Chute

6 minutes de lecture

Notre déplacement en Chine avait fini par se savoir et nous, les 12, étions considérés comme des pestiférés par le reste du personnel. Les syndicats ont refusé de s’occuper de nos cas et nous nous en sommes tirés avec une simple indemnité de licenciement standard. Cette prime nous a permis, à ma petite famille et moi de tenir le coup, sans changer notre façon de vivre pendant environ six mois et après, petit à petit, nos moyens ont diminué. Le revenu du salon de coiffure nous permettait encore de vivre mais lentement notre niveau de vie s’est dégradé. Aucune offre d’emploi dans un rayon de 200 km dans la chimie…. Mes indemnités de chômage ont commencé à décliner fortement au bout de douze mois. Je tournais en rond, j’avais écrit à toutes les entreprises possibles, qui de près ou de loin avaient un rapport avec la chimie, sans aucun succès. Quand j’obtenais des réponses, ce qui était rare, c’était toujours des réponses négatives. Sauf une fois, mais là, je me suis retrouvé en concurrence avec un jeune ingénieur diplômé de vingt-huit ans, alors que j’en avais pas loin de quarante et que moi, je n’avais pas fait d’école d’ingénieur. Au bout de quelques mois, ayant épuisé toutes les possibilités de recherches, j’ai commencé à tourner en rond. Je devenais agressif, ne supportant plus rien de la part de ma femme ou de mes gosses. Même le fait qu’elle travaille beaucoup dans son salon m’était insupportable. Cela ne faisait que me renvoyer ma propre inactivité, je me sentais nul, inutile… On avait dû vendre le cheval de ma fille et la moto de cross de Paul n’était plus rien qu’un espoir déçu à tout jamais.

Et c’est là que tout à commencé, début 1998. Ne voulant pas rester à la maison, j’ai commencé à sortir. J’allais écumer les bars, loin de chez moi, vu que j’étais toujours considéré comme un pestiféré parmi mes anciens collègues. Et là, j’ai sombré dans l’alcoolisme, plongé la tête la première dans l’apitoiement sur moi-même, dans l’irascibilité. Seuls les moments où j’étais saoul étaient un répit dans cette noirceur. Quand je rentrais à la maison, évidemment, ça se passait mal. Ma femme me reprochait de boire l’argent de mon allocation, mes enfants ne voulaient plus venir me faire de câlins. De toute façon, je ne les supportais plus. Même leur réussite scolaire m’insupportait. Pour quoi faire ? Pour finir comme leur père ? Au chômage ? Un soir, contrôle de gendarmerie au rond point à deux rues de chez moi alors que je rentrais d’une journée imbibé : suspension de permis pour six mois et amende carabinée. Une raison de plus pour que ma femme fasse la gueule. Sans compter que je n’avais plus de moyen de transport. Mais ces journées au bar m’étant devenues indispensables, il a fallu que je prenne le scooter de ma fille. Elle n’aurait qu’à se déplacer à pied ou en bus. De plus en plus, je me coupais des miens, des êtres qui m’étaient le plus chers, de la chair de ma chair. Imperceptiblement, j’avais atteint un point de non-retour. La pente devenait de plus en plus raide et de plus en plus glissante, m’entraînant toujours plus loin au fond.

Plus tard, une bagarre pour je ne sais plus quoi - un briquet je crois - m’avait conduit à ce que ma femme vienne me chercher au commissariat de Vienne, en cellule de dégrisement. Elle m’avait mis en garde en pleurant et en criant à la fois :

  • - C’est la dernière fois, Jean-Pierre, j’en ai marre, nos enfants en ont assez, il faut vraiment que tu te reprennes ! Sinon, c’est plus la peine que tu rentres à la maison !

Elle ne savait pas encore que c’était foutu. Mais moi, tout au fond de moi, je le savais. Il fallait que je touche le fond. Il me fallait aller tout au bout de ce chemin pour, peut-être un jour, en voir la sortie. Naturellement, je n’ai pas changé. Je me suis enfoncé encore plus loin dans l’alcoolisme, dans la dépendance. J’ai même commencé à fumer du shit, puis à en dealer pour avoir les moyens d’en acheter. Mais qui peut faire confiance à quelqu’un de près de quarante ans bourré, pour lui acheter du shit ? Je n’avais que peu de succès, fumant la majorité de ce que j’avais à vendre, accumulant les dettes. Ces dettes ayant dépassé les 5000 francs, j’ai eu droit à une dérouillée en règle par les gros bras du caïd local de la drogue. Quand je suis rentré chez moi, tard le soir en me trainant, en sang, les habits à moitié déchirés, ma femme m’a mis dehors, disant que j’allais faire peur aux enfants, les traumatiser et qu’elle ne voulait plus me voir. Ça a été ma première nuit dehors… La première d’une longue série.

