C-02
A bien observer l'image qui se déployait sous mes yeux et à laquelle je m'habituais peu à peu en troquant ma panique pour de l'émerveillement, je constatai qu'il s'agissait véritablement de la représentation d'un bébé baignant dans son liquide amniotique. Je ricanai légèrement, à la fois amusée, inspirée et troublée par le symbolisme de l'éveil de Symbiose.
- Bonjour ? réagit alors l'interface à mon petit rire.
Je refermai la bouche et serrai les lèvres. Que faire ? J'étais supposé répondre, évidemment. Cependant, j'avais devant moi l'image d'un gros fœtus en forme de serpent sur le mur de pépé, et je ne savais trop comment m'adresser à cette chose-là.
Soudain, le S pulsatif s'est modifié jusqu'à prendre la forme d'un visage sans traits. Il a souri et parlé de sa voix non-genrée :
- Je suis votre persona d'intelligence artificielle. Puis-je savoir qui j'aurai l'honneur d'accompagner au quotidien ?
Évidemment, ça me fait de la lèche, pensai-je en roulant des yeux.
- J-... Je suis... Hum...
Bordel ! C'est difficile !
- Sarah. Je suis Sarah.
- Enchanté, Sarah !
Soudain, le visage aux traits indéfinis laissa place à un mannequin semblable à ceux qu'on trouve dans les magasins, et une large colonne apparu à sa droite qui permettait de modifier son apparence physique dans son intégralité. Je songeai que ça me rappelait drôlement un jeu que j'aimais bien, les Sims, mais avec un ensemble largement plus vaste de choix, tant pour les caractéristiques corporelles que pour les habits.
- Est-ce qu'il est préférable de se tutoyer ou de se vouvoyer ? demanda soudain la persona tandis que je contemplais la colonne, impuissante.
- Tu peux me tutoyer.
Les mots s'accumulaient comme du sable sur le bord de ma bouche et peinaient à sortir.
- Parfait, je le prends en note.
Puis :
-Tu auras besoin de mon aide pour naviguer à travers ma garde-robe.
- De toute évidence.
Je soupirai longuement et me passai une main dans les cheveux comme pour mieux me ressaisir. Les colonnes m'intriguaient, et j'étais impatiente de découvrir le catalogue, mais sans les implants sous-cutanés pour naviguer librement à travers l'interface, j’étais effectivement dépendante de l'aide de ma persona en devenir. Ce que je voulais, c'était une impression de retrouver Lisa. Cependant, voilà que je me retrouvais avec un mannequin loquace et sans attrait. Bon, en même temps, c'est sa base. J'ai qu'à lui demander une modification et il va l'adopter... A ne pas oublier, parce que clairement, ce truc me fout la trouille !
Soudain, je fus happée d'une détresse sans précédent.
Pépé m'était sorti de l'esprit. J'étais si prise par l'hypnotique interface qu'en vérité, c'est seulement lorsque je tentai de me mettre confortable dans le fauteuil du salon et que je sentis ma vessie sur le point d’exploser que je me souvins de tout le reste. J'étais... J'étais monstrueuse ! Bon sang !
- Sarah, je dois te demander si tu vis présentement un stress important ?
Je ne répondis pas. Mon corps se crispait peu à peu comme si j’eus été un raisin sec, au point de sentir jusqu’à mes organes se tordre et la bile me monter à l’œsophage.
- Sarah, tu hyperventiles. J'aimerais te conseiller un exercice de respirations dans lequel je t'accompagnerais. Cela te convient-il ?
- Ah, la ferme !
J'appuyai fermement sur le bracelet jusqu'à sentir une vibration et que le logiciel se mette en veille. Je m'avachis à nouveau dans le Lazyboy, et demeurai un moment à me demander ce que je devais faire. Appelle-le, bon sang !
Je tirai mon téléphone de la fente du fauteuil dans lequel il était allé se ficher et composai le numéro de pépé Clément. L'attente interminable semblait vouloir m'achever, et je me mis à pleurer. J'étais une horrible personne !
Grand-père devait être mort, étalé de tout son long dans un banc de neige, ou le long d'une rangée de poubelles. J'éclatai en sanglot et courus à sa chambre. Idiote ! Tu n'as même pas vérifié sa chambre ! me suis-je flagellée bien que nul cadavre à la langue pendante ne peuplât le lit. Même que pépé avait pris le temps de le faire avant de partir pour le Tim Horton. Je courus à la salle de bain, où je touchai la soie de sa brosse à dent. Humide - et j'allais lui en racheter une, promis.
Mais il ne répond pas.
