6. Inspection

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Ils atteignirent la cité quelques dizaines de minutes plus tard alors que cette dernière s’éveillait doucement. Les rues étaient relativement vides et seules quelques échoppes commençaient à ouvrir. Ce qui frappa le plus Armand fut le nombre de milices qu’ils croisèrent. Cette ville devait être la plus sûre du royaume. Il comprit rapidement que Kerban devait être haut placé dans la hiérarchie, car chaque homme le saluait avec une impressionnante déférence. Ils atteignirent l’immense tour et le chasseur s’engouffra dans un long corridor avant même que l’albinos n’ait eu le temps de s’extasier à l’entrée du bâtiment. Il dut allonger la foulée afin de ne pas perdre son mentor dans les couloirs de l’édifice. Kerban ne stoppa sa course qu’une fois arrivé dans une petite pièce rectangulaire. La décoration, des plus sommaires, n’était composée que de quelques chaises et rien d’autre. Il invita Armand à patienter un instant puis s’éclipsa. L’adolescent s’assit sagement tout en contemplant la porte à double battant à quelques pas de lui. Il se demanda ce qu’il pouvait bien y avoir derrière cette dernière. Il pensa aux membres du Conseil. Si c’était bien le cas, ça ne pouvait signifier qu’une seule chose : il allait savoir dans quelques minutes s’il était digne de devenir chasseur. Une étrange angoisse lui serra alors les intestins. Son cerveau se mit à cogiter : qu’adviendrait-il de lui s’il échouait ? Armand se gendarma, il ne fallait pas embrumer son esprit avec des idées aussi négatives. Il passerait ce test, il ne pouvait que le réussir. Il… Il avait beau se motiver, la tension ne diminuait pas. Il sursauta même lorsque Kerban réapparut. Le chasseur prit place sur une chaise en face de lui et l’étudia silencieusement. Il ne le rompit que pour lui demander dans un sourire :

  • Tu as peur ?

Armand tenta d’afficher un air détaché et s’offusqua de cette question. Kerban lâcha alors un petit rire amusé avant de lui conseiller :

  • Ça se passera bien. Soit juste franc. N’essaie pas de leur mentir.

Le cœur du jeune homme manqua un battement lorsque l’un des battants de la porte s’ouvrit en grinçant. Le chasseur lui fit signe d’entrer dans un sourire d’encouragement, mais les jambes flageolantes d’Armand peinaient à supporter son poids. Il pénétra dans une immense salle. Il ne distinguait, dans la pénombre, qu’une longue table sur laquelle trônaient quelques chandeliers offrant une lumière chiche au décor sombre. Trois hommes étaient assis, mais il était impossible de voir leurs visages. Armand s’avança lentement tout en retirant le masque qui cachait ses traits. Autant être immédiatement sincère avec ses inspecteurs. Ce fut une erreur. À peine eut-il dévoilé sa face lunaire que l’horrible verdict s’abattit comme un couperet.

  • Refusé, tonna l’un des membres du Conseil.

Tous les espoirs du jeune homme furent anéantis en un seul mot. Une boule se forma au fond de sa gorge et les larmes lui montèrent aux yeux. Il tenta tant bien que mal de ne pas pleurer, mais à cet instant, son monde s’était brutalement écroulé. Il ne deviendrait jamais chasseur. Il avait étudié des années durant pour rien. Il était tellement choqué par la rapidité de la décision, qu’il resta muet et stoïque au milieu de la pièce. Il n’eut aucune réaction lorsque Kerban entra théâtralement en clamant :

  • Vous ne pouvez pas !

Une voix plus posée que celle qui avait proféré la sentence lui répondit :

  • Maître Kerban, notre choix est unanime et…
  • Non, coupa le chasseur hors de lui. Vous vous basez uniquement sur votre première impression sans lui donner la moindre chance. Ce gamin a abattu Heinrich.
  • N’importe qui aurait pu le tuer, répliqua froidement l’un des membres du Conseil. Vous avez simplement échoué parce qu’il était votre disciple quand il était encore un des nôtres.

