.

- Alec ! grinça-t-il, comme une réponse à mes pensées.

Je pouvais comprendre la haine que Trent s’emblait lui vouer. Alec dirigeait l’Escorte dont Amélia et Mickael faisait partis. Sous ses ordres, ils avaient failli tuer ses grands-parents. Certaines choses ne peuvent être pardonnées. Mais je sentis tout de même la pitié me serrer la poitrine.

- Et Holly ? demanda Louis, tendu.

En guise de réponse, Trent haussa les épaules.

- Je ne pense pas qu’elle soit avec eux.

Louis fronça les sourcils ; c’était étrange.

- Je vais la retenir, dit-il par-dessus son épaule avant de disparaitre dans la foule. Pour l’instant, vous, vous restez là.

Je regardais mon ami d’un air ahuri. J’espérais une explication mais il ne décrochait pas les yeux de la porte. Ses joues étaient en feu. J’ouvris la bouche mais je marquais une pause. Je tentais de poser ma voix pour ne laisser transparaitre aucune émotion.

- Tu as embrassé Jo.

Je vis ses yeux se fermer avant qu’il ne les ouvre de nouveau.

- Tu as embrassé Jo, répétai-je, en prenant soin de découper chaque mot.

Il serra la mâchoire.

- Tu viens juste d’embrasser Jo.

- C’est bon, on a compris, hurla-t-il. J’ai embrassé Jo.

- Mais pourquoi ?

Le calme dans ma voix me surprit moi-même.

- Il n’y avait rien de romantique là-dedans !

- Si, un peu, le taquinai-je.

Il tourna la tête, sans quitter la porte des yeux. Il avait le teint blême. Ses yeux étaient rouges et ternes sous le néon jaunâtre des toilettes.

- C’est le seul moyen que j’ai pour atteindre ses souvenirs. Mais crois-moi, je m’en passerais bien.

- C’est si désagréable que ça ? le piquai-je, essayant maladroitement de détendre l’atmosphère.

Trent tordit sa bouche et fit la moue.

- Ce n’est pas ça le problème.

- Qu’est-ce que c’est alors ? C’est parce que c’est un garçon ?

Il leva les sourcils, indigné. Son regard se posa sur moi avant de glisser sur le garçon inconscient. Et de nouveau sur moi.

- C’est bon ! riais-je. Joseph est ton frère, évidement qu’il n’y avait rien de romantique là-dedans !

Il s’immobila un instant en me fixant et ses yeux semblaient me dire : « Sérieusement, Jessy ? ».

- Ce n’est pas ton frère ? demandai-je, soudain en proie au doute.

Il remua la tête de manière relativement lente, comme un robot mal huilé.

- Ce n’est pas ça le problème ?

- On est des Enfants de Tellusa, me dit-il d’une voix monocorde, comme si cela expliquait tout. Du moins pour moitié. Il existe un lien particulier dans les fratries.

Là-dessus, la porte des toilettes grinça. Un vieil homme entra, et en nous voyant assis par terre, il nous dévisagea.

- Il est malade, grinçais-je en désignant Joseph du doigt.

L’homme fronça les sourcils et fit demi-tour. La porte s’ouvrit de nouveau. Je m’apprêtais à inventer une nouvelle excuse quand j’entrevis la silhouette familière.

- Je l’ai, souffla Shin en agitant le billet qu’elle tenait dans ses mains. J’ai pris le train de 16h…

- Tais-toi, la coupai-je. On ne doit pas le savoir.

Shin se crispa et je tentai de refoulai la boule qui me serrait la gorge. Elle avait tenté de me tuer, je m’en souvenais très bien ; loin de moi l’envie de la contrarier. Mais si j’en savais trop, Trent devrait effacer mes souvenirs. Ça voulait dire m’embrasser. C’était hors de question.

- Et maintenant ? me demanda la jeune fille.

- Tu prends Jo et tu pars.

Mes deux acolytes m’observaient, les yeux ronds.

- Il ne doit pas être avec le Collier des Lamentations.

