Hors des sentiers battus 13/
L'approche prit du temps. Assez pour que le milicien, à force de conserver la même posture, sente ses muscles raidir. Mais il put approcher jusque cinq mètres, avant de s'accroupir bien en vue du fêlé.
Ce dernier avait un regard transformé, inhumain. Il ne restait plus grand-chose de la carcasse, qu'il s'échinait toujours à malaxer. Impossible de présumer du fil de ses pensées, à l'exception d'une chose : son esprit était loin, très loin du monde réel, égaré quelque part dans les méandres de sa folie.
Avec lenteur, les gestes d'Adelin se fluidifièrent. La réalité de son état commençait à l'atteindre. Il agissait de façon moins saccadée. Son regard fixe perdait en intensité. De temps à autres, il changea même de position, se délia quelques muscles. Même sa respiration s'apaisa.
Albin entendit le soupir le plus long et profond de sa vie, mêlant râle, regrets quant à la fin de la besogne et bonheur sans bornes. Adelin savoura encore ce moment, contemplant son œuvre impie. Plusieurs minutes s'avérèrent encore nécessaires, pour qu'en observant le paysage d'un air perdu il ne prenne conscience de la présence de son aîné. Plusieurs fois, Adelin battit des cils, peinant à le reconnaître. La folie demeurait dans son esprit, à peine soufflée par la notion de famille.
Le milicien lui laissa tout son temps. Surtout, il ne devait laisser aucune prise au mal qui animait son protégé. Ne pas paraître menaçant, laisser le sentiment de sécurité, ou quoi qu'il puisse inspirer d'autre, remplacer la ferveur de l'élément maudit.
Enfin, toujours à mi-chemin entre la fièvre frénétique et son comportement habituel, Adelin demanda, d'un ton lointain :
- Oh... c'est toi ?
Grognement affirmatif. Il avait l'avantage d'être une tête connue, il se devait d'agir comme de coutume. Autant que possible. Lui donner une illusion de normalité, pour l'y ramener. Agir comme si le squelette brisé et carbonnisé que le mage manipulait toujours était normal. Trop tôt pour agiter cet esprit écartelé. Quoique, n'était-il pas déjà brisé ? Après un tel acte... quel point de non-retour avait-il franchi, quelle voie embrasserait-il dans les mois à venir ? Impossible de le deviner...
- Oui... oui...
Malgré l'air et le ton absent, il n'avait pas terminé l'annonciation d'une absence. Il s'agissait d'autre chose. Une absence avortée ? Un réflexe ? Albin s'efforça de demeurer le roc que tous connaissaient, tandis que son esprit s'emballait. La colère, le doute, la crainte, la fatigue, la déception, tout se cumulait. Son fardeau personnel le dévisageait, prenant plusieurs expressions par secondes.
La respiration d'Adelin s'accéléra de nouveau, il menaçait de replonger. Le calme d'Albin l'empêcha de replonger. L'Allumé parvint même à quitter son expression détachée.
Confus, il se demanda pourquoi l'épuisement l'écrasait. Au fait, où se trouvait-il ? Tout lui semblait incohérent. Seule la présence de son aîné à ses côtés était normale, aussi s'y raccrochait-il. Avec désespoir, avec angoisse... et la certitude que les choses s'arrangeraient. Son frère pouvait accomplir des miracles. Il l'avait déjà fait.
- On ira bien, hoqueta le Calciné.
Son frère acquiesça. Rassuré, Adelin parvint à donner sens au froid qu'il éprouvait. Sa magie menaçait d'arriver à sec, aussi éteignit-il ses mains. Apeuré, il constata l'absence de ses gants.
Albin sut que dans l'immédiat, son frère ne comprenait pas pourquoi de la matière catbonisée lui composait des manchettes noires jusqu'aux coudes. Il retint son souffle. La compréhension pouvait l'achever... des années, que le mage marchait sur un fil entre la folie meurtrière et le désespoir le plus noir.