S’en suivit un dialogue de sourds où Kerban clamait les atouts de l’albinos tandis que chaque argument était insidieusement contré par son interlocuteur. Armand ne les écoutait plus, il laissait sa peine doucement s’écouler et prononça le serment des chasseurs. Il savait qu’il n’aurait plus jamais l’occasion de citer ces vers appris par cœur. Sa voix, enrayée par les sanglots, trouva peu à peu un équilibre alors qu’il récitait les mots en y mettant toute sa détresse et sa frustration. Il fondit en larmes à l’ultime syllabe puis se retourna pitoyablement afin de quitter ce monde qui l’avait rejeté. Il n’eut pas le temps de faire le premier pas qu’on le héla.

  • Une minute, mon garçon. As-tu compris ce que tu viens de déclamer ?

Il fallut un courage immense à Armand pour acquiescer et expliquer ce que ces mots signifiaient pour lui. Il avait passé des jours à traduire ce texte afin d’en appréhender la moindre subtilité. Quand il eut terminé son explication, un lourd silence retomba dans la salle. Puis, un des membres du Conseil se ravisa :

  • Nous te donnons deux semaines pour faire tes preuves. Passé ce délai, nous déciderons s’il convient ou non de poursuivre ta formation.

Les bougies des chandeliers furent brutalement soufflées et l’obscurité mit fin à l’inspection. Armand se dirigea vers la sortie aux côtés de Kerban sans vraiment comprendre ce qu’il venait de se passer.

***

Le reste de la journée ne fut qu’un maelstrom chaotique de nouvelles choses. Armand n’eut pas le temps de remercier Kerban. Il fut très rapidement… trop rapidement, séparé du chasseur. On lui fit intégrer une classe d’une dizaine de novices et entre les études théoriques et la pratique, les heures s’égrainèrent plus vite que des secondes. Fourbu et courbaturé, il ingurgita un repas frugal dans un immense réfectoire puis partit se coucher. Il rencontra alors son compagnon de chambrée : Frantz. Armand ne s’attendait pas à ce que son anormalité le frappe de plein fouet dans ces lieux. Quand il ouvrit la porte, Frantz était de dos, prêt à s’allonger pour s’abandonner dans les bras de Morphée. Il ne portait qu’un pantalon. L’albinos bloqua sur ses épaules larges et ses muscles saillants. Le jeune homme se retourna et Armand fut soulagé d’être dissimulé sous un masque, car sinon, son colocataire l’aurait vu rougir. Frantz était beau, une mâchoire carrée, des cheveux de jais qui lui descendaient le long de la nuque et deux yeux gris-bleu. Ses pectoraux comme ses abdominaux étaient parfaitement dessinés. L’albinos sentit son pouls s’accélérer lorsque son camarade se fendit d’un sourire accueillant.

  • Ah ! La nouvelle recrue, lâcha-t-il. Je suis Frantz.

Il tendit la main pour le saluer. Armand hésita un instant puis la saisit en se présentant. Il espérait que l’apollon ne capte pas sa gêne, mais ce dernier ne sembla pas s’y attarder.

  • Ça fait beaucoup pour une première journée, déclara-t-il. Je me souviens être tombé de sommeil jusqu’au lendemain matin, cette nuit-là.

Il lui posa, par la suite, les questions d’usage, d’où il venait ? Ce qu’il faisait avant ? Il pointa aussi du doigt le masque qui recouvrait les traits du jeune homme en lui demandant s’il le gardait tout le temps. Armand parvint à s’en tirer grâce à un odieux mensonge qui lui rappela avec amertume Amaury : il expliqua qu’il avait été atrocement brûlé dans sa jeunesse. Frantz fut étonné d’apprendre l’âge d’Armand, celui-ci avoua donc :

  • J’ai vaincu un lycan. Un certain Heinrich.