Ils échangèrent un regard interdit. Mais je n’avais pas vraiment le temps de leur expliquer que Joseph était la Larme alimentant le médaillon ; que si le Président arrivait à les réunir, il ne s’encombrerait pas de mon existence et que Joseph était convaincu que si nous les mettions en contact, le Collier et lui, il exploserait sous sa puissance.

- Il ne craint rien, c’est toi qu’ils cherchent.

- Non.

Je n’en dirais pas plus. J’envisageais toutes les possibilités. Si le Président finissait par nous attraper, il prendrait plaisir à fouiller dans nos souvenirs. Il fallait que Trent et moi sachions le moins d’informations possibles.

- Ce n’est pas une si mauvaise idée, sourit Trent, tandis qu’il se relevait et me tendait sa main pour m’aider. Je ne pourrais pas veiller sur lui, je ne suis pas la meilleure des infirmières.

J’attrapai sa main et le sentis la prendre avec fermeté, malgré son piteux état. Il me tira brusquement à lui et m’attrapa par les épaules. Ses yeux avaient retrouvé leur éclat naturel. Il me sourit et nous échangions un hochement de tête :

- Allons nous amuser un peu ! s’exclama-t-il.

La jeune fille nous adressa un regard froid mais sous le poids des nôtres, insistants, elle céda.

- Qu’est-ce que vous me cacher ? s’enquit-elle.

- Rien. Qui oserait te cacher quoique ce soit ?

Elle m’examina avec attention, le regard rempli de méfiance.

- Les hybrides sont tous les mêmes, susurra-t-elle, acide.

Elle passa son bras autour de la taille de Joseph qui était revenu à la réalité, et l’emporta avec elle, dans la foule. Nous lui laissions suffisamment d’avance avant de l’imiter.

La foule était plus dense et il était plus difficile de la fendre que ce que je ne me l’étais imaginée. Je suivais Trent qui me conduisait à travers les voyageurs. De sa hauteur, il dépassait tout le monde d’une bonne tête et avait une vue plutôt dégagée. Mais quelqu’un me bouscula et dans mon élan je perdis la main de mon ami. Je m’écroulais au sol.

Des détonations se firent entendre et tout le monde se mit à courir dans tous les sens, paniqué. Toujours clouée au sol, je me protégeais comme je le pouvais pour ne pas me faire piétiner. Trent me saisit par le col et m’aida à me redresser. Il m’adressa un regard inquiet et je hochais la tête. J’allai bien. En deux ou trois enjambées il me conduisit dans un recoin, où personne ne pouvait nous atteindre. Enfin, presque.

La voix d’Holly résonna derrière nous. Elle et Louis s’affrontaient au milieu de la voie ferrée, dégagée, et personne ne semblait les remarquer. De notre cachette, je ne voyais rien de la scène. Je me concentrais sur les bruits qui émanaient de leur position pour essayer de deviner leurs mouvements.

- Ne fais pas ça, Holly. Je t’en prie, supplia la voix de l’homme.

- Mais si je fais tout ça, c’est à cause de toi, ria la jeune femme.

Au milieu des hurlements de la foule, il m’était difficile d’entendre tout ce qu’ils disaient. J’entendis un bruit de métal, et le sifflement d’un train sur le départ. Les agents appelaient au calme. L’un d’eux passa à proximité et siffla si fort, que mes oreilles bourdonnèrent durant quelques secondes. J’entendis des craquements. Des os brisés. Et les hurlements de Louis.

- Tu n’es pas obligé de faire ça, Holly, siffla-t-il les dents serrées.

- Reste à terre !

- Je n’avais pas le choix, se défendit-il. Enfant, il n’avait pas le contrôle de ses capacités. Naïwenn n’a fait que croire en ses visions, tout comme moi.

- Je t’ai dit de rester à terre.

Elle hurla de colère et de nouveaux bruits de métal se firent entendre. Des lames qui se croisent.

- Je ramènerais le Collier des Lamentations !

