Hors des sentiers battus 26/

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Leurs emplettes se poursuivirent chez le cordonier, où la fièvre acheteuse de Bathilde s'éveilla. Cela commença par la découverte d'une paire de bottines alliant confort, praticité et élégance. Bathilde sortant des tailles habituelles, le sur-mesure s'imposait... et consistait en un véritable défi pour l'artisan, qui devait s'adapter à sa cliente, une rareté dans sa profession.

Cet impératif et les conversations qui s'en suivirent déclenchèrent toute une suite d'envies de modifications. Sentant la bonne affaire, le commerçant offrit toujours plus de choix à Bathilde. Tout d'abord, ils convinrent d'une certaine hauteur de talon, puis négocièrent la matière devant Adelin, aussi horrifié qu'impuissant.

Assurément, l'artisan allait devoir faire jouer ses contacts auprès de ses fournisseurs pour s'adapter aux envies de sa cliente. Adelin calculait en même temps que le cordonier, vit le prix exploser avec fatalisme, tandis que Bathilde, à partir d'un modèle pré-existant créait une nouvelle chausse s'adaptant à sa réalité du terrain.

Toutes les fois où il voulut revenir ne fut-ce que sur le matériau, Bathilde l'accusait de vouloir nuire à ce bon moment qu'ils passaient ensemble, prenant l'artisan à témoin qu'il n'y mettait pas du sien. À terme, la paire initialement prévue à huit pièces d'argent se conclut à quatre-vingt-neuf d'argent. Un petit mois de salaire pour de nombreuses personnes. Et encore, le couple avait négocié pour éviter de dépasser la pièce d'or. Bathilde voulut poser des questions sur l'entretien, lorgnant sur des peaux de chamois et des soies d'entretien, mais Adelin parvint à l'éloigner de ce lieu de tentations néfaste à sa trésorerie.

Son après-midi se déroula ainsi, accroché au bras de sa belle sur les trajets, assommé de remontrances, et de tentatives désespérées de moins financer ses assassins. Car il ne se faisait plus d'illusions, il se doutait que par la suite, si Bathilde ne portait jamais bien longtemps ces achats, c'est qu'elle se les faisait rembourser... pour tout donner à Bernard.

Tandis qu'il la raccompagnait chez elle après ces heures partagées entre le bonheur de l'entendre soigner son langage, celui simple de la côtoyer ; et le malaise de connaître la finalité de ces dépenses, il tenta de lui faire avouer.

Son interrogatoire consista en une série d'échecs, où lui-même ne passa pas loin d'asséner la vérité. Pour Bathilde, il lui montrait là une défaillance dans leur amour, exigea qu'il se mette en quatre pour elle pour se faire pardonner.

Tout de même désireux de préserver leur idylle, il céda. Au terme de la journée, il avait dépensé ses trois pièces d'or prévues, et contracté une dette de cinquante pièces d'argent... ainsi qu'une foule de remontrances.

Ils finirent leur journée chez Bathilde, jusqu'à ce qu'Adelin se décide à rentrer chez lui. Sur le pas de la porte, il put embrasser sa belle, avant qu'ils ne s'échangent de dernières paroles.

  • T'aur... tu aurais pu me prévenir, que tu prenais moins d's... de sous que d'habitude.
  • Tu aurais désapprouvé.
  • Ben... oui. Faut bien aussi que je m'habille correctement, pour t'accompagner dans ta vie d'noble, non ?
  • Certes.
  • Me refait pas un coup pareil Ad'lin, moi j'ai pas la thune que t'as. Contrairement à toi, tout me tombe pas tout cuit dans les mains.

Adelin eut un coup de sang. Toute l'après-midi, il avait fait des efforts, s'était contenu, avait arrondi les angles, défendu ses bénéfices, félicité et encouragé sa belle... Tout cela, pour qu'elle pense qu'il obtenait passivement ses moyens ? Il cracha :

  • Ah, parce que tu penses que j'obtiens mon argent via l'oisiveté ? Que je ne travaille pas ou peu, que ce que tu dilapides sans vergogne ne demande aucun effort ? Ne m'interromps pas ! J'ignore pourquoi une telle légende perdure, mais non, l'argent des riches est le même que le vôtre ! Il ne se crée pas magiquement ou Rhamée sait à quoi vous croyez !

Dans sa rage, il défit une doublure de sa bourse et en brandit une pièce d'argent.

