Nouveau chemin 10/

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Alors qu'Adelin espérait atteindre le feu de camp à temps, un bloc le percuta sous les côtes. L'adolescent vola sur plusieurs mètres avant de se fracasser en boule au sol, les poumons vides, l'esprit perdu.

Hagard, il leva les yeux et ne reconnut pas tout de suite Thomas. Un bruit sec le propulsa sur ses pieds, tandis qu'il renouvelait son magnétisme. Alors que son cerveau traitait les informations confuses, la pointe d'une lame s'enfonça dans son dos, avant d'en être délogée par son propre poids et le sort. Adelin y réagit à peine, terrorisé par l'air absent de Brise-Mains qui avançait vers lui, le regard vide, de la poussière cendreuse prise dans la barbe. Le même regard, la même poudre que celle qu'ils avaient utilisée sur le prêtre quelques années plus tôt.

Le golem de chair réduisit la distance entre eux. Adelin pressentit à temps un coup dévastateur et parvint à esquiver à temps. Pris dans ses jeunes instincts martiaux, Adelin parvint à s'éviter un second coup, reculer, pour aussitôt pressentir la dangereuse proximité de Bernard et leur faire face.

D'un mot, Bernard fit se figer Brise-Mains, avant de jubiler.

  • Ouv'ta gueule ou lui t'réduis en bouillie !
  • Si je le fais...
  • Cause ! T'veux quand même pas clamser pour un métier qu'tu fais même pas ?

Ben... si, songea Adelin. Il s'y était engagé. Son nom et sa réputation pesaient dans la balance, pour rien au monde il ne voulait tout saboter avant même d'avoir commencé à travailler de façon officielle. Quant à la perspective de mourir... ce pouvait être une solution...

L'Allumé recula avec lenteur, les mains en évidence. Il regretta de ne pas avoir emmené de feu grégeois ni d'arme. Une pensée en entraînant une autre, il profita de ses mains tendues pour esquisser un discret triangle, se concentra pour que la magie ne lui monte pas aux yeux. Trois couteaux. Trois esquives. Trois chances de s'armer. Et plus il s'approcherait du campement, moins Bernard prendrait le risque de ternir son image.

Il détala, le triangle entre ses doigts toujours formé. Le premier couteau fusa, dans un angle qui ne lui permettrait pas de le saisir, pas sans prendre trop de risques inutiles. Il parvint à s'emparer du second, serrer le poing sur la poignée lui donna un regain de confiance.

Lui restait à atteindre les Fêlés, avant que ses deux poursuivants ne le stoppent dans sa course. L'affaire d'un quart d'heure.

Le troisième couteau rebondit contre son champ magnétique.

Sauvé !

Pourtant, par-dessus le son de son propre essoufflement, Adelin comprenait que non seulement quelqu'un s'approchait, mais pire encore, on le doublait. Angoissé, il ne parvint pas à déterminer s'il s'agissait de Bernard ou Thomas. Sans armes à distance, ils ne pouvaient plus que lui tomber dessus à bras raccourcis.

Remarquant qu'il voyait mieux, le mage s'apperçut que ses poings illuminaient ses pas. Tant pis. Il devait atteindre le cercle de lumière des Fêlés.

Tandis qu'il évitait une branche basse, Adelin éteignit ses poings, virvelota autour du tronc et frappa de sa main enflammée Thomas, en embuscade en face. Seul un grognement distant et le choc de la rencontre avec de la chair lui indiquèrent qu'il avait touché.

Prenant une distance de sécurité, le fugitif se recula dans les fourrés. Entre deux halètements, il n'entendait personne d'autre que Thomas, nul n'approchait. Le bœuf guettait quelque chose, inexpressif. Se permettant de laisser percevoir sa magie, Adelin scruta la présence de métaux aux alentours.

Une boucle de ceinture et des clous de semelle approchaient. Ainsi que trois couteaux ramassés. Adelin se savait encore trop éloigné pour être entendu en appelant à l'aide. Thomas courait plus vite que lui, connaissait de toute évidence mieux la forêt. Adelin s'efforça de se ménager de la distance, le temps que Bernard les atteigne.

Brise-Mains ne bougea pas.

De son côté, Adelin reconnut un entrelacement de branches entre eux et sut où ils se trouvaient. Un sentier pouvait le sauver, perdu dans un chaos de ronces et d'orties lui permettant de passer, trop resserrées pour ses poursuivants. Puis cela déboucherait sur une clairière, de là il pourrait rejoindre les autres.

À moins qu'il ne crame tout ? Plus de Brise-Mains, plus de Dépeceur, que des cendres...

Non.

Pas maintenant. Pas maintenant... Bernard approchait, il devait filer.

Adelin tourna d'un coup et fuit. Le golem de chair ne le poursuivit pas, attendant son maître. Tandis que l'Allumé s'engouffrait de profil dans la trouée, il entendit les imprécations. Ils étaient toujours dangereusement proches, pouvaient encore l'entendre se déplacer. Hors de question qu'ils le retrouvent. Il faudrait qu'il demande à Albin des cours pour se mouvoir en silence...