- A quoi bon ? demanda Louis à bout de souffle. Cela n’a aucun intérêt s’il ne veut pas le porter…

La terre trembla et je m’écroulais sur Trent qui recula d’un pas. La foule, prise dans un nouvel élan de panique, nous entraina de plus belle. Pour ne pas tomber, je m’accrochais au T-shirt de mon compagnon. Il tenta de nous ramener vers le côté mais quoi que nous fassions, nous étions emportés.

Au loin, j’aperçus des cheveux blancs familiers. Je détournai le regard et fis volte-face. Il ne fallait pas que je sache où il allait. Derrière nous, à quelques mètres, Amélia et Mickaël, l’avaient repérés eux aussi. Je sifflais de toutes mes forces pour attirer leur attention.

- Mais qu’est-ce que tu fais ? s’enquit Trent.

- Diversion.

Mon appel eut l’effet escompté. Une lueur d’excitation traversa les yeux du rouquin qui s’élançait à ma poursuite. Cinq personnes seulement nous séparaient d’eux.

- On se sépare, ordonna mon ami.

Alors qu’il s’élançait vers la droite, je fonçais dans l’autre direction, près des quais. Je le vis donner des coups d’épaule aux passants pour se frayer un chemin tandis qu’Amélia, à ses trousses, semblait n’avoir aucun mal à se déplacer.

Mickaël progressait lui aussi à bonne allure. Il était déjà à mon niveau. Il agrippa le col de ma chemise et me projeta au milieu de la voie. Etourdie par le choc, il me fallut quelques secondes pour ouvrir les yeux.

Il était débout en face de moi. Le soleil m’éblouissait et je n’arrivais pas à voir son visage. Il se pencha lentement, près à me saisir à la gorge. Un grincement strident attira son attention. Un train fonçait droit sur nous, klaxonnant à tors et à travers. Je profitais de son inattention pour me redresser et plonger de l’autre côté. Je me hissais juste à temps sur le quai. Le vent me projeta au sol. Je bondis et constatai, à ma grande surprise, que les lieux était déserts. Les voyageurs s’étaient volatilisés.

Je ne sais par quel miracle, mon agresseur se retrouvait une fois de plus en face de moi. Il lança son pied que j’esquivai. Puis son poing. Et son autre poing. En me tordant dans tous les sens, je les évitai, un par un. Il sortit un sabre. Un sourire narquois lui dessina un nouveau visage. En une fraction de seconde, il fendit l’air avec son arme qui s’abattait sur moi. Je sautai en arrière pour éviter le coup et tombai à la renverse. Il plongea dans ma direction, en tentant une nouvelle fois de me porter un coup. Je roulai sur le côté. Puis sur l’autre. Je me concentrais sur les mouvements de son bassin pour deviner où il allait frapper.

Alors qu’il levait une nouvelle fois son arme, il dégagea tout son corps et je balançais mon pied de toutes mes forces. Je le frappai aux côtes. Un craquement sinistre résonna à l’intérieur de son thorax. Mickael laissa tomber son arme et je frappai de plus belle. Je me redressai et envoyai mon poing. J’enchainais coup de pied, coup de poing, le tout à une vitesse déconcertante pour ne pas lui laisser de répit. Il s’approcha du bord et tanguait dangereusement. Je jetai un bref coup d’œil aux alentours et fonçai sur lui pour le pousser sur la voie. Sa tête heurta les rails et il perdit connaissance.

Je récupérai le sabre et m’élançais à toute vitesse dans la direction opposée. Je ne perdais pas de temps à vérifier s’il me suivait ou non, et j’accélérai de plus belle, poussée par l’adrénaline. Dans ma course effrénée, le vent caressa mon visage.

Un frisson remonta le long de mon dos.

Quelque chose n’allait pas.

Je scrutais les alentours. Rien. Personne.

Je me dirigeai vers les vielles rames, abandonnées et taguées. J’y trouverais un refuge en attendant que la situation ne se calme. Là-bas, je pourrai réfléchir à ce qu’il fallait faire. Je longeais les carcasses, les sens toujours en alerte.

Un autre frisson.

Dans les vitres du train, j’aperçus son reflet.

Alec.