Un clair abasourdissement s’afficha sur le visage de Frantz. Il resta un long moment la bouche ouverte comme s’il ne savait pas quoi lui dire. Une fierté sans nom envahit l’albinos quand son camarade lui déclara :

  • Waouh ! Tu as tué Heinrich.

Il s’apprêtait à minimiser son exploit en affirmant qu’il avait eu de la chance, mais la voix de Kerban résonna dans sa tête : il devait passer pour une légende. Il haussa alors les épaules et répliqua :

  • Il a fait l’erreur de s’attaquer à mon orphelinat. J’ai fait ce qu’il fallait.

Il demanda ensuite plus d’informations sur le loup-garou. Frantz lui raconta alors que Heinrich était une recrue comme eux. Il était tellement bon dans le maniement des armes qu’il fut très rapidement promu Novice et son apprentissage fut confié à Kerban. Malheureusement, lors d’une chasse, il a été attaqué par un déviant et lourdement griffé. Son mentor aurait dû le tuer à ce moment-là, mais il n’en a pas eu la force. Heinrich est devenu un tueur sanguinaire, échappant à l’Ordre puisqu’il connaissait parfaitement leurs méthodes. Il aimait s’introduire dans les lieux fortement peuplés, sous couvert d’une fausse blessure, et y faire un carnage. Armand était pendu aux lèvres de Frantz tandis qu’il se changeait derrière un paravent. Il se glissa ensuite dans son lit, bercé par la voix envoûtante de son colocataire. L’histoire du lycan était à présent terminée et le jeune homme avait enchaîné sur sa vie avant d’être ici. Armand lutta comme il le put pour ne pas s’endormir, mais n’y parvint pas. Il sombra dans un sommeil profond et cette nuit-là, les douces lèvres d’Amaury avaient laissé place à celles de Frantz.

***

Les semaines défilèrent sans qu’Armand s’en rende vraiment compte. Les entrainements étaient intenses et de plus en plus difficiles. Les muscles de tout son corps commencèrent à se développer indéniablement. Les cours théoriques allaient beaucoup plus loin que tout ce qu’il avait pu lire depuis des années. La formation pour devenir chasseur était brutale et poussait chaque recrue dans ses derniers retranchements. Les blessures étaient courantes et beaucoup craquaient. Ils quittaient alors les terres de l’Ordre, vaincus et déprimés. Armand trouvait cette sélection naturelle normale. Ils étaient là pour représenter l’élite, des humains exceptionnels capables de défaire le plus puissant des déviants. Il vit avec soulagement que Frantz partageait son point de vue… et beaucoup d’autre choses. Très régulièrement, ils étudiaient ensemble ou s’entrainaient au moindre temps libre. Il brûlait de lui avouer ce qu’il ressentait. En réalité, il redoutait la réaction du jeune homme. Il comprit le courage dont avait dû faire preuve Amaury pour lui déclarer sa flamme. Ils prenaient tous les deux leurs petits-déjeuners, ce matin-là lorsqu’un officier de l’Ordre entra dans le réfectoire. Il n’était pas rare de voir un chasseur manger avec les recrues, mais ce ne fut pas le cas aujourd’hui. Le prénom d’Armand fut hélé et le jeune homme se décomposa sur place. La réalité le percuta de plein fouet, cela faisait deux semaines qu’il était ici. Sa bouche devint brutalement sèche et ses jambes se mirent à trembler quand il se leva. Frantz le dévisageait afin de comprendre ce qu’il se passait. Armand prit un instant pour graver à jamais ses traits parfaits dans sa mémoire. C’était peut-être la dernière fois qu’il le voyait. Il sentit son cœur s’accélérer lorsque son colocataire lui saisit la main. L’albinos répondit à sa question silencieuse et lui expliqua :

  • Je dois repasser devant le Conseil. Je n’avais que deux semaines d’essai.