Je tentai alors de le rappeler, mais je tombai sur sa boîte vocale. Parfois, il oubliait de charger son téléphone et comme il refusait de remplacer son vieux Samsung Galaxy S des années 2010 - ça avait été le dernier cadeau de maman avait son départ fulgurant vers l'Alberta -, la batterie ne durait pas très longtemps.
Deux possibilités : la première, il est raide mort, et je découvrirai son cadavre dans le stationnement... Okay, trois possibilités car s'il est mort en chemin, un passant l'aura vu s'effondrer et les ambulanciers auront déjà récupérer son corps. Devrais-je appeler la morgue ? Peut-être surtout l'hôpital... En fait, il faudrait que je marche jusqu'au Tim Horton... Mais t'es malade ?! Mais y a pas le choix... Car troisième possibilité, il est avec les copains. Bon sang ! Je suis fichue, ça sera moi le cadavre en bord de route si je sors...
Je me balançais nerveusement en menaçant de fendre le Lazyboy à force de m’y engouffrer. Les yeux écarquillés par les possibilités qui tournoyaient dans mon esprit, j’étais paralysée à l'idée de véritablement devoir prendre sur moi et de sortir au grand jour. Cependant, la pensée de pépé mort m’était un véritablement supplice.
Je n’en pouvais plus de cette détresse solitaire. Je songeai que peut-être ma persona saurait être utile dans cette situation ? Avait-elle la possibilité de localiser pépé ? Je vivais d'espoirs, je le savais bien, mais tout de même, j'appuyai sur mon bracelet pour réveiller le mannequin sans traits. Cette fois, nulle introduction à l'image d'Eyewright Inc. ou de Symbiose. La persona en devenir apparu aussitôt pour me dévoiler son sourire sans profondeur. Je poussai un soupir de dégoût qui ne passa pas inaperçu :
- Rebonjour, Sarah. Je constate que tes signes vitaux sont redevenus approximativement normaux. Cependant, quelque chose semble te perturber. Veux-tu me confier ce dont il s'agit ?
Je détestais sa façon de parler. Était-ce changeable ?
- Mon grand-père...
- Tu as donc une famille ! Comment se nomme ton grand-père ?
Surprise de l'interruption, je demeurai coi. Puis je me souvins du système d'emojis supposément éducatifs, et c'est avec quelque gêne que je tirai mon téléphone et passai par l'application de Symbiose sur laquelle se trouvait un clavier dédié à ce système, pour accorder l'émotion "en colère" à la persona. Il était suggéré d'ajouter une explication, mais c'était facultatif et j'envoyai simplement l'emoji.
- Je comprends, je m'excuse d'avoir été incorrecte. Je tâcherai de ne pas recommencer. Tu me parlais de ton grand-père. Comment s'appelle-t-il ?
Incollable, cette persona non-genré. En même temps, il venait tout juste de s'éveiller, et Eyewright Inc. était ferme à ce sujet : les intelligences artificielles qu'ils proposaient ne possédaient aucune personnalité, et s'ils avaient accès à des milliards de données qu'ils pouvaient aisément partagées avec l'usager, c'était grâce à l'influence de celui-ci que l'intelligence de compagnie évoluerait et gagnerait en identité.
- Il s'appelle Clément. Il est parti ce matin rejoindre des amis, mais il est malade - je pense qu'il a une pneumonie ou un sale truc du genre -, et je crains pour sa... sécurité.
- Je comprends… Clément, c’est noté. Merci de m'avoir partagé ton souci. En quoi puis-je t'aider ?
J'hésitai quelques instants. Je n'étais pas franchement persuadée qu'iel puisse m'aider. Cependant, je demandai :
- Tu saurais le... pister ?
Un drôle de couinement s'échappa du bracelet. Je compris qu'iel riait.
- Attends, tu ris de moi, là ?
- Désolé, je pensais qu'il s'agissait d'une blague.
- Non !
Je me renfrognai. A quoi il me servait, ce truc ? Apparemment, juste à m'exaspérer !
- Je peux te donner un itinéraire non-achalandé pour te rendre jusqu'à l'endroit où se trouve Clément. Je peux aussi voir et entendre certains détails de ton environnement que tu ne saurais percevoir : s'il y avait le moindre danger, je saurais t'en avertir.
Sortir. Prendre une marche jusqu'au café. Je ne pense pas que l'interface comprenait tout à fait. Ce n'était pas le danger des environs qui me terrifiait le plus... C'était d'affronter la réalité en soi.
J'avais envie d'éteindre le logiciel, et tout à la fois, de me laisser guider par la voix non-genrée. Je transpirais et mon estomac crispé menaçait de me faire rendre tripes et boyaux. Je composai une dernière fois le numéro de pépé, comme pour m’assurer que c’était bien la seule issue. Et il ne décrocha pas.
Il me fallait sortir.
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