« Ne le laisse pas te regarder, souffla la voix de Jo dans ma tête. Ne le laisse pas te toucher. »

Je m’élançai à toute allure. S’il avait l’avantage de la puissance, moi j’avais la vitesse. Cela ne faisait aucun doute. Sans prendre le temps de réfléchir, je laissais mes jambes me porter. En longeant la carcasse d’un train abandonné, je sondais les alentours à la recherche d’une issue. Rien. Tout était étrangement désert.

Je serrais plus fort le manche du sabre qui pesait une tonne. C’était rassurant de me savoir armée. J’avais une défense. Elle était dérisoire, certes. Pour que cela soit suffisamment efficace, il aurait fallu que je sache m’en servir. Mais elle me permettrait de le tenir à distance un peu plus longtemps. Juste ce qu’il fallait pour être certaine que Joseph soit en sécurité.

Je ne me faisais aucune illusion, Alec finirait par m’attraper. Et à ce moment précis où je sentirais le contact de sa peau contre la mienne, au moment où mes yeux croiseraient les siens, il en serait fini de moi.

Mais je n’avais pas peur de mourir.

Une part de moi n’attendait que ça. Depuis des années. Depuis qu’Elisa m’avait été enlevée. Depuis que je l’avais rencontré, que je l’avais aimé au premier regard, de toute mon âme et de tout mon corps. Depuis qu’il m’avait sauvée de cette solitude écrasante. Et il m’avait abandonné, me laissant tel un fantôme. A sa façon, il m’avait tuée, déjà. Ce n’était plus qu’une question de temps pour que mon corps, cette carcasse vide, finisse, lui aussi, par perdre le combat.

Un rapide regard dans les vitres de la rame m’apprit que je gagnais du terrain. J’augmentais encore ma cadence pour le distancer et ne plus me trouver à porter de vue.

Un flux de lumière scintilla sur la tôle du train. Une ouverture. Je m’y plongeai. Mes mouvements n’étaient pas si bien contrôlés qu’à l’accoutumée, et ma jambe se prit dans le rebord du marche pied. Je m’écroulais contre le sol, lâchant mon arme. Le bruit du métal qui rebondissait contre le sol était fracassant.

La pression dans mes veines augmenta de nouveau et un bourdonnement dans mes oreilles me rendait sourde. Je me redressai aussi vite que possible et allai me réfugier derrière une banquette. Je jetais un regard furtif à travers les carreaux sans apercevoir âme qui vive. La tension présente dans l’air augmenta d’un cran. Mon cœur battait à tout rompre comme s’il cherchait à marteler mes côtes. Les soubresauts de ma poitrine firent trembler le médaillon. Je le serrais dans ma main, cherchant un moyen d’échapper à mon agresseur.

Un frisson m’indiqua qu’il se trouvait trop près pour espérer m’enfuir sans me faire remarquer. Dès que je m’élancerais, il accourrait.

« Il veut le collier. »

- Je sais qu’il veut le collier. Tu ne m’aides pas là Jo, lui répondis-je dans un murmure.

Je n’avais toujours pas compris comment m’adresser à lui directement. Mais il semblait pouvoir lire dans mes pensées.

« Il veut seulement le collier. »

Je ne voyais pas ce que Joseph essayait de me dire. Et la terreur qui grandissait en moi étouffait sa voix. Il m’était de plus en plus difficile de comprendre les mots qu’il insinuait à l’intérieur de mes pensées. Mais je savais qu’il avait raison. Ce qu’Alec voulait, c’était le collier. Pas moi. Tant qu’il ne l’avait pas en sa possession, Joseph avait encore du temps.

Je passai une dernière fois mes doigts dessus, m’imprégnant des sensations que le relief des gravures laissait sur ma peau. Et les derniers doutes s’envolèrent. Ce n’était probablement pas la meilleure chose à faire mais c’était la seule initiative qui s’offrait à moi. Je l’enlevai et le fis glisser sur le sol. Je l’avais poussé aussi loin que je le pus.

A quatre pattes, je rejoignis, le plus silencieusement possible, les portes du train. Une fois à quelques pas seulement de l’ouverture je bondis sur mes jambes, et m’engouffrais dans l’air glacial qui régnait au dehors.