Il dut se faire violence pour lâcher les doigts de son ami. Il quitta ensuite le réfectoire sous les murmures des autres recrues et suivit l’officier dans les entrailles de la tour. Le chemin vers la grande salle lui parut interminable. On le laissa de nouveau seul dans cette pièce blanche et chichement décorée. Armand resta, de longues minutes, avec sa conscience. Il avait fait tout son possible pour intégrer l’Ordre, il était des plus assidus aux cours, mais serait-ce suffisant ? Il ne maniait pas aussi bien l’épée que certains de ses camarades. Ses pensées oscillaient entre franche détermination, et clair découragement. Kerban ne serait pas là pour lui venir en aide aujourd’hui. Il devait affronter le Conseil seul et les convaincre qu’il devait rester et poursuivre sa formation. L’angoisse était telle qu’il se sentit défaillir quand la grande porte s’ouvrit. Il avait les jambes en coton lorsqu’il pénétra dans ce lieu obscur. Comme auparavant, une longue table avait été dressée devant trois inspecteurs. Celui qui l’avait rejeté parla en premier :

  • Sais-tu pourquoi tu es ici ?

Armand, incapable de proférer le moindre mot, se contenta d’acquiescer silencieusement. Une violente lumière inonda alors la pièce. L’albinos ferma les yeux pour contrer cette agression subite. Quand sa vue redevint plus ou moins normale, il constata qu’il se trouvait dans ce qui semblait être une salle d’entrainement. Un râtelier, à sa gauche, contenait diverses armes : épées, boucliers, lances, fusils, pistolets… Juste en face se dressaient une cible et… l’un des membres du Conseil. Armand ne l’avait pas senti se lever ni converger vers lui. Lorsque la masse d’armes que tenait l’homme, s’abattit dans sa direction, l’adolescent comprit qu’il aurait le droit à un test pour déterminer sa condition. Il esquiva le coup dans une roulade et se précipita pour saisir la première lame qui passait à sa portée. Le combat qui s’engagea par la suite fut intense et brutal. Armand contrait comme il le pouvait les puissantes attaques de son adversaire en tentant de placer les quelques bottes qu’il avait à sa disposition. L’affrontement était clairement déséquilibré et l’épée du jeune homme ne tarda pas à voler dans les airs pour retomber au sol dans un bruit de métal assourdissant. L’albinos était certain que le duel s’arrêterait là, mais par réflexe, il leva le bras devant son visage comme s’il pouvait encaisser le coup de la masse. Il fut brutalement expédié par terre lorsque le gourdin entra en contact avec son avant-bras. Une intense douleur irradia tout son côté droit et il dut fermer les yeux en grimaçant pour retenir un cri de souffrance. Armand se redressa courageusement, tout en plaquant son membre blessé contre son torse. L’homme du Conseil esquissa un sourire malsain et stoppa le combat. Il retourna stoïquement à sa place tandis que l’un de ses confrères ordonnait à l’albinos de démontrer ses qualités au tir. L’adolescent comprit bientôt qu’il n’y arriverait pas. Il ne pouvait tenir son fusil avec un bras en miettes et n’avait jamais tenté de saisir la crosse avec la main gauche. Il essaya cependant cette solution, ajusta son arme comme il le pouvait et pressa la détente. La cible fut touchée, mais pas comme Armand l’aurait voulu. Sans cette blessure, il aurait visé dans le mille, là, il n’atteignit que le bord extérieur du quatrième cercle. Le Conseil ne lui laissa pas un second essai et enchaina sur des questions théoriques tout aussi difficiles les unes que les autres. L’albinos s’efforça d’y répondre comme il le pouvait, imaginant ce qu’il serait logique d’avancer lorsque ses connaissances arrivaient à leurs limites. Il fut ensuite renvoyé dans la salle d’attente, le temps de la délibération. Malgré la douleur qui pulsait dans son bras, l’adolescent obéit docilement et partit s’asseoir à l’extérieur. Il rumina son cuisant échec tandis que les minutes s’écoulaient. Quand la porte s’ouvrit à nouveau, Armand était démoralisé, il se leva pour retourner devant le Conseil, mais son sort était déjà scellé, il ne deviendrait jamais chasseur.

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