Hors des sentiers battus 19/

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L'individu s'arrêta quelques deux cents mètres plus loin, et attendit en faisant les cents pas. Adelin s'approcha autant qu'il l'osa, à tâtons dans l'obscurité. Le premier quart de lune lui laissait une faible visibilité.

Au bout d'une éternité, des pas et de nouveaux éléments métalliques approchèrent. Plusieurs petites boucles réparties sur le corps... certainement une armure de cuir, renforcée de bracelets de force en acier, d'un pectoral et d'une plaque de métal à hauteur du cœur. Adelin fronça les sourcils, accroupi derrière son arbre. Cette personne détenait une arme à feu, une douzaine de munitions, cinq couteaux de lancer et une dague de qualité au fourreau décoré. Quand il parla, l'Allumé manqua de bondir.

  • T'amènes une belle bourse, Bathilde ! Brave fille !

Bernard, parlant à sa belle comme à une chienne qu'il flatterait. Adelin prit encore sur lui, perdu, le cœur brisé. La femme ne répondit rien et se contenta de tendre l'argent. Bernard entreprit de tout compter, ce qui allait lui prendre un temps certain.

  • T'es pas causante, releva l'enflure.
  • R'en à t'dire.
  • Tu fais toujours les poches à ton Adelin ? minauda le Dépeceur.
  • ... Ouais.
  • Boh, pourquoi c't'air merdeux ? Bah détourn' pas l'regard, dis-moi tout ! L'a toujours pas essayé d'te trousser ?
  • ... T'sais... quand tu m'dis qu'un mec sait juste niquer, humilier et rabaisser sa gonzesse... qu'vous êt' tous en chien tout l'temps...
  • Ouais ?

Rien ne vint, cependant Bernard ne tarda pas à rire.

  • Nan, m'dit pas que t'en pince pour c't'enculé !
  • Ben lui y m'fait pô chier. L'est... différent.
  • C'est l'cas d'le dire ! s'esclaffa Bernard.
  • Y cherche pô à m'niquer, ni à m'rabaisser ou à m'faire crever d'honte...
  • C'est un connard de noble, te laisse pas avoir. C'est la pire espèce ceux-là, tu peux jamais leur faire confiance, encore moins qu'aux autres. M'regarde pas comme ça salope, j'le connais ton connard. L'jour où y sent qu't'enfoncer lui apporte que'qu'chose, y va l'faire, et d'façon tellement tordue qu'tu verras rien v'nir et tu pourras rien faire... P'is merde quoi, t'as vu sa gueule ? C'est un hérétique, c'tellement évident que j'comprends pas qu'il vive toujours !
  • ... Y cherche pô à m'éloigner d'Rhamée. Ni d'la Lumière...
  • Normal, c't'un putain d'manipulateur. T'laisse pas avoir Bathilde, j'sais pas c'que tu peux lui trouver, mais y fait partie des pires que j'connaisse.

Bathilde grogna quelque chose du bout des dents. Bernard ricanna.

  • Quand b'en même ce s'rait pas un hérétique, et j'en doute, y reste athée, qu'est-ce tu veux foutre 'vec une âme damnée ?

Le fêlé grimaça. Son ancien chef n'avait pas tort. Estimant que Rhamée ne daignerait jamais répondre à ses prières, il s'était détourné d'Elle... se condamnant à rater sa mort. Elle n'était guère réputée comme adepte du pardon, malheur à ceux qui se détournaient de Sa Lumière... si Adelin souhaitait un jour avoir au moins une infime chance de se faire pardonner sa perte de foi, Ses prêtres le mettraient durement à l'épreuve et le lui feraient payer... sans garantie de résultat. En parallèle, Bathilde demeurant une fervente croyante, à sa mort elle irait directement dans les bras de la Déesse... sans lui. Pour l'éternité.

  • ... ben lui au moins, y m'prends pas pour un sac à foutre.
  • Attends qu'tu lui ouvres les cuisses, t'vas voir après... y s'ra comme ton ex, comme tous les autres, tu s'ras juste son vide-couilles et son défouloir, rien d'plus.
  • ... Qu'est-ce t'en sais ?
  • J'en sais que ch'uis un homme aussi, et qu'en plus j'le connais.
  • Ah ouais ? Et pourquoi qu'tu peux pas l'blairer ?
  • J'arrête pas d'te l'dire Bathilde, c'est un manipulateur, un Digitfractor en plus ! Ces salopards n'ont aucune limite, s'tu savais tout c'qu'ils ont fait aux Cippus pour monter en les enfonçant...
  • Ouais, genre quoi ?
  • Retourner les gens contre eux, trafiquer leurs productions, leur faire une réputation d'merde... tous des connards pire qu'les autres. Enfin, s'tu m'crois pas tant pis pour toi... j't'aurais prévenue.