Un bruit de gravier grinça juste derrière moi. Je sentis le souffle d’Alec sur ma nuque. Sa main s’était refermée sur mon épaule. J’avais donné une ruade mais je n’avais pas réussi à me rééquilibrer et j’étais tombée. Ses doigts avaient glissé et il avait attrapé mes cheveux.

Chassant la douleur, je jetais un regard, malgré moi, derrière son corps. Nous étions trop prés du train. Trop près du collier.

En prenant soin de ne pas croiser ses yeux, qui finiraient de tuer ma volonté de lutter, je lui envoyais mon coude dans l’estomac. Alec lâcha un grognement, et sous le choc, glissa au sol.

J’étais à terre mais lui aussi. Je rampais droit devant, écorchant mes mains et mes genoux. Il attrapa mon pied et me tira à lui. Mes mains grattèrent le sol, à la recherche d’une prise à laquelle me raccrocher. En vain. Pendant que je luttais contre la surface goudronneuse, un bruit de métal attira mon attention. Je détournais à peine le regard pour déterminer d’où il venait. L’épée, qui jonchait sur le sol, frémit et, par à-coup d’abord, elle se déplaça seule. Bientôt, elle glissa vers Alec.

Il était capable de télékinésie. J’étais perdue.

« Non, me dit Joseph. N’abandonne pas. »

Chassant les images que mon imagination m’infligeait, toutes plus abominables les unes que les autres, je me débattis avec plus de violence encore. Toujours couchée au sol, je balançais mon pied vers le visage de mon agresseur, qui lâcha un nouveau grognement, plus sordide celui-là. La douleur stoppa la progression de l’arme qui avait glissé sur plus d’un mètre. Il la toucha du bout des doigts, mais de mon pied encore libre, je la repoussai tant bien que mal.

Je continuais de le frapper avec toutes les forces qu’il me restait, et il perdit prise. Un hurlement aigu, annonçant l’arrivée de Trent, le distrayait, et j’en profitai pour m’échapper.

- Va t’en, hurla mon ami. Cours ! Cours !

Je m’étais mise à courir avant même d’être debout. Trent fonçait sur nous. Il attrapa le sabre toujours lancé dans sa course. Je ne m’attardais pas sur le spectacle et pris mes jambes à mon cou. Je tremblais de toutes parts et je n’arrivais pas à reprendre mon souffle pour m’éloigner à bonne distance. Je sentais les variations de pression derrière moi, qui témoignaient des mouvements des deux adversaires.

Mes genoux, abîmés, ne voulaient plus me répondre. Mon cœur, qui battait comme jamais, écrasait mes poumons, si bien que je n’arrivais plus à respirer. Je sentis quelque chose se tordre dans mon ventre et je m’écroulais au sol, prise de vertiges.

Un rapide coup d’œil par-dessus mon épaule m’apprit qu’Alec menait le combat. Il était à califourchon sur le corps de Trent qui recevait coup sur coup.

Un goût de métal remplit ma bouche.

Je tentais de me relever mais le sol se déroba et je m’écrasai, de plus belle, contre le goudron. Ma tête bascula sur le côté et me dévoila une scène apocalyptique. Alec, debout, admirait le corps inerte de son propre fils. Sans décrocher les yeux du jeune homme, il se baissa et, à tâtons, récupéra le sabre.

J’ouvris la bouche mais aucun son ne sortit.

Sans hésitation, Alec saisit le manche du sabre par les deux mains et le souleva dans les airs.

Je tendis les mains dans sa direction mais il semblait avoir oublié ma présence.

Le bruit du vent scindé en deux par la lame m’est parvenu avant de le voir. Les larmes brouillaient ma vue. Je ne discernais plus que des ombres et le rouge du sang qui s’écoulait du corps de mon ami, gisant à même le sol.

La voix de Joseph hurla dans ma tête.