Ces cendres-ci étaient plus grasses, à l'odeur plus marquée que ce qu'il connaissait. Nerveux, Adelin mit l'information de côté. Pour le moment, il reconnaissait son frère, le froid précursseur de l'épuisement de magie, mais aussi ceux de l'air humide nocturne et forestier, ainsi que celui de l'épuisement pur et simple. Et cette agréable matière noire. Derrière ses mains, une carcasse.
Une part de son esprit savait. Il aurait du y réagir, la normalité exigeait d'éprouver quelque chose, devant une carcasse humaine. Lui, cela l'indifféra.
Ce fut laborieux, mais avec le temps, il parvint à situer la scène, le moment présent. Sa fêlure le libérait miette par miette de son agréable transe.
Il était donc assis sur les talons, seul dans la forêt au bord d'une rivière inconnue, couvert de suie humaine, perclus de courbatures, apprivoisant un niveau de fatigue inédit avec à son côté le garant de sa stabilité. Avec des restes humains sur les genoux.
- De retour parmi nous ? demanda le Roc.
- ... Oui... je crois...
- Prends ton temps.
- Qu'est-ce qu'il s'est passé ? J'ai froid...
Albin lui enveloppa les épaules dans sa veste en cuir. Il y avait transpiré, mais cela coupait du vent et de l'humidité moins agréable des bois.
- Je pense que tu as tué ton assassin.
- ... Merde alors. C'est donc contre ça que je lutte depuis tout ce temps...
- Comment te sens-tu ?
Adelin apprécia d'avoir le temps de réfléchir. De comprendre.
- Vide... et léger.
Il fronça les sourcils, avant de croasser :
- Albin... on a voulu me tuer... j'ai tué... et ça m'indiffère. Je m'en fous...
Adelin se décomposa.
- J'm'en fous putain...
- Panique pas. Ça vient de ta crise. Elle n'est pas tout à fait terminée.
Adelin s'enveloppa dans la veste, y huma sa puanteur mêlée à celle de son aîné. Ces deux senteurs le rassurèrent, sans qu'il n'en comprenne la raison. Quelle importance, au fond. Avec ses questions, Albin parvint à lui permettre de recoller les morceaux, puis ils purent se lever, s'étirer et deviser en rentrant chez eux.
Après la sensation de vide, Adelin se sentit... serein. En paix avec lui-même. Pourtant, il le reconnaissait, tuer allait à l'encontre de ses valeurs. Mais le feu avait consummé ses émotions négatives, ne laissant qu'une tranquille béatitude.
- À ton avis, Albin... qui a bien pu l'envoyer ?
Haussement d'épaules. Le plus jeune des deux baissa la tête.
- Désolé d'avoir détruit le moindre signe distinctif.
Adelin comprit que son frère trouvait ce point de moindre importance à sa moue... Au fond, l'Allumé savait bien pourquoi. Depuis le temps qu'il luttait contre ce mal, voilà qu'il y succombait. Combien d'années de lutte, pour en arriver là ? D'aussi loin qu'il se souvienne, cela le démengeait. User du feu, sans restriction aucune.
Voilà qui était fait. Dans un soupir, Adelin s'interrogea sur les conséquences. L'idée de recommencer, ou de ne jamais replonger l'indifférait, là encore... En vérité, rien ne lui importait pour le moment. Il se sentait bien, et nulle autre émotion, aucun autre sentiment ne venait le perturber, quoi qui puisse lui traverser l'esprit. Une question parvint toutefoi à éclaircir le brouillard cotonneux qui l'habitait.
- Et comment as-tu trouvé la force de le transporter avec ta blessure à la gorge ?
Il se tâta la gorge, curieux. En effet, une épaisse croûte se craquelait sur son cou. Il ne put s'empêcher de rouler des yeux.
- Alors là... aucune idée.
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