La vie dehors n’est pas aussi simple qu’on le croit. D’abord, il faut trouver à se protéger du froid. Même en été, la nuit on se gèle et quand le Mistral se lève, ça devient terrible. Puis il faut se nourrir. Heureusement, à cette époque là, les magasins n’arrosaient pas encore leurs denrées périmées avec de l’eau de Javel. Ce qui était le plus dur, c’est la perte de la fierté, parce qu’il faut en perdre pour aller fouiller dans les poubelles, pour récupérer un bout de poulet ou un quignon de pain. Et puis il faut mendier, pour trouver à boire. Boire n’importe quoi pour oublier l’état dans lequel on est, pour oublier ce qu’on est devenu. Je me suis donc enfoncé dans la nuit de ceux qui n’ont plus rien. J’avais une famille, une femme, deux enfants, mais je sentais au fond de moi que je ne pouvais plus rien leur apporter et qu’ils ne pouvaient plus rien pour moi. Nos chemins se sont séparés. Ils s’étaient déjà séparés, sans que je le sache, le jour où j’étais parti en Chine. Et il fallait que j’aille au bout de ce chemin, seul….

J’ai commencé ma vie dehors en été, quand c’est le plus facile. Et puis est venu l’automne avec ses pluies et les jours avec des vêtements trempés sur le dos. L’hiver 98-99 a été terrible. Des températures de -15°C la nuit. Et une petite ville comme Vienne n’avait pas assez de capacité d’hébergement pour tous les sans abris. On se battait pour un auvent de magasin, pour une bouche d’aération de parking souterrain. C’est à ce moment là que je me suis enfoncé encore un peu, encore un peu plus profond. J’ai commencé les effractions dans les maisons vides. Au début pour un abri pour me protéger du froid. Voyant de l’argenterie dans une de ces maisons, pourquoi ne pas me servir ? Ça pourrait toujours payer une bouteille ou deux. J’avais trouvé un revendeur de métaux peu scrupuleux dans Vienne, qui rachetait pour quelques pièces les produits de mes vols. Cette vie aurait pu continuer longtemps. Mais le fond n’était pas encore atteint. Il me fallait encore plonger plus profond, perdre mes valeurs, ma dignité, tout ce qui avait fait que j’étais quelqu’un.


Un jour où je venais vendre quelques couverts en argent chez ce revendeur, alors qu’il était absent, les flics sont arrivés. Ils n’étaient pas intéressés par ma petite personne. C’est le recel d’un casse dans un château de la banlieue lyonnaise qu’ils venaient chercher. Mais comme ils ne voulaient pas repartir bredouilles, ils m’ont embarqué. Ma seconde nuit au commissariat…. Mais cette fois pas en cellule de dégrisement, en garde à vue ! Je n’avais plus de papiers d’identité et de toute façon, j’avais coupé les liens avec ma vie précédente. Et comme à l’habitude, j’étais saoul. Un avocat commis d’office qui avait eu 5 minutes pour lire mon dossier avant le procès et un receleur toujours introuvable ont fait que j’ai pris un an ferme. Un an à la maison d’arrêt de Lyon, face à la Gare de Perrache. Là, je pense vraiment avoir touché le fond… J’ai vécu avec ce que l’on appelle couramment « la lie de l’humanité ». A quatre dans une cellule prévue pour deux, plus aucune intimité, une violence latente permanente. Mais malgré tout, une certaine humanité chez quelques gardiens, chez un assistant social et surtout chez les détenus. Seuls quelques uns étaient vraiment « irrécupérables », mais l’institution judiciaire ne s’y mettait pas vraiment pour les préparer à leur sortie et leur réinsertion. Il me semble que cette maison d’arrêt est maintenant désaffectée, remplacée par une nouvelle prison, en banlieue lyonnaise. Cette fermeture n’était pas du luxe. Les conditions de vie y étaient épouvantables. Les murs ruisselaient d’humidité, les cafards étaient nettement plus nombreux que les détenus.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Fred Larsen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0