Une douleur m’a d’abord traversée de part en part, au niveau du poumon. Puis elle était partout. Une force, venue de l’intérieur, serrait mon cœur si fort qu’il ne pouvait plus battre. J’ouvrais la bouche, cherchant de l’air mais c’était plus douloureux encore. Comme une brûlure. Puis le froid. La glace. Et tout cessa. Le vent tomba.

Prisonnière dans ma souffrance, je ne pouvais plus bouger. Je levais les yeux au ciel et aperçu le visage de l’assassin. Mes yeux croisèrent malgré moi ses pupilles flamboyantes de vert et je perdais le contrôle de mes gestes. Mon corps se redressa tout seul. Je sentais mes articulations grincer, me brûler mais elles me maintinrent debout.

Alec me tenait face. Je n’arrivais pas à lire la moindre émotion sur son visage. Ne le voulais pas. Je luttais de toutes mes forces contre son contrôle mais je n’arrivais à rien. J’hurlais dans mon esprit, appelais à l’aide. Mais les cris qui écorchaient ma gorge, se noyaient dans ma bouche, irréversiblement close.

Il posa ses doigts, terriblement brûlants, sous mon menton, et m’obligea à l’observer plus intensément. Un picotement grandit à l’endroit où il m’avait touchée. Puis un fourmillement glissa sur mon corps pour grandir dans mon ventre. Une légère brûlure fit rougir mes joues. Ça lui plaisait.

Je détestais ressentir ça. Je le haïssais. De tout ce qui me restait d’âme. Mais mon corps, lui, l’aimait. Il aimait son toucher et sa chaleur. Il l’aimait malgré toutes les abominations dont Alec était capable. Et je l’en détestais que plus.

Il sonda mes yeux avec plus d’insistance. Les siens étaient sombres, avec quelques éclats dorés. Ça lui donnait un air plus malicieux. Son visage était bleui par quelques coups, son nez était en sang, et ses joues, égratignées. Il avait l’air vulnérable. Il ne m’avait jamais paru aussi beau qu’à cet instant.

- Où est le médaillon ?

Sa voix avait quelque chose d’étrange. De familier et d’inconnu à la fois.

« Jamais ! » Je lui répondis en pensée. De toute façon, il maintenait ma bouche fermée.

Un sourire narquois, identique à ceux de Joseph, apparût sur son visage. Et je voulais le frapper.

- Dans le train ? Très bien.

« Mais non ! Mais non, je n’ai rien dit ! »

Il recula d’un pas, en me fixant toujours. Puis un deuxième pas. Et un troisième. Il se retourna et en une fraction de seconde je repris le contrôle de mon corps. Un hurlement strident s’échappa de ma bouche. C’était un mélange d’appel au secours, de panique et de sanglots. Toute la souffrance qui m’avait envahie quelques minutes plus tôt, me saisit de nouveau. Et mon corps, trop douloureux, s’effondra au sol.

Alec réapparut, heureux de me montrer le collier qui pendait à sa main. Le visage de Joseph prit vit sous mes paupières. Je me remémorais chaque instant passé à ses côtés. Ils étaient trop rares. Je tentais de me souvenir de son odeur, de sa chaleur à lui, de son parfum. Et de son sourire. J’aimais tellement son sourire.

Les cloches de l’église sonnèrent. 17h

Je réunissais mes dernières forces pour oublier la douleur et desserrer mes mâchoires.

- J’ai gagné, gloussai-je.

Je vis le visage de mon agresseur se fermer et je m’enfonçais dans un trou noir. Je ne sentais plus rien. C’était une sensation familière et réconfortante. Ce n’était pas difficile de mourir. Tout me paraissait tellement plus apaisant. C’était encore mieux que ce que je ne m’étais toujours imaginé. Cela avait été tellement plus douloureux de vivre. De survivre.

Joseph murmura des mots dans mon esprit, que je ne distinguais pas. Me disait-il adieu ?

Le noir s’illumina et devint bleu. Un bleu nuit, d’abord. Puis il s’éclaircit encore et encore. Il était maintenant tellement clair, pastel, qu’il m’éblouissait. Il me réchauffait. Je m’y laissais guider, apaisée, rassurée.

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