Bathilde grogna.

  • Et dis... c'toi qu'a essayé de l'buter ? 'lors que j'lui fais les poches ?
  • Ouais... le temps que quelqu'un y parvienne, tu l'auras bien dépouillé...

Bathilde eut un mouvement de recul. Bernard poursuivait ses comptes, Adelin estima que la somme dépassait ce que Bathilde aurait pu obtenir en se faisant rembourser tous leurs achats. Les deux ne s'adressèrent plus la parole pendant un temps, avant que Bernard ne revienne à la charge.

  • J'sens qu't'hésites à continuer, Bathilde... ose seulement m'planter... et j'reprends contact avec ton cousin.
  • Fous-lui la paix, putain...
  • Alors tiens-t-en à notre accord.
  • Et elle sert à quoi, toute cette thune ?
  • À mes projets...t'inquiète, ça vous concerne pas, toi et Thomas.

Elle n'osa rien ajouter, laissant le dégénéré finir ses comptes. Adelin en profita pour compter les piles de pièces que le Dépeceur érigeait, pour atteindre plus de cent pièces d'or et une bonne soixantaine de pièces d'argent. Une fortune. Les pièces de cuivre et d'argent suffisaient amplement à la vie quotidienne.

Bernard remit tout dans le sac avec une efficacité témoignant de l'habitude.

  • À dans trois s'maines, soit pas trop en avance. Y vont faire appel à des clébards d'la Forêt Rouge, ça piste bien ces salop'ries. Prends du poivre. Et j'vais essayer d'te trouver un truc qu'efface les odeurs.
  • Ça existe çô ?
  • J'crois.

Ils convinrent de leur lieu de rendez-vous, se basant sur des points de repères propres à eux. Bathilde rentra chez elle, surveillée par Bernard la tenant en joue.

Mortifié, Adelin dut attendre un long, très long moment, avant que le fondateur des Fêlés ne parte à son tour. Enfin seul, l'Allumé se recroquevilla, la tête entre les mains, les membres pris de fourmillements et échappant à son contrôle. La tête lui tourna, ses oreilles sifflèrent. Il resta prostré, tétanisé par l'angoisse un long moment.

Ce ne pouvait être réel. Bathilde ne pouvait l'utiliser pour soutenir financièrement Bernard, c'était inconcevable. Ils s'aimaient ! Par la la Lumière, par Rhamée, par tout ce qui était sacré, ce ne pouvait être vrai !

Les Fêlés ne pouvaient avoir raison ! Elle ne pouvait pas l'avoir possédé de la sorte, enfin ! Cette normalité ne pouvait être un échec ! Elle ne pouvait pas l'humilier de la sorte, le manipuler si aisément !

Non, non, il manquait d'éléments, d'informations, elle était honnête avec lui, ils s'aimaient après tout. Dormir, oui, voilà ce qu'il lui fallait. Se mettre les idées au clair, chez lui.

Pour cela, il fallait se lever...

Malmenant encore sa carcasse récalcitrante, Adelin s'imposa de se redresser. Des fourmis lui ravageaient les veines. Ses muscles refusaient de bouger, sa respiration devenait stertoreuse. Le jeune homme se força tout de même, et à force de volonté, les muscles déchirés entre leur paralysie et la force de son esprit, il parvint à tanguer sur ses pieds. Gauche, toujours écrasé par des idées chaotiques, il partit s'écraser d'arbre en arbre jusqu'à son domaine.

Marcher finit, il ne sut par quel miracle au vu de son état, par lui délier les membres. Outre des spasmes et de sévères points de côté, l'amoureux trahi réussit à retrouver ses quartiers sans être vu.

Il s'évanouit plus qu'il ne s'endormit, puis fut bien en peine d'estimer son temps de sommeil quand le réveil sonna. Dans un gémissement, il sentit avoir pleuré dans son sommeil. Les yeux collés, grelottant sans savoir si le froid qui lui investissait les os était intérieur ou extérieur, il tenta de s'abandonner dans le travail.

