Hors des sentiers battus 27/
Adelin voulut encore prendre du temps pour se reprendre. Elle ne le lui laissa pas, blême de rage elle mugit à son tour :
- Mais ta gueul' pôv merde !
Soulevé par le col, Adelin éprouva la même chose que quand Albin ou Thomas le soulevaient aussi. À temps, il se rappela qu'il s'agissait de Bathilde. Eteindre. Il devait éteindre son feu. Pas la brûler. Pas la mordre.
S'adjoignant au calme, il la toisa alors même qu'elle le maintenait les pieds décollés du sol. Sous cet angle, l'Allumé aurait juré que la masure à un étage et le sol s'embrasaient, dansaient sous les effets de la chaleur. Alors d'où venait le froid qui lui nouait les tripes et lui contractait les muscles ?
Le monde dansa, clignota. Bathilde le secouait en fociférant, il ne parvint pas à comprendre ce qu'elle pouvait bien lui dire.
Son esprit enfumé enregistra peu de choses. Du bruit, des secousses, des postillons. Un glaviot. Les oreilles qui sifflaient. Le sol. Le feu.
Brûler.
Brûler ?
Non.
Se retenir.
Se contenir.
Oui.
Adelin éprouva des sensations éparses, tandis qu'il se roulait en boule et protégeait ses côtes. L'agréable impression de flotter dans un océan de coton se confrontait à celle de la froidure et la dureté du sol de terre battue.
Le ciel l'aspira, il revit de très près l'air furibond et blême de Bathilde. Les yeux injectés de sang, elle le secouait de nouveau comme une poupée de chiffon. Elle ne brûlait plus. Le sifflement dans les oreilles s'atténuait, lui permettant de l'entendre à nouveau. À vrai dire, il ne retrouva l'ouïe que pour entendre la conclusion des imprécations.
- Ton r'gard m'fait pas peur nob' de medeux ! Tes problèmes, tes problèmes, y'a d'la place qu'pour ça !
- Qu... qu'est... qu'est... qu'est-ce qui... se... s-s-s-se pa...
- On s'explique Thomas, rentre chez toi !
Adelin fut projeté au sol, sidéré que l'un des hommes qu'il craigne le plus le sauve de la fureur de la commis bouchère. Estomaqué, il s'attarda à terre, tandis que les cousins s'expliquaient au rythme de Brise Mains.
Adelin fit mine de se caresser une cicatrice au-dessus de l'oreille, sans savoir si Thomas pouvait remarquer son appel à l'aide. Ni même s'il y répondrait. Pourtant, ce dernier ne tarda pas à sommer Bathilde de rentrer chez elle. Il bégaya avec autorité :
- On-on-on n'a p-p-p-pas besoin d-d-d-de sa faaaaamille sur le dos.
- Oh toi m'fait pô chier 'vec çô !
- Si.
Un claquement de doigts interdit toute discussion supplémentaire. Bathilde s'effaça en maugréant, maudissant tous ces salopards de merde. La porte claquée, Adelin laissa échapper un hoquet quand une main plus large que sa tête surgit dans son champ de vision. Il se saisit avec raideur de cette aide rugueuse, couverte de cicatrices qui lui enveloppa aisément son gant de soie.
- Merci, Thomas...
- Ta... ta... crise ?
- Est... sous contrôle...
- Non.
- Non, tu as raison. Je devrais tenir jusqu'à chez moi, j'ai des réserves de métaux.
- Je t'a... t'a...
Adelin le remercia d'un pâle sourire, et le laissa finir. Ils partirent côte à côte, l'Allumé se rendit compte que Bathilde, non contente d'avoir presque déclenché une crise, l'avait roué de coups. Il boîtait, se voûtait malgré lui. Thomas, soucieux, attendit qu'ils atteignent le couvert des bois pour lui demander :
- T... tu vas... fai... fai... re quoi ?
- Je ne sais pas encore. L'agression d'un magistrat, ça peut aller loin. Mais je ne veux pas vous faire perdre ce que vous avez.
Thomas se décrispa.
- Je pa... parlerais à Ba... thilde.
- C'est une dispute de couple, tu veux vraiment t'en mêler ?
Brise Mains grogna son assentiement.
- Elle cogne dur, ta cousine... oui... oui... pardon...
Tandis que la réalité lui échappait, Adelin la sentit lui revenir avec fracas en trébuchant. Thomas le redressa avec patience, lui imprima le geste de s'épousseter. Dans un soupir, Adelin songea que ce contact devait entrer en ligne de compte dans sa facilité, cette fois, à ne pas totalement perdre pied. La folie, les hallucinations, la dispute, les propos, les gestes, les achats, tout lui remontait avec violence et désordre.
Durant leur marche, Thomas tenta de deviner ce qu'il ferait une fois chez lui. Certes, il n'intenterait pas de procès. Mais un noble pouvait se montrer très imaginatif... À terme, ils atteignirent la limite des bois avant d'accéder au domaine Digitfractor, et il suivit Adelin sans sourciller en direction de son ancien chemin par les toits et la fenêtre, des années plus tôt.
Adelin rassura le Fêlé de son mieux, quand le brouillard cendreux lui servant d'esprit le lui permettait. Une fois dans sa chambre, seul, il acheva la nuit en fabriquant de menus objets de métal. Bijoux, éléments d'armures, d'armes, reliures de livres... ses mains créaient de leur propre chef tout cela.
Sa montre le sortit de sa transe créatrice et salvatrice. La tête moins encombrée, il reconnut enfin tout ce qui s'était passé. Estomaqué, il prit comme de coutume sur lui pour ranger ses créations. Il ignorait toujours comment réagir à cela.
Bathilde l'avait battu. Il était un homme battu.
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