Hors des sentiers battus 24/
Souffreux trépignait d'impatience, il venait de mettre la main sur un traité récent de chimie, ainsi que divers produits avec lesquels expérimenter. Au début, Adelin ne se sentit pas de doucher son enthousiasme avec ses doutes... mais le temps passant, François éprouva de lui-même le détachement de son ami. Aussi lui proposa-t-il un joint, tandis qu'ils continuaient leur lecture conjointe.
Leur conversation se ponctua de lectures à haute voix de la part de Souffreux, pour permettre à Adelin d'obtenir l'intégralité des informations sans trop forcer sur son mauvais œil, ni bousculer plus que de raison l'épais traité.
- T'as l'air distant.
- ... Ouais. J'ai pas les idées très nettes depuis un moment.
- Ta Bathilde te coûte pas trop cher ?
Adelin piqua du fard. Il préférait ne pas y penser.
- ... Nous nous aimons...
- Si elle te prend pour un con et s'avère indigne de toi, un mot de ta part et sa chambre empeste. Et on trouvera bien d'autres choses pour lui faire regretter de t'avoir fait perdre du temps.
Ils s'interrompirent, le temps d'une lecture commentée de définitions chimiques. La compréhension survenue, ils poursuivirent.
- C'est... la situation est complexe.
- Y'a quoi de complexe, vous êtes toujours ensemble ?
- Oui.
- Pour longtemps voire toujours ?
- Oui ?
- Oui, oui, ou oui non ?
- La complexité réside ici.
- Qu'est-ce tu viens t'encombrer d'une gonzesse dans ton existence, enfin de celle-là en particulier ? T'as déjà tes emmerdes, faudrait que tu te trouves quelqu'un en mesure de t'aider à les gérer, pas... elle en particulier.
- François, elle fait des efforts, elle change vraiment.
Souffreux maugréa dans sa barbe, avant de surprendre son ami plisser les yeux pour tenter de lire une zone à la limite de son champ de vision potable.
- Et ça s'arrange ton œil ?
- Foutu... heureusement qu'un seul a été touché. À terme, je serais borgne. En plus, il ne s'infecte pas, donc on ne devrait pas me l'enlever.
- J'arrive pas à déterminer si t'es un miraculé béni, ou si t'es maudit.
Adelin haussa les épaules, avant d'offrir un sourire reconnaissant à son ami pour le changement de sujet. Quelques pages plus tard, ils se levèrent et profitèrent de leurs cigarettes pour allumer un foyer, et expérimenter par eux-mêmes les divers réactifs découverts par Souffreux.
Ils se congratulèrent de reproduire avec leur équipement de fortune les dernières avancées scientifiques et l'espace d'un instant, Adelin oublia ses hésitations. Certains de maîtriser les réactions en chaînes, ils s'adonnèrent à l'un de leurs jeux favoris : concocter des bombes artisanales. L'Allumé récupéra des ferrailles destinées à ses crises, fit main basse sur les scories et s'en servit pour les différents contenants.
Pendant ce temps, Souffreux affinait leurs mélanges de poudres noires et de salpêtre. Avec mille précautions, il entreprit de remplir les différentes chambres de réactifs fraîchement fabriquées, tandis qu'Adelin œuvrait accroupi dans le ruisseau, au plus près de l'eau pour figer ses fabrications. Il usait volontiers de mauvais métaux pour leurs jouets explosifs.
Cela prêt, les deux amis sortirent de leurs tiroirs deux vieilles ceintures de cuir à mousquetons qui avaient connus de biens meilleurs jours, pour y accrocher leur douzaine de créations. Ils prirent également des bouchons d'oreille, d'imposantes gourdes d'eau pleines, des boucliers empruntés durablement et des instruments de mesures. Souffreux souhaitait comparer divers taux de mélanges. Ils se rendirent à la clairière de l'Ail aux Ours, là où le passionné d'explosions se ravitaillait en herbes, et ils s'arrêtèrent à une centaine de mètres d'un bras de rivière.
La clairière était la plus vaste du territoire, dotée d'une partie à fort dénivelé donnant sur un bras de rivière profond. De là, même en pleine nuit ils pouvaient deviner les montagnes basses du nord des terres Digitfractor, anciennement Cippus. Souffreux fit claquer son carnet à spirales, avant d'énoncer avec passion, montant dans les aigus :
- Partenaire, pour la première, nous comptons vingt-huit grammes de salpêtre, dix de poudre noire de feux d'artifices, vingt de souffre et huit de phosphore.
Adelin sourit et échangea un clin d'œil avec son ami. Il pensait toujours à agrémenter ses créations d'effets pyrotechniques bien plaisants.
- La mèche retard respecte une distance de huit millimètres, constituée de deux allumettes classiques à embout enduit de souffre. Et pour la coque, je te laisse décrire.
- Coque irrégulière destinée à se fragmenter. Selon nos calculs, nous devrions obtenir un rayon d'action de huit mètres, trente-deux centimètres.
- Un jour, nous aurons des mannequins à placer, pour se faire une idée de la puissance des déflagrations.
Ils s'échangèrent une poignée de mains propre à leur duo, avant de s'amuser à faire des manières pour savoir qui la lancerait. Souffreux, invariablement. Par convention, ce dernier arma son bras, dégoupilla et hurla à pleins poumons :
- Grenade !
Ils comptèrent les trois secondes fatidiques, en profitant pour se visser des bouchons d'oreilles, avant que l'apprenti chimiste ne jette son arme au loin. Ils se jetèrent à plat-ventre par expérience, les boucliers au-dessus de leur tête et se protégèrent les yeux en s'enfonçant la face contre le sol, et frémirent ensemble de plaisir en sentant le souffle de la déflagration quelques dizaines de mètres plus loin.
Adelin fut le premier à se redresser, pour voir les ultimes frémissements de flammèches phosphorées. Charmé par les étincelles vertes, l'Allumé n'en oublia pas pour autant sa règle pliable pour aller mesurer les traces de brûlures, l'éventuel cratère et les espaces entre les restes de leur création. Souffreux riait.
- Quelle belle note ! lança-t-il avant de rejoindre son comparse.
Ils prirent leurs notes, leurs mesures, puis réitérèrent pour leurs créations du soir. Satisfaits de leur nuit, ils retrouvèrent leur atelier plein air bras dessus, bras dessous. Sur le chemin, François fourmillait d'idées. Dès le lendemain, il souhaitait fabriquer les mêmes engins, avec d'autres mélanges à base d'huile, de pétrole, puis ses idées se tournèrent vers l'usage de la puissance de l'explosion.
- Imagine le son d'un sifflet intégré à ces grenades ! s'enchantait-il.
- Il nous faudra des protections plus professionnelles, dans ce cas, songea l'Allumé.
- Chute devrait nous en trouver ! Ah, faudrait qu'on étudie les effets du son...
- À vérifier, mais il me semble qu'un livre se trouve à la bibliothèque...
- J't'adore, gars.
Adelin le remercia d'une bourrade.
- T'inquiète gars, j't'adore aussi.
Ils s'échangèrent de nouveau leur poignée de mains secrète, rêvant à voix haute leurs prochaines créations et découvertes.
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