  • Ceci ! Est mon salaire pour avoir aidé à labourer des champs quand j'avais huit ans ! Une saison entière de labours en me levant à trois heures du matin ! Tu vois là le salaire de trois mois de travaux !

Bathilde voulut encore l'interrompre, piquée au vif, il l'ignora et vociféra encore :

  • Voilà plus de dix ans que je travaille partout où je peux ! J'ai travaillé dans les champs à toutes les saisons, guidé des troupeaux, chassé des loups, aiguisé Rhamée sait combien de lames, dérouillé va savoir combien d'outils de toutes natures, soufflé du verre, cuit des briques, manié des scies, il n'y a pas une famille pour laquelle je n'ai pas travaillé ici ! Même les Cippus, j'ai contribué à deux de leurs vendanges ! Certes, maintenant que j'ai mon propre métier, l'on me voit moins...

Il bouscula Bathilde.

  • J'ai livré des commandes pour ta famille ! Tout cela, en sus de mes activités de noble, et tu sais quoi ? Mes privilèges, je dois m'en montrer digne ! Ma liberté de mouvement, je la dois à la confiance de mes parents, mes veilles au-delà du raisonnable également, parce que j'en assume les conséquences... Alors non, tout ne me tombe pas tout cuit dans le bec ! Ma famille pourrait m'aider à me faire une réputation de notaire et ils s'en gardent bien ! Parce qu'il s'agit de mon existence, à construire moi-même ! Mes parents se sont contentés de m'offrir tout ce qu'ils ont estimé nécessaire, mais sache que s'il s'était avéré que je ne méritait pas les visites des précepteurs, je n'aurais pas reçu plus d'éducation ! Depuis que je suis né, Bathilde, je dois me montrer digne et à la hauteur ! Et tu sais quoi ? Le premier-né, Nathanaël, est tellement parfait, tellement doué, qu'aucun membre de ma fratrie ne paraît véritablement à la hauteur pour nos parents ! J'ai été retiré de la vie mondaine, Bathilde, parce que je ne suis ni présentable, ni côtoyable par les grands de ce monde ! Alors toi, ne vient pas me sous-entendre que je détiens de l'argent facile, mes parents ne m'ont jamais rien donné. Pas d'argent de poche, uniquement des salaires, mes salaires ! S'ils m'ont aidé à trouver mes premiers travaux, j'ai vite été poussé à me débrouiller ! Donc non, Bathilde, je ne claquerais pas des dizaines de pièces d'or, des centaines d'heures de travaux depuis des années, uniquement pour tes beaux yeux ! Tu travailles, soit digne, dépense ton propre argent ! Mets-toi à mon niveau !

Essoufflé, il s'arrêta là, paralysé par une impulsion subite. Un peu plus, et il la saisissait pas le col. La frappait. Refroidit, Adelin se contenta de la foudroyer du regard, sans prendre en compte sa pâleur.

  • Tu n'as pas le monopole du malheur, asséna-t-il au bout d'un moment.

Quelque part, une étincelle brilla. Bathilde carra les épaules, contracta la mâchoire. Avec difficultés, tandis que sa tunique s'embrasait, elle siffla d'une respiration hachée :

  • Parce que tu crois... que t'en as bavé ? C'comme ça... qu'tu cau... cau... cau... causes à... à... à... ta copine ?
  • C'est ainsi, que je m'adresse à quelqu'un d'assez sot pour croire que la noblesse facilite l'existence. M'écoutes-tu quand je te parle ? Non. J'ai refusé de croire les autres, quand ils soutenaient que tu es une femme vénale. On dirait bien que j'ai eu tort de croire en toi. En nous. Ç'a toujours été toi et mon argent, mon statut, mais jamais véritablement "nous".

Bathilde flamboyait. Le feu révélait toute sa beauté dissimulée, illuminait ce qui de coutume demeurait caché dans les ombres. Son poing fusa, l'ondoiement, les fumerolles attirèrent à temps l'attention d'Adelin. Cela lui permit de se jeter en arrière.

Les mains en griffes, la magie mugissante dans le sang, il inspira, chercha la douceureuse odeur de chair brûlée. Mais il ne flaira que l'air nocturne et la sueur de Bathilde. Dépité, il se relâcha. Encore une hallucination. Mais qu'elle portait bien le feu. Cette vision l'apaisait tout en lui mettant le feu à fleur de peau. Il expira.

  • 'Tain doute jamais d'moi toi ! Et me r'cause j'mais comme çô ! Jamais !

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