Passés
Nous nous installons tous sur les matelas qui ont été installés pour nous aux pieds de l'autel. Enzo remarque :
- Nous t'avons parlé de nous, mais toi, en revanche, tu ne nous as presque rien dit sur toi.
- C'est vrai, alors comment se fait-il que votre capitaine connaît mon âge ? demandé-je en lançant un regard suspicieux à la concernée.
Elle le soutient sans sciller, expliquant de son habituelle voix calme et posée :
- N'importe qui peut connaître ton âge. Il suffit de t'observer pour le deviner. Tes traits, ton corps, tes vêtements, ton attitude. . . Les soldats de l'ASC ont le sens de l'observation. C'est une qualité nécessaire pour débusquer les démons se cachant sous d'autres formes. . .
- Quelles formes peuvent-ils prendre ?
- Toutes, sauf celles des anges et de Dieu, naturellement.
- Il est donc possible que le démon qui m'a attaquée me soit apparu sous une forme humaine qui n'est pas la sienne. . . conclué-je, comprenant que le retrouver sera encore plus compliqué que prévu.
- C'est possible, en effet. . . confirme Gwenn d'un ton détaché.
- Quoiqu'il en soit, cesse donc de fuir le sujet et parle nous un peu de toi, reprend le jeune homme.
- Je n'ai rien de spécial à dire sur ma personne, avoué-je. Je n'ai pas connu de parcours spécial ou d'aventures palpitantes comme vous autres. Je vis seule avec ma mère depuis ma naissance. . .
Je me reprends avec une voix tremblante :
- Enfin. . . je vivais seule avec elle depuis ma naissance. . .
Je prends une grande inspiration pour retrouver le contrôle de mes émotions et poursuis :
- C'est elle qui m'a élevée. Je n'ai jamais connu d'autre famille, mais elle me parlait souvent de mon père. C'est lui que nous devions retrouver à Paris, le soir où. . .
Je m'interrompts encore une fois à cause de l'émotion. C'est alors que je sens le bras de Noëmie passer autour de mes épaules. La jeune femme m'adresse un sourire d'encouragement. Je reprends donc le fil de mon récit :
- Nous vivions à Domrémy, dans un grand pavillon entouré d'un vaste jardin, lui-même délimité par un grand grillage. Maman s'occupait elle-même de mon éducation. Elle ne me quittait que rarement. C'est la raison pour laquelle nous étions si proches. . . Nous passions presque tout notre temps ensemble. Hormis le fait que je n'ai donc jamais eu d'amis de mon âge, ni même d'amis tout court, et que je n'allais pas à l'école comme les autres enfants, j'ai eu une enfance plutôt ordinaire.
- Comment faisait-elle pour te nourrir si elle passait autant de temps avec toi ? demande Gwenn, montrant ainsi un intérêt inédit pour ma personne.
- Nous recevions tout l'argent dont nous avions besoin de mon père. Il nous envoyait même des cadeaux.
- Sais-tu pourquoi il n'était pas avec vous ? s'enquiert Enzo.
- Son travail l'en empêchait, mais j'aurais pu enfin le rencontrer si ce maudit démon ne s'était pas mis en travers de notre route ! Une fois que je l'aurai tué, j'irai retrouver mon papa.
La capitaine laisse échapper un sourire, le premier que je lui vois, mais ce n'est pas un sourire chaleureux et bienveillant comme celui de ses subordonnés. C'est plutôt un sourire amusé, comme si je venais de la faire rire.
Noëmie brise le silence :
- Tu dis avoir eu une enfance ordinaire en dehors de quelques détails, mais ils sont si nombreux qu'on ne peut plus considérer ton enfance comme ordinaire. En plus des deux que tu as cités, ton récit me donne l'impression que tu passais ta vie enfermée dans votre propriété.
- Bien sûr que non ! Nous sortions pour faire des achats ou simplement nous promener.
- Jamais seule ? s'étonne le jeune homme.
- Quelques fois, seulement, lorsqu'il s'agissait d'une course rapide comme acheter du pain, par exemple.
- Tu ne trouves pas cela étrange ? insiste-t-il. Je veux dire. . . à ton âge, les adolescentes sortent seules sauf si la présence de leurs parents est nécessaire ou que le but est de passer du temps ensemble.
- Vraiment ? lâché-je, surprise. C'est que. . . Je ne sais pas réellement à quoi ressemble la vie des autres filles de mon âge. Rien que pour le fait d'aller à l'école, je le sais parce que ma mère devait écrire chaque année à la mairie et à l'académie pour attester que j'étais scolarisée à domicile. Domrémy est une toute petite commune comptant moins d'une centaine d'habitants. Les enfants sont donc rares. . .
- Nous le savons, me signale Gwenn. Ce village est un lieu important pour les catholiques. Sais-tu pourquoi ?
- Oui. C'est le village natal de Jeanne d'Arc, la pucelle qui a libéré de nombreuses villes françaises de l'occupation anglaise pendant la guerre de Cent Ans. Elle aurait commencé à entendre des voix d'anges lui commandant de sauver la France à l'âge de treize ans. . . On dirait que c'est l'âge auquel s'éveillent tous les pouvoirs, remarqué-je en adressant un sourire complice à la blonde, qui me le rend.
- Jeanne d'Arc est une figure sainte de notre religion. Elle est d'autant plus appréciée et respectée par les catholiques français qu'elle est également un symbole national dans ce pays.
- Où veux-tu en venir ? lui demandé-je.
- Tu as du cran de tutoyer une personne bien plus âgée que toi, qui est en plus haut-gradée d'une puissante armée. . .
- Je ne respecte pas les gens pour leur âge et pour leur rang, dis-je en haussant les épaules, mais le fait que je vous tutoie, tous les trois, ne veut pas dire que je ne vous respecte pas. Je dois bien reconnaître votre puissance et votre courage, entre autres qualités, mais je vous respecte surtout pour m'avoir sauvé la vie et vous mettre en danger pour me protéger alors que nous nous connaissons à peine. Je trouve juste plus simple d'utiliser le tutoiement. Nous courons tous les quatre les mêmes dangers et allons rester ensemble pendant un moment. Nous sommes donc dans le même sac. Ça suffit à nous rapprocher suffisamment pour qu'on se tutoie, peu importe l'âge ou le grade. Vous n'êtes pas d'accord ?
- J'aime ton point de vue, dit Noëmie.
- Moi aussi, avoue Enzo, même si on m'a enseigné le respect des aînés et des plus haut-gradés, je suis d'accord sur le fait que ce qui compte, ce sont nos actes et notre personnalité. C'est par nos qualités et nos agissements que nous devons gagner le respect des autres, car combien de personnes âgées et de hauts-gradés ne méritent que le mépris ?
- Pense ce que tu veux, déclare la brune en haussant les épaules. Tant que tu ne nous mets pas en danger, le reste m'importe peu.
- Et toi ? lui dis-je. Tu ne nous parles pas de toi ?
- Je n'ai aucune raison de le faire.
- Tu n'as aucune raison de ne pas le faire non plus.
- Si. Je tiens à ma vie privée et te rappelle que je suis ici en mission. Vie personnelle et professionnelle ne se mélangent pas.
- Parle-moi de ton parcours professionnel, alors. Comment en es-tu arrivée là ?
- Cela nécessiterait de te raconter des éléments de ma vie privée. C'est donc hors de question. Cesse de poser des questions et dors, m'ordonne-t-elle en se glissant sous la couverture.
Je l'entends marmonner à l'intention de Dieu, tandis que le jeune homme aux yeux bleus prend encore une fois sa défense :
- Ne lui en veux pas, Jessica. Même nous en qui elle a confiance, car nous travaillons avec elle depuis deux ans, ne savons pas grand chose d'elle. Son passé est un secret pour nous trois.
- Elle n'a pas l'air chaleureuse en apparence, poursuit Noëmie, mais elle est bonne et juste. Elle veille à notre bien-être depuis le premier jour passé sous ses ordres. Tu sais, chaque escouade de notre armée est comme une famille de trois personnes. Nous vivons ensemble jusqu'à ce que la mort nous sépare momentanément.
- Momentanément ? répété-je, intriguée.
- Oui, car nous sommes réunis au Paradis une fois l'étape de la mort passée.
- Vos escouades sont donc toujours composées de trois personnes ?
- Oui, répond Enzo. C'est un chiffre béni. Le plus béni d'entre tous, d'ailleurs, puisque c'est le celui de la Trinité.
- Je vois. . .
- Je pensais vous avoir dit de dormir, nous interrompt la voix de leur supérieure.
- Oui, capitaine ! s'eclament-ils en choeur.
Ils s'agenouillent face à l'autel et joignent les mains. Une fois qu'ils ont fini de prier, ils se glissent à leur tour sous leurs couvertures et s'endorment.
Je pousse un soupir et m'allonge à mon tour. Le Christ, attaché à sa croix en métal précieux, me fixe. Je sais que les matelas ont été volontairement installés là pour qu'il veille sur notre sommeil, mais ils devraient savoir que c'est trop glauque pour être rassurant. . .
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