Tout lui apparaissait comme un cauchemar grotesque. Malgré toute son envie de se concentrer sur son travail, son esprit revenait toujours à la nuit passée. Malgré son habitude de la fatigue, son esprit perdait toute acuité. Malgré ses capacités de concentration aiguisées par des années de nécessité, les pulsions et ruminations l'emportèrent sur tout.

Sa famille, ainsi que leurs serviteurs relevèrent qu'il réussissait l'exploit d'aller moins bien que de coutume. Alors même qu'ils s'attendaient à ce qu'il se relève de la tentative d'assassinat, il accusait un contrecoup. C'est d'ailleurs sur le compte de cet évènement qu'ils mirent son abattement et sa confusion.

Au soir, il parvint à croiser Albin assez tôt pour qu'ils aient le temps d'échanger avant son service. Dès que leur regard se croisèrent, son aîné s'assombrit.

  • Albin... cette nuit...
  • Tu n'as pas rejoint les Fêlés.
  • Non... je... j'ai eu envie de solitude.

Albin insista du regard. Adelin bafouilla, éprouva un soudain intérêt pour le tapis à leurs pieds.

  • J'ai fini par échouer près du domaine Cippus, dans la forêt...

Le Roc se rembrunit plus encore. Adelin sentit l'air s'apesentir.

  • Le... il déglutit ; les traficants... comment dire... ouais puis merde, c'est Bathilde qui amène du pognon au Dépeceur.

Silence. Adelin serra les poings, se crispa et gémit.

  • Elle me pompe mon pognon pour le filer à c'te face de gnoll...
  • Bordel Adelin... dis-moi, juste. Dis-moi. Comment j'annonce à la Capitaine Dita que mon frère s'est introduit à proximité des terres Cippus comme un malfrat et a surpris sa compagne en pleine malversation avec un gibier de potence, sans faire partie de la combine pour autant ni préparer d'acte répréhensible ? Tu fais chier...

L'incriminé dévisagea son aîné. Pour user d'un tel langage, il était hors de lui. Effectivement, blême de rage, les muscles tendus, Albin le clouait sur place par la seule puissance de sa fulmination.

  • Je... j'ai entendu plusieurs choses... penses-tu... pouvoir m'aider à... mettre de l'ordre dans tout cela ?

De mauvaise grâce, son frère lui tira rageusement une chaise et l'invita à sa table de petit-déjeuner. Il bouillait en silence.

  • Ils ont parlé de plusieurs choses...

Pêle-mêle, il lui raconta tout. Sa confusion passée et actuelle rendaient le tableau plus opaque encore, mais Albin appliqua ses techniques d'interrogatoire pour en dégager divers éléments. L'heure tournant, il offrit un récapitulatif à son puîné aux pensées frénétiques.

  • Ecoute, je pense que l'accord entre Bathilde et Bernard est assez simple. Elle achète son éloignement de Thomas, ce qui peut par ailleurs expliquer qu'il te tolère si bien malgré ton départ des enfants de chœur. Ensuite, certes à l'origine, elle ne t'a approché que pour l'argent. Mais il n'est pas impossible qu'elle éprouve un conflit de loyauté entre toi et son cousin.

Albin se passa la main sur le visage en grognant.

  • Et je ne sais pas comment annoncer tes découvertes...
  • Pardonne-moi, mais... ce qu'ils se racontent, sur les hommes...
  • Sottises. Bathilde est une ancienne femme battue, donc en mesure de croire en cette vision simpliste.
  • Attends, quoi ? Tu as enquêté sur elle ?

Grogement affirmatif.

  • La procédure pour tout nouvel arrivant. Dans son cas, après un mariage à seize ans elle a subi deux fausses couches, réussi à obtenir le divorce puis est venue vivre ici. Cela arrangeait les parents de Thomas que quelqu'un, de leur famille, veille sur lui. Et les siens sont soulagés qu'elle ne rumine pas cloîtrée dans sa chambre.

Adelin accusa le coup et le dévisagea, ahuri.

  • Mais... elle ne m'a jamais parlé de cela.

Haussement d'épaules. Le milicien se tapota le poignet et partit accomplir son service nocturne, sur deux dernières recommandations. Dormir, et remonter la montre.

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