5. Le masque
Armand fut forcé de subir les jours qui suivirent sans savoir ce que l’on préparait pour lui. Kerban et Bennou, le forgeron, discutèrent des heures au sujet de ce qu’ils appelaient la commande. Callista, une couturière toute menue et fragile fut également incluse dans ce plan odieux pour le transformer en légende. Il laissa docilement tout ce petit monde le mesurer des pieds à la tête et Kerban se récria quand on lui indiqua que le travail durerait dix jours. Le chasseur décida alors d’abandonner sa recrue à la Cour des Miracles. Armand s’y opposa, mais rien n’y fit. Il se résigna donc à suivre les instructions, comprenant qu’il n’y avait pas d’autre choix pour intégrer l’Académie. Il avait d’abord cru qu’il s’ennuierait seul dans cette grande cité, mais les lieux étaient une source d’émerveillement intarissable. Au fil des jours, il se prêta à un petit jeu qui l’amusa beaucoup : il se focalisait sur un déviant et tentait de découvrir sa nature. Peu à peu, il parvint à parfaire sa connaissance des caractéristiques de chaque espèce et il ne se trompait que très rarement dans ses déductions. Il avait pris pour cible, ce matin-là, un homme qui paraissait tout ce qu’il y avait de plus banal. Il avait cependant dans son allure quelques indices qui laissaient à penser qu’il ne venait pas ici innocemment. L’inconnu était tendu, il épiait le monde autour de lui avec suspicion. Armand se dit que son comportement était trop étrange pour être un déviant. Il continua de le suivre discrètement quand ce dernier pénétra dans le quartier rouge de la cité. Dans cette partie de la ville, les rues étaient moins bondées et l’adolescent fut contraint d’allonger la sage distance qu’il y avait déjà entre lui et sa filature de peur d’être repéré. L’inconnu entra soudain dans un bar et Armand attendit un long moment avant de s’arrêter devant l’établissement. Son cœur manqua un battement lorsqu’il découvrit des estampes des prestations que proposait le bordel. C’était un lieu uniquement réservé aux hommes. Le portrait des plus beaux étalons ornait les murs et l’albinos se sentit défaillir. Les gamins de l’orphelinat aimaient à s’échanger, avec une certaine ferveur, des lithographies de femmes dénudées, il en avait déjà tenu dans ses mains, mais jamais il n’avait ressenti ce qu’il éprouvait à cet instant. Son cœur s’accéléra et un curieux frisson lui secoua l’échine tandis qu’il détaillait les corps d’Apollon qui s’étalaient devant lui. Il sursauta quand une voix chaude et enivrant le surprit :
- Tu es intéressé ?
Armand tenta de rester froid et distant, mais quand il se retourna vers l’homme qui venait de parler il perdit toute contenance. C’était l’un des dessins, mais en chair et en os. Sa chemise était légèrement ouverte sur des pectoraux saillants, ses longs cheveux étaient retenus en un élégant catogan et son sourire était si séduisant que l’albinos ne put détacher son regard de cette apparition divine. Il sentit une profonde gêne l’envahir et il tourna les talons pour fuir. L’inconnu posa délicatement sa main sur son épaule pour l’empêcher de filer. Le corps d’Armand fut secoué par une décharge électrique et il stoppa net. L’homme lui glissa alors à l’oreille :
- Il n’y a rien de honteux à écouter son cœur. Ça te dirait d’entrer ?
- Je n’ai pas d’argent, répliqua mécaniquement Armand.
L’étalon s’avança un peu plus vers lui, de là où il était, il pouvait sentir l’exquis parfum qu’il dégageait.
- Alors, laisse-moi t’inviter, proposa-t-il.
Le cœur de l’albinos s’accéléra de plus belle, il brûlait d’accepter, mais quelque chose le retenait. Il savait qu’il ne devait pas céder à cette tentation. Il hésita une longue minute mais son cœur fut plus fort que sa raison.
***
Armand était sur un petit nuage quand il revint à la forge. Pour la première fois depuis bien longtemps, il se sentait apaisé, calme, presque à sa place dans ce monde de déviants. La vue de Kerban l’attendant patiemment lui fit donc l’effet d’une douche froide. Ses obligations de future recrue de l’Ordre réapparurent subitement et il sut qu’il fallait enterrer ce moment tout au fond de son cœur, dans ce sombre coffre où se cachait déjà le fantôme d’Amaury. Si le chasseur était de retour, ça ne signifiait qu’une seule chose, les dix jours étaient passés et la fameuse commande devait être prête. Bennou et Callista paraissaient excités à l’idée de présenter leur travail à l’adolescent. Ils dévoilèrent un mannequin et Armand resta bouche bée. Ils lui avaient préparé un habit complet : un pantalon et une chemise noire étaient mis en valeur par une longue cape grise qui tombait sur l’épaule gauche, masquant la totalité du bras. Un chapeau distingué venait souligner ce costume des plus élégant, mais ce qui subjugua le plus l’albinos fut le masque créé pour lui : une pièce de métal finement travaillée qui rendait ses traits plus inquiétants. L’adolescent s’empressa d’essayer sa nouvelle tenue malgré la gêne qu’il ressentait d’accepter un tel cadeau. Il redouta un peu le moment où il enfermerait sa face lunaire à jamais, mais le travail du forgeron était si parfait qu’il épousait parfaitement son visage sans aucune douleur ni aucun tiraillement. Tout avait été murement pensé, rien n’entravait ses mouvements et même si le chapeau tombait lorsqu’il se battrait, le masque était conçu de telle façon que la seule chose que l’on pouvait voir était ses cheveux argentés.
***
Kerban ne resta pas plus longtemps à la Cour. Une fois Armand dument vêtu, il quitta les lieux sans tarder. Dissimulé derrière son masque, l’albinos put afficher ses regrets sans être remarqué. Il s’était peu à peu attaché à cette cité où il passait pour quelqu’un de normal sans avoir à se cacher ou à mentir. Mais ce monde était peuplé de déviants, de créatures qu’il allait devoir combattre et même tuer. Le méritaient-ils vraiment ? Il s’était toujours figuré ses ennemis comme des êtres dénués de sentiments et de droiture. Il se rendait, à présent, compte que ce n’étaient que des gens comme lui qui avaient des amis, une famille. Il existait, certes, de mauvaises personnes, mais étaient-elles si différentes des humains ? Il suivit silencieusement le chasseur, perdu dans ses pensées. Il avait vu le monde sous un prisme unique : les méchants, les gentils ; le bien, le mal. Il découvrait que rien n’était totalement blanc ou noir et l’existence offrait une multitude de nuances de gris. Ils marchaient depuis déjà un très long moment quand Kerban déclara :
- Tu es bien silencieux, mon garçon. Qu’est-ce qu’il y a ? La Cour te manque ?
- Du tout, s’empressa de répondre l’albinos.
Il pressentait que c’était un nouveau test du chasseur pour éprouver son désir de faire partie de l’Ordre.
- Ça t’a permis de découvrir un monde différent, n’est-ce pas ? renchérit Kerban.
- J’ai toujours vécu dans un orphelinat. Les seules découvertes que j’ai faites furent à travers la lecture. Je ne connais pas grand-chose d’autre. Tout est nouveau pour moi.
Kerban se fendit d’un sourire bienveillant :
- Voilà de bien sages paroles. Tu sais monter à cheval ?
Armand bredouilla une réponse entre le non et le pas du tout qui amusa beaucoup le chasseur. La question n’était pas anodine, car ils arrivaient à relai équestre et tout laissait à penser que la suite du voyage se ferait en monture.
***
Kerban et Armand avalaient les milles, s’arrêtant pour de brèves haltes de repos ou de plus longues durant lesquelles le chasseur aimait à enseigner à l’albinos tout ce qui lui servirait dans sa prochaine vie : le maniement des armes, les préceptes de la doctrine, les choses à connaître sur les déviants… Le jeune garçon s’avéra être plus compétent sur la théorie que sur la pratique, aussi le vieux mentor se focalisa sur la technique. En plus des milliers d’informations qu’engrangeait son cerveau, Armand apprit également à gérer la douleur. Il pressentait que la formation serait ardue et intensive, il ne s’était pas attendu à ce que ses muscles le brûlent autant. Chaque soir, quand il n’était pas de garde, il tombait d’un sommeil sans rêves, emporté par une fatigue sans nom. Ses cauchemars se firent plus disparates jusqu’à disparaitre complètement, balayés par ce maelstrom de connaissances et de découvertes. On aurait dit que Kerban s’empressait de lui apprendre tout ce qu’il savait. Comme si ce ne serait pas lui qui formerait le jeune chasseur. Cette certitude lui trottait dans la tête depuis déjà des jours lorsqu’Armand osa demander :
- Kerban, il se passera quoi quand nous arriverons sur les terres de l’Ordre ?
Le vieux chasseur laissa son regard se perdre dans les flammes du feu de camp puis expliqua :
- C’est le dernier soir que nous passons ensemble, mon garçon. Nous sommes à moins d’une heure à cheval de notre point d’arrivée.
- Pourquoi nous sommes-nous arrêtés si tôt alors ? demanda Armand qui ne comprenait pas les raisons qui avaient poussé le chasseur à allonger la route.
Kerban retint un étrange soupir.
- Demain sera une journée importante pour toi. Il faut que tu te reposes. Je…
Il laissa un long silence s’installer avant d’avouer un peu trop rapidement:
- J’ai peur de ce qu’il va se passer.
Armand fut étonné par ses paroles. Kerban avait toujours été encourageant. Il ne comprenait pas pourquoi il s’était brutalement assombri.
- C’est quitte ou double, mon garçon, reprit-il pour répondre aux questions silencieuses que posaient les yeux de l’albinos. Soit le Conseil décèle en toi tout le potentiel que j’y ai vu, soit ils te rejetteront juste parce que tu es différent.
Armand se redressa de tout sa stature, avec son habit sombre et son masque, il avait une allure des plus inquiétantes. Sa voix, assurée, claqua comme un fouet.
- Sans aucune connaissance de vos techniques, j’ai abattu avec sa propre arme un de vos chasseurs, devenu lycan. Je suis prêt à endurer la peur, le doute, la douleur, mais certainement pas le rejet. Depuis mon plus jeune âge, rejoindre vos rangs est ma seule obsession. J’ai étudié jours et nuits pour en arriver là. Vous seriez prêts à renvoyer quelqu’un qui a inscrit votre crédo au plus profond de son âme, juste parce qu’il ne ressemble pas à vos autres novices ?
Kerban lança au jeune homme un regard empli de fierté.
- Waouh ! lâcha-t-il. Avec des mots comme ça… je pense qu’on peut y arriver.
***
Kerban réveilla Armand bien avant que le jour ne soit levé. Le chasseur paraissait surexcité comme s’il attendait quelque chose avec ferveur. Il pressa l’albinos sur le chemin menant aux terres de l’Ordre, mais soudainement, il stoppa sa course folle. Armand arriva à sa hauteur au moment où le soleil inondait l’horizon. Ils se trouvaient en haut d’une falaise bordée par la mer, devant eux s’élevait une imposante cité. Un gigantesque rempart l’entourait et tout ce que l’on pouvait distinguer de loin était une immense tour que le jeune homme identifia comme celle où vivaient les hauts pontes de la confrérie. La brise du matin chargée d’embruns et les cris des mouettes apportaient une touche bucolique au paysage qui se dessinait face à eux, mais Armand était à mille lieues de s’imaginer le spectacle que le soleil allait lui offrir. Dès que le premier rayon baigna l’édifice, ce dernier, par un savant jeu de miroirs, inonda les alentours de lumière. Toute la ville, qui, il y a encore un instant, était plongée dans l’obscurité, se trouva instantanément noyée de clarté. Armand ne put s’empêcher de s’émerveiller devant la beauté du moment et l’ingéniosité de l’Ordre.
- Même après des années, ça me fait toujours la même impression quand je vois le soleil illuminer la cité, souffla Kerban.
- C’est magnifique, s’extasia Armand.
- Et dans quelques heures, ça sera ton nouveau foyer.
Il y avait une étrange mélancolie dans ses paroles, mais Armand ne saisit pas la raison de cette noirceur.
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