C-01
Ma jambe tremblotait nerveusement. Grand-père avait beau prétendre le contraire, il n'allait pas bien. La veille, un silence pesant avait suivi l'annonce de ses 39 degrés de température. Je lui avais donné du Rubitussin au sucralose - spécialement conçu pour les diabétiques - et j'avais investigué Google à la recherche des symptômes suivants : toux grasse, mucus épais, respiration sifflante. De toute évidence, papy avait le Covid ou une pneumonie - merci à ma tendance hypocondriaque. J'aurais voulu qu'il se rende immédiatement aux urgences, mais il avait raison :
- On me donnera peut-être une perfusion hydratante d'ici à ce que je vois un médecin, demain ou le surlendemain, mais ça ne me fera pas aller mieux d'ici à ce que ce soit mon tour. Tant qu'à ça, je préfère bien mieux être à la maison et prendre rendez-vous avec le médecin dans la matinée.
- Tu le ferais ?
- Pour toi. Te rassurer... Je vais aller m'étendre, maintenant.
Papy avait su apaiser très légèrement l'angoisse qui m'habitait. J'avais décidé de passer veiller sur lui cette nuit, à dormir dans le vieux lazyboy inclinable. Il était relativement tôt pour dormir - 19h30 -, mais il valait mieux que pépé se repose. Je m'installai dans le fauteuil et le fis basculer, puis je tirai la parure du divan d'à côté jusqu'à moi et m'en couvris. Clément avait gardé sa porte de chambre ouverte, et d'ici, je pouvais entendre ses ronflements entrecoupés de quintes sévères. Impossible de fermer l'œil, même si je l'aurais voulu...
Pourtant, ce fut le cas. Confuse, je repris conscience aux petites lueurs du matin. Mon premier réflexe fut de chercher attentivement le ronflement de papy pour preuve qu'il n'était pas... Bref. Cependant, je n'entendais rien en provenance de sa chambre. La panique m'envahit mais je me forçai au calme : il devait être à la salle de bain, à se peigner, ou dans la cuisine, à se préparer à manger. Mais, bien que j'aurais voulu m'assurer de l'exactitude de mes suppositions, j'étais figée dans le Lazyboy. J'avais du mal à respirer, comme si le moindre souffle m'aurait empêchée d'être attentive aux bruits ambiants.
Quelques minutes d'un silence envahissant passèrent, et machinalement, mon bras agrippa le téléphone. Mon poignet frôla le jean sur ma cuisse et malgré la sensation bizarre de l'interface collée, ça ne fit pas mal. La douleur de la veille s'était transformée en une légère vague de chaleur, et je regardai l'heure à l'écran. 5h53. D'ici quelques minutes, le logiciel s'éveillerait. Une bouffée d'adrénaline se répandit en moi, doublée d'un lourd sentiment de culpabilité. Il avait suffi d'évoquer l'éveil de Symbiose pour que mon corps s'excite. Pourtant, mon esprit était tout à l'horreur de songer que peut-être, juste peut-être, j'allais découvrir que...
Non ! N'y pense même pas. Juste, lève-toi, et marche.
Distraitement, j'activai le levier du Lazyboy, qui émit un craquement lorsqu'il reprit sa forme initiale et que mes pieds touchèrent terre. J'inspirai profondément et me donnai une poussée pour me déloger du fauteuil dans lequel j'étais un peu à l'étroit. Avec un soupir d'effort, je me relevai en ramenant mon pantalon qui avait tendance à tomber sur mes fesses. Un tas de petits gestes me retardaient volontairement.
Je me rendis malgré tout à la cuisine d'un pas faussement confiant. Mon esprit embrouillé semblait croire que si j'adoptais une attitude positive, j'obtiendrais un résultat égal.
Je déboulai dans la cuisine armée d'un grand sourire, prête à saluer grand-père Clément. Je perdis quelques contenances lorsque je constatai que la pièce était vide. C'est qu'il doit être à la salle de bain, alors ! Cesse de paniquer pour si peu !
Je me forçai d'un faible sourire et traversai le couloir qui menait au garde-manger, à la penderie ainsi qu'à la salle de bain. La porte grande ouverte m'indiquait tout du moins que je n'aurais pas à cogner avant d'entrer, et je m'y engageai avec grand espoir.
Vide. Et alors, je compris et j'éclatai d'un petit rire. J'étais soulagée. Évidemment qu'il est au Tim Horton, à cette heure ! Appeler le médecin ? Pfft. Même pour me rassurer, il sera revenu sur sa décision et aura préféré rejoindre ses amis, de toute évidence !
Comme j'écrasais une vicieuse larme chargée d'un mélange de frayeur et de soulagement, mon bracelet émit soudain une petite mélodie facilement reconnaissable : c'était la même musique qui avait joué des mois durant dans la publicité mystérieuse d'Eyewright Inc. avant qu'ils ne dévoilent la venue de Symbiose.
J'aurais voulu appeler pépé pour m'assurer qu'il allait bien, mais une sinueuse pensée m'aguicha qui me dicta de plutôt porter attention au phénomène qui naissait sur mon bras et qui rejoindrait bientôt mon œil. J'assistais en première loge à une révolution et à une page tournée en direction du futur : étais-je prête ?
- La lentille s'activera dans 5, 4, 3...
Étais-je prête ? Mais papy...
- 2, 1...
Flottant devant moi, comme un bibelot posé sur le mur que je dévisageais avec stupéfaction, une paire d'yeux en néons 3D me fit un clin d'œil, avant de se décortiquer en lettres pour former le nom d'Eyewright Inc. et de donner suite à un gros S pulsatif. La pièce sembla soudain noyée par une vague qui s'abattit dans mon champ de vision, sortie de nulle part. Les effets audios qui s'échappaient du bracelet, venais-je de le réaliser, donnaient tout leur réalisme aux illusions qui m'assaillaient. Je dus couvrir mon oeil à lentille pour constater du normal des lieux. Tout allait bien, ce n'étaient que des effets spéciaux, comme en témoignait mon autre oeil. Pourtant, bien que je susse intellectualiser la chose, j'avais le cœur qui continuait de battre follement la chamade.
Je regardai à nouveau devant moi. La vague qui avait noyé mon champ de vision semblait servir de réceptacle pour le gros S pulsatif, qui ondoyait à présent en rouge. Bo-boum, bo-boum. J'entendais un battement de cœur, et baissant les yeux sur mon bracelet qui affichait à présent une interface en 3D du moment que je l'avais dans mon champ de vision, je constatai que le rythme cardiaque que j'entendais était le mien.
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