S'obligeant à ralentir, Adelin tenta de limiter à la fois son feu et le bruit de ses pas. Avec ses bottes hautes, sa tunique, ses gants, il n'avait rien à craindre des ronces ou des orties. Juste parfois une branche lui imposait de se plier en deux.

Le parcours sinueux l'amena comme prévu à une clairière, pour le moment seulement traversée d'un groupe de biches. L'adolescent se glissa dans la direction qui lui permettrait de rejoindre les Fêlés, le cœur battant. Il allait s'en sortir. Les atteindre. Brûler des choses, manipuler du métal en fusion et se sentir bien, en phase avec du feu créateur.

Enfin un pied sur le bon chemin, Adelin perçut la cavalcade qui se rapprochait. Les mains en triangle, sans se retourner, il reconnut les trois couteaux, les boucles, les clous et les pièces de ses poursuivants. Rhamée toute-puissante, mais comment avaient-ils fait ?

Le mage leur fit face, sans savoir comment agir. Son instinct le pétrifiait. Soudain, sans raison, Bernard geignit et s'effondra. Thomas poursuivit sa course, fondit sur sa cible en un instant. Incapable de réagir, Adelin fut soulevé d'une main, étranglé.

Parvenant enfin à se ressaisir, les oreilles sifflantes, il ne put que faire grésiller la chair de son agresseur sous ses gants, sentir avec bonheur malgré la situation ses gants s'enfoncer dans la peau épaisse de son adversaire. Tandis qu'il malaxait la chair, sentait sa folie du feu le dominer, la tête lui tourner, Adelin fut pris de spasmes. Il étouffait trop. Souffrait.

Dans un état second, son bras droit se tendit. La main gauche pianota dans la chair, dessina des symboles complexes qui se gravèrent dans sa mémoire. En un clin d'œil, un bâton cendreux se constitua dans sa main, son feu d'argent le parcourut aussitôt. Adelin en asséna plusieurs coups faibles, en vain. Le bœuf humain ne le lâcherait même pas une fois mort. Il modifiait même sa prise, tira sur l'épaule et la mâchoire.

Hurlant d'horreur et de douleur, Adelin cessa totalement de résister à ses pulsions. D'une manière ou d'une autre, il sentit toute sa magie se précipiter à l'extrémité de son arme, l'entendit siffler, suppliant pour une libération flamboyante. C'est la magie qui anima ses mains, lui faisant diriger tout son pouvoir au même endroit, brandir son invocation.

L'abattre comme une lance en plein torse haï.

La déflagration blanche les souffla sur plusieurs mètres, Adelin se heurta à un tronc, tandis que Thomas était soufflé dans le sol. Aveuglé, le mage dut attendre que la gravité le ramène à terre, avant de pouvoir tituber vers son poursuivant. Une désagréable sensation de vide intérieur lui glaçait les entrailles. Un froid très différent de la peur. Il s'agissait là d'une absence, d'un manque intolérable. Par habitude, il voulut enflammer ses poings, au cas où. Rien ne vint. Angoissé, il claqua des doigts. Rien. Pas une étincelle.

L'espace d'un instant, Adelin oublia tout pour arracher ses gants et observer ses mains. Son feu. Eteint ! Ses mains. Froides ! Toujours ravagées par son ancien feu. Mais froides ! Glaciales ! Ses veines, son sang, il était totalement froid ! Froid, et vidé. Mort ? Non, il respirait par à-coups, haletait. Le sol était plus chaud que ses pieds. Carbonisé, soufflé par l'explosion. Marqué par le feu. Son feu qui manquait à son être.

  • Rhamée soit louée, c'est bien toi....

Pris dans sa panique, Adelin n'avait pas vu Albin approcher, une arbalète en mains. Toujours ravagé par son froid intérieur, il ne put lui répondre.

  • Depuis quand tu sais invoquer des putains de soleil ? balbutia encore son aîné.

Soleil qui avait éteint son feu...

  • Adelin ? ... tu es blessé ?

Froid... si froid. Vide... pourquoi lutter, au fond ? À quoi bon avoir lutté, résisté... éteint son propre feu ?

Le milicien jura, jeta son arbalète et inspecta son puîné. À l'exception des hématomes en cours d'apparition sur sa gorge, son épaule, ainsi que ses quelques estafilades au visage, des marques de coups aux côtes, une entaille superficielle dans le dos, rien ne pouvait expliquer son air éteint. Puis un détail le secoua. Contrairement à d'habitude, son petit frère était froid. Comme quelqu'un manquant de sang, avec un cœur faible. Prenant son pouls, ce ne pouvait être ça. Albin eut un soupir tremblant. Une crise d'angoisse ? Cela y ressemblait. Par Rhamée, voilà autre chose. Bon, il devait encore s'occuper des deux autres gueux. Au moins son frère ne bougerait pas, au pire il le ramasserait à terre en revenant.

À quoi bon vivre ? Par quel malheureux réflexe avait-il lutté ? S'il disparaissait... tout deviendrait si simple pour tout le monde. Il ne serait plus un sujet d'inquiétude croissante pour la famille, il ne serait plus une faille exagérément aisée à exploiter, ne serait plus un danger pour quiconque ni pour lui-même, puisqu'il n'existerait plus. Oh, pourquoi avoir résisté ? Thomas lui aurait arraché la tête... ce n'aurait pas été la mort flamboyante à laquelle il pensait parfois, mais au moins, à l'heure qu'il est il aurait rejoint Rhamée. Elle l'aurait jugé, et pour l'éternité il aurait reçu ce que selon Elle il mériterait. Elle ne manquait pas de Justice, Adelin avait foi en Elle, quelle que serait la suite, il l'aurait mérité. Surtout, il ne serait plus un danger pour ses parents, pour ses proches. Quel soulagement pour eux tous, s'il disparaissait... Car pourquoi s'accrocher, pourquoi espérer ? Il n'était qu'un chien fou, dépendant d'une magie maudite, dangereux pour tous. Jamais il ne pourrait apporter sa contribution à leur grandeur. Il était inapte au travail, malgré quelques lueurs d'espoir ineptes, des moments d'accalmie ne pouvaient occulter sa folie croissante. Il ne pouvait même pas épouser quelqu'un, il s'en rendait bien compte. Trop ravagé par le feu. Non, il ne pouvait que nuire, aux autres et à lui-même. En un rien de temps il pourrait réduire l'œuvre de plusieurs siècles en cendres.

Albin s'agenouilla près de Thomas. Dommage que sa famille bénéficie du soutien des Cippus, certes toujours plus affaiblis, mais encore dangereux. Il en allait de même pour Bernard, d'ailleurs. S'ils disparaissaient tous deux, les Cippus risquaient bien d'impliquer des Juges, et de trop nombreux secrets seraient inévitablement révélés. Ce n'était pas le moment. Alors le milicien se saisit d'une seringue, choisit diverses drogues impactant la volonté et la mémoire, et en inocula une dose de cheval à cette force de la nature. Toute cette soirée serait intégralement oubliée. Il fallait bien cela, pour protéger Adelin. L'aîné grimaça en injectant également une puissante potion de soin. La montagne agonisait, les côtes enfoncées, se noyant dans son sang, défiguré par l'explosion. Au moins comprenait-il encore mieux la nécessité de surveiller les mages, de les répertorier, eux et leurs capacités. Avec ces nouvelles connaissances, il pourrait mieux cerner les capacités de l'Allumé. Partageaient-ils vraiment le même sang ? Un frisson le parcourut, tandis qu'il se relevait. Au tour de Bernard. Baissant le regard, Albin se rendit compte à temps que quatre carreaux d'arbalète dépassaient de la poitrine du mastodonte. Autant de doses de somnifuges restées sans effet. Il parvint à extraire Thomas avec difficultés de son cratère carbonisé, pour lui retirer ces projectiles.

La douleur, les maux, tout dépassa la moindre pensée rationnelle. Tout n'était que flou brut, sensations, envies bestiales. Le sol le happait. Tout tournait. Rien n'avait de sens. Sensation de chute. Choc. Mordre. Mal. Griffe. Ongles. Mort ? Douleur. Fin ? Peur. Froid. Angoisse. Inconscience ? Fin de tout ? Disparaître...

Bernard s'était endormi comme une masse, à peine effleuré par le carreau d'arbalète. Il reçut le même traitement que Thomas. Quel gaspillage... Bon, comment allait son frère ? En position foetale, se rongeant le genou et se griffant les mollets... Quelle misère. Dire qu'il avait un potentiel rare. Il était capable de réussir en tout. Comment Rhamée pouvait pervertir un tel esprit, ou le laisser ainsi ? Ce n'était pas faute de La prier... La supplier, même, de plus en plus. Adelin était en mesure de faire de grandes choses, avec son esprit, ses facilités à tout comprendre et à se souvenir ensuite. Quel gâchis...

Albin s'agenouilla auprès de son frère, et attendit. Dans ces moments-là, il n'y avait rien d'autre à faire. Il tenta bien de croiser son regard, mais Adelin s'égarait en lui-même. À son retour, ses idées seraient ineptes, à dédaigner. On ne revenait jamais sain d'esprit d'une introspection aussi profonde, qui rendait le regard vide de la sorte. Mort. Et dramatiquement froid. Pourtant toujours occupé à haleter avec anarchie, à se détruire par les dents et les ongles au fil de pensées perverties, impies. La Lumière ne se trouvait pas en soi, mais auprès de Rhamée.

Ne restait qu'à attendre... et prier.

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