Vie heureuse

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Je m’appelle Jean-Pierre Martin, chimiste de mon état. Sortant juste de mon BTS, je me suis fait embaucher à la fin des années 80 dans une grosse plate-forme chimique, au sud de Lyon. Ils rénovaient leur laboratoire d’analyses de suivi de fabrication et promettaient un avenir radieux à un jeune diplômé aux dents longues. Et les dents longues, oh oui, je les avais ! Les premiers mois n’ont pas été faciles. Il a fallu s’intégrer dans une entreprise qui avait plusieurs décennies d’existence. Le site avait été créé au moment de la guerre, par les allemands pour y fabriquer des gaz de combat. Il parait même que du Zyklon B avait été fabriqué dans une partie de l’usine. Un passé lourd à porter que tout le monde s’efforçait d’oublier. Peu après mon embauche, on en était aux prémices des médicaments génériques et une partie de l’usine se préparait à se lancer dans la fabrication massive et pas chère de l’aspirine. Durant cette période-là, l’effectif de l’usine augmentait de près de quarante personnes par mois. Je n’ai pas été le seul jeune loup embauché dans ces années là.

Petit à petit j’ai réussi à me faire une place dans ce labo. Je dois le reconnaître, il m’est sans doute arrivé d’écraser quelques pieds pour cela. Mais je voulais « y arriver ». Pour moi, le monde du travail était une jungle. J’ai d’ailleurs aussi pris quelques coups, ce qui prouve bien qu’il fallait vraiment se battre dans ce monde pour se faire remarquer et apprécier de la hiérarchie. Je me sentais vraiment une âme de gagnant et je ne pouvais pas admettre l’échec. Plusieurs fois, j’ai proposé des simplifications de procédures, des optimisations de conditions opératoires qui ont fait gagner du temps. Mes collègues commençaient à me regarder de travers, maintenant qu’ils devaient se mettre à bosser…

Là où j’ai fait fort, c’est quand j’ai démontré au chef qu’en achetant la nouvelle chromatographie liquide avec passeur d’échantillon, non seulement on pouvait faire travailler la machine 24 heures sur 24, mais en plus on pouvait « économiser » deux postes de techniciens de laboratoire. Mes collègues m’ont haï, mais moi je m’en fichais. J’avais obtenu une prime conséquente et j’étais devenu, après seulement cinq ans passés dans ce laboratoire, l’adjoint du chef, en grillant tous les anciens au passage. Forcément, cela avait créé des jalousies. J’avais la dernière voiture, la télé la plus grande, une belle maison, une femme qui pouvait aller souvent chez l’esthéticienne pour s’entretenir. Mes deux enfants, Paul et Charlotte, n’étaient habillés qu’en fringues de marques. On partait en vacances en Tunisie, en Thaïlande, aux Baléares…. C’était la belle vie !

Dans le même temps, ma boite avait changé au moins cinq fois de propriétaire : d’abord entreprise familiale française, elle avait été rachetée par un groupe américain de chimie, puis un fond de pension canadien, puis un groupe chimique suédois, un fond de pension australien et enfin un groupe multi-spécialités chinois. J’en oublie peut-être entre les Australiens et les Chinois, je ne sais plus…. Et tout ça en moins de 10 ans. Cela m’importait peu puisque le salaire continuait à tomber à chaque fin de mois et qu’il augmentait plus que régulièrement. A plusieurs occasions, les syndicats avaient tenté de nous alerter sur les dangers de passer entre les mains du capitalisme financier, ils n’avaient que ce mot là à la bouche : « le capitalisme financier » !! À chaque fois, ils n’avaient obtenu que ce qu’ils méritaient : un bide ! Tout le monde avait trop peur de se retrouver dans la prochaine charrette de « dégraissage » « d’optimisation des coûts», ou de « rationalisation de l’organisation ». Fallait surtout pas se faire remarquer par la direction et donc pas question de manifester ou de faire grève. Ou alors, si on voulait se distinguer, il fallait proposer directement des « optimisations ». C’est ce que j’avais fait avec l’achat de la chromato.

Au fur et à mesure, l’effectif de l’entreprise avait sérieusement diminué. Au départ, on était près de 1500 sur le site quand je suis arrivé en 1987, avec un pic aux environs de 2300 lors du démarrage de la fabrication de l’aspirine en 93, puis, au fil des rachats et réorganisations, on était revenu globalement à 1400. La seule différence, c’est que dans cet effectif global, il y avait 700 sous-traitants… Une partie de l’entreprise avait été externalisée, comme ils disaient. Tout ce qui n’était pas « au cœur de notre métier » faisait maintenant l’objet de contrats avec des prestataires. D’ailleurs, des petits malins s’étaient empressés de créer des sociétés de services divers et variés de façon à répondre à ce nouveau besoin des entreprises. Certains s’en sont vraiment mis plein les poches à cette époque là. J’aurais peut-être dû faire la même chose… Mais je n‘en ai pas eu le cran ni sans doute l’envie, tout se passait si bien pour moi, j’étais même devenu cadre.

Bref, c’était la belle vie, j’étais heureux avec ma femme, de plus en plus amoureux d’elle. Avec l’argent que nous avions réussi à mettre de côté, elle avait pu ouvrir son propre salon de coiffure. Ses affaires marchaient plutôt bien et on commençait vraiment à se sentir à l’abri du besoin. On avait déjà prévu que lors de notre départ à la retraite, la revente de son salon nous rapporterait assez pour qu’avec la vente de notre maison, nous puissions aller nous acheter un petit quelque chose au soleil pour nous dorer la pilule. On avait même pu acheter un cheval pour Charlotte, son rêve depuis longtemps. On avait mis celui-ci en pension dans un centre équestre pas trop loin de chez nous et elle pouvait aller le voir le week-end et le mercredi après-midi. On avait aussi inscrit Paul au moto-cross et nous avions le projet de lui acheter sa propre moto quand il aurait